Il n’y a pas de réponse unique à l’horreur qui se banalise dans les quartiers tenus par des dealeurs.
Hannah Assouline
Reconstruire la République, à Marseille comme ailleurs, ce n’est pas envoyer davantage de policiers, c’est avant tout instituer des citoyens là où il n’y a plus que des brutes toutes-puissantes, ceux qui les subissent et ceux qui les craignent ou aspirent à les rejoindre, rappelle Natacha Polony.
C’est la vertu des campagnes électorales : ce qui relevait du banal fait divers, dont les épigones bêlants du bourdieusisme nous expliquaient que cela ne signifiait rien et ne servait qu’à enfermer le bon peuple dans une logique « sécuritaire » pour le détourner des vrais sujets, devient un objet politique. On s’entre-tue dans les rues de Marseille. Il y a déjà longtemps que le trafic de drogue gangrène les quartiers de nombre de villes françaises. Longtemps que l’on constate que la gangrène gagne désormais des villes moyennes, des zones autrefois paisibles, modifiant la sociologie, détruisant l’équilibre de vie, instaurant la loi de la jungle en lieu et place de la loi de la République.
Cette fois, Emmanuel Macron se rendra sur place. Parce qu’il a bien compris que son point faible, dans cette campagne électorale, se situera là. C’est un paradoxe, d’ailleurs. Car il y aurait bien d’autres éléments à mettre au débit du président sortant. En fait, l’échec total de ce qui constituait le cœur de son programme de 2017, ce fantasme selon lequel, si on joue les bons élèves en appliquant toutes les mesures de dérégulation, pardon, les « réformes » réclamées par Bruxelles et Berlin, on obtiendra en échange un infléchissement de ces choix monétaires et budgétaires qui ruinent l’économie française et la mettent en concurrence avec des pays sans le moindre droit social ou environnemental. Eh bien, non ! Rien. Des mots, de la com, mais l’éradication du tissu industriel français se poursuit sans qu’à aucun moment la France se saisisse des moyens en sa possession pour favoriser ses emplois. Mais les sujets de sécurité sont plus spectaculaires. Ils font de meilleures images qu’une PME qui ferme et une ville moyenne qui meurt.
Numéro de duettistes
Comme image, il y a donc eu le numéro de duettistes habituel : Gérald, le petit tout raide, et Éric, le grand tendre. Darmanin expliquant au maire de Marseille que les morts de ces derniers jours sont la preuve que la police gagne du terrain, et lui lançant finalement qu’il n’a qu’à mettre des caméras de surveillance, et Dupond-Moretti annonçant des postes et des moyens. On peut concéder au ministre de la Justice qu’il est le seul à pouvoir se prévaloir d’une augmentation du budget de son ministère après des décennies d’abandon. Mais ceux qui réclament toujours plus de policiers, plus de juges, au moment même où l’on augmente leurs effectifs, se rendent-ils compte que, dans ce tonneau des Danaïdes, ce sont des quartiers entiers qui se noient, des vies que l’on gâche, la promesse républicaine que l’on salit ?
Marianne a écrit maintes fois que l’État ne consacrait plus suffisamment de moyens à ses missions régaliennes. Augmenter les effectifs de fonctionnaires là où ils agissent directement au service du public est évidemment nécessaire. Mais cela revient à arroser le désert si l’on ne commence pas par deux préalables : d’abord, réorganiser l’action de ces juges et de ces policiers pour limiter la bureaucratie qui ronge une part essentielle de leur temps ; ensuite, faire en sorte que l’ensemble de l’appareil d’État se donne pour mission de sanctionner de façon rapide et exemplaire toute infraction à la loi et considère que le sentiment d’impunité qui règne dans certains quartiers est une forme d’agression contre chaque citoyen de ce pays.
Pathétique posture martiale
Les postures martiales du ministre de l’Intérieur ont cependant quelque chose de pathétique. Il y aura bientôt vingt ans, Nicolas Sarkozy accédait à ce poste avec les mêmes mimiques, la même façon de surjouer l’autorité. Des phrases, du vent. Pourquoi ? Parce qu’on ne peut pas condamner la dérégulation et la destruction de l’État dans les quartiers tout en la prônant dans tous les pans de l’économie. En 1999, le philosophe Jean-Claude Michéa publiait un court texte, la Caillera et son intégration, analysant en quoi les caïds de banlieue, avec leur tribalisme et leur appétit de prédation, étaient la forme la plus accomplie de l’individu capitaliste. Encore ne connaissait-il pas les réseaux sociaux et leur formidable amplification de cet appétit consumériste qui valorise l’argent facile et ridiculise l’effort, le civisme et le don de soi.
Il n’y a pas de réponse unique à l’horreur qui se banalise dans les quartiers tenus par des dealeurs. Libérer les policiers de la lutte contre les consommateurs de drogue pour consacrer les effectifs au démantèlement des gros réseaux pourrait être un élément. Marianne a déjà plaidé pour que l’on réfléchisse à une légalisation du cannabis – avec monopole d’État, unique condition pour ne pas laisser une fois de plus la jungle capitaliste gagner un juteux marché. Mais la lutte contre la corruption de l’argent facile passe aussi par l’éducation. Non pas un catéchisme façon Gérald Darmanin, « la drogue, c’est de la merde », mais un travail de fond de l’Éducation nationale sur l’apprentissage de la loi morale, la maîtrise des pulsions et le respect des règles collectives (ce qui passe très tôt par la sanction).
Reconstruire la République, à Marseille comme ailleurs, ce n’est pas envoyer davantage de policiers, c’est avant tout instituer des citoyens là où il n’y a plus que des brutes toutes-puissantes, ceux qui les subissent et ceux qui les craignent ou aspirent à les rejoindre.
Source : https://www.marianne.net/