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Contre la fin de l’histoire ou comment ne pas en sortir 6/6

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L’histoire, une façon pour l’homme de devenir

Par suite, l’histoire n’est nullement à définir comme une suite d’événements ou de faits sans enchaînements, comme la simple succession des générations ; elle n’est pas non plus un “spectacle” ou un “objet de culte”. Elle est la perpétuelle transformation des sociétés par cette conscience historique qui est un spécifique de l’homme. L’histoire est la façon de devenir de l’homme : l’homme en tant qu’homme devient historiquement — et ce devenir ne dépend que de lui seul. Le “sens de l’histoire” n’est pas indépendant de sa volonté. Se demander quel est le sens de l’histoire, c’est se demander si l’homme lui-même a un sens : l’histoire prend un sens par rapport à la perspective la plus forte que l’homme institue sur elle. Dans cette conception qui nous est proposée par Nietzsche, l’homme est le seul qui fasse l’histoire — non en tant qu’il s’inclut dans une classe ou qu’il satisfait aux prescriptions d’une dogmatique, mais en tant qu’homme totalement libre, non déterminé, trouvant en lui-même seulement la possibilité d’être plus que lui-même.

L’histoire est totalement son fait : faber suae fortunae. Sa liberté consiste à pouvoir toujours choisir entre toutes les perspectives possibles, seule situation dans laquelle cette liberté n’est pas un faux-semblant. Grâce à son action dans (et sur) le temps, l’homme dépasse l’objet par tout ce qui ne se laisse pas réduire à lui. Le chaos n’est pas ce qui était “avant” — toutes choses étant à la fois devenues et non encore devenues —, mais ce qui risque d’être informe : c’est le “chaos de tout”, un chaos éternel lui aussi, excluant la finalité et l’ordonnancement univoque des événements, qui est la condition même du mouvement “sphérique” des choses au sein du devenir. Étant librement créateur, l’homme est aussi créateur de lui-même ; il se suffit à lui-même. Et ce qui vaut des personnes vaut aussi des cultures et des peuples.

Vision segmentaire, vision sphérique de l’histoire : on ne peut imaginer 2 conceptions de l’histoire plus fondamentalement opposées. Instituant des perspectives contradictoires sur le monde, elles mettent en jeu 2 mentalités, 2 sensibilités radicalement différentes. Dans la première, l’homme n’a que la “liberté” d’accepter et au besoin de hâter l’avènement du Royaume des Cieux ou de la société sans classes — ce qui implique la fin de l’histoire. Dans la seconde, il reste à tout moment, s’il le veut, libre d’imposer sa volonté au devenir historique, de le modeler conformément au projet dont il se représente à lui-même l’image. Cette liberté est essentiellement tragique. La volonté de l’homme peut se révéler assez forte pour lui permettre de continuer l’histoire, mais elle peut aussi se révéler insuffisante. L’homme peut sortir ou ne pas sortir de l’histoire. Il peut atteindre au surhumain ou retomber à l’état de nature, au sous-humain. Le mot “fin” de l’histoire n’est pas le fin mot de l’histoire. La fin du monde est une possibilité, parmi d’autres ; elle n’est en rien une nécessité. (Et même, à cette possibilité, l’univers reste froid, muet et indifférent.)

Le choix offert aux hommes de notre époque, à des hommes qui ne sont hommes que parce qu’ils sont devenus historiquement, se ramène, en fin de compte, à savoir s’ils veulent ou non se continuer eux-mêmes. Quel est ce choix ?

« Nietzsche, écrit M. Giorgio Locchi, nous dit qu’il est à faire entre le “dernier homme”, c’est-à-dire l’homme de la fin de l’histoire, et l’élan vers le surhomme, c’est la régénération de l’histoire. Nietzsche considère que ces deux options sont aussi réelles que fondamentales. Il affirme que la fin de l’histoire est possible, qu’elle doit être sérieusement envisagée, exactement comme est possible son contraire : la régénération du temps historique. En dernier ressort, l’issue dépendra des hommes, du choix qu’ils opéreront entre les deux camps, celui du mouvement égalitaire, que Nietzsche appelle le mouvement du dernier homme, et l’autre mouvement, que Nietzsche s’est efforcé de susciter, qu’il a déjà suscité et qu’il appelle son mouvement ».

Alain de Benoist, Question de n°16, 1977.

• Notes :

  • 1) G. Locchi : « L’histoire », in Nouvelle École n°27-28, 1975
  • 2) L. Rougier : Celse ou le Conflit de la civilisation antique et du christianisme primitif (Éd. du Siècle, 1925-1926).
  • 3) L. Rougier, op. cit.
  • 4) À la question de l’origine du Mal, Nietzsche a donné, dans Par-delà le Bien et le Mal, une réponse qui en vaut bien une autre : « Écoutez-moi bien, car c’est rare que je parle en théologien : ce fut Dieu lui-même qui, au terme de sa journée de travail, se mit sous l’Arbre de la connaissance, prenant la forme du Serpent : il se reposait ainsi d’être Dieu [...]. Le démon n’est rien d’autre que l’oisiveté de Dieu chaque septième jour ».
  • 5) H. Urs von Balthasar : Théologie de l’histoire (Fayard, 1970).
  • 6) K. Löwith : Weltgeschichte und Heilsgeschehen.
  • 7) M.-J. Nicolas : Évolution et christianisme (Fayard, 1973).
  • 8) K. Rahner et H. Vorgrimler : Dictionnaire de théologie catholique (Seuil, 1970).
  • 9) J. Cheverny: Sexologie de l’Occident (Hachette, 1976).
  • 10) H. Lefebvre : La fin de l’histoire (Minuit, 1972).
  • 11) N. Boukharine : ABC du communisme (Libr. de l’Humanité, 1925).
  • 12) N. Boukharine : op. cit.
  • 13) La pensée de Karl Marx (Seuil, 1956) et Louis Althusser : Pour Marx (Maspero, 1965).
  • 14) J.-M. Benoist : Marx est mort (Gallimard, 1970).
  • 15) P. Fougeyrollas : le Marxisme en question (Seuil, 1959) ; J. Monnerot : Sociologie du communisme (Gallimard, 1963) ; R. Sédillot : L’histoire n’a pas de sens (Fayard, 1965).
  • 16) J. Cheverny, op. cit.
  • 17) Sag. 18, 15.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/35

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