Diplômé d’histoire et de sciences politiques, Thibaud Gibelin a travaillé quelques années dans les arcanes du Parlement européen. Il se consacre aujourd’hui à une thèse de doctorat, entre Paris et Budapest. Cette double expérience, professionnelle et personnelle, voire sentimentale, offre à son premier essai une profondeur et une acuité précieuses. Beaucoup d’écrits traitent en effet de la Hongrie de Victor Orbán, de la Pologne du PIS et plus généralement du groupe de Visegrád que ces pays forment, avec la Tchéquie et la Slovaquie, dans les confins centraux et orientaux de l’Union européenne. Peu arrivent à en saisir l’identité profonde, la vitalité à l’œuvre, la vision du monde qu’ils véhiculent. épine dans le pied de Bruxelles, ce groupe de nations « périphériques » ne constitue-t-il pas l’avant-garde d’une « alter-Europe » en devenir ?
C’est la thèse, d’autant plus stimulante qu’elle est particulièrement étayée, que propose Thibaud Gibelin dans Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne – Résurgence de l’Europe centrale (Fauves Editions, 2020). Si l’ouvrage est centré sur la figure et le parcours du Premier ministre hongrois, il en décrit la pensée politique en la resituant dans les bouleversements géopolitiques et civilisationnels en cours. Surtout, il en déduit la possibilité d’un sursaut « vitaliste » pour tourner le dos à la tendance mortifère, impolitique, qui prévaut aujourd’hui et sans doute dès l’origine dans les instances dirigeantes de l’Union européenne – sans jamais céder à la facilité d’en contester le bien-fondé.
« Les circonstances historiques les plus ingrates révèlent les permanences invisibles »
Inspirée à l’évidence tout à la fois d’Hölderlin et de Stefan George, cette assertion irrigue l’ensemble de l’ouvrage. On ne peut aborder la Hongrie de Viktor Orbán sans connaissance historique et géopolitique préalable, mais surtout – et au-delà – sans comprendre qu’il est le médium d’une « sensibilité » provisoirement disparue, enfouie, mais sortant progressivement de sa dormition, à l’échelle du continent. Avec lui en effet, « la tradition disparate retrouve un sens intelligible ; le sentiment de l’origine a retrouvé l’épanouissement du devenir ».
Ce que révèle l’affirmation d’Orbán et du groupe de Visegrád sur le flanc oriental de l’UE, c’est l’impasse de l’Union européenne occidentale, libérale et « droits-de-l’hommiste », par la montée en puissance de forces centrifuges qui ne cessent de progresser : « Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes affronte les droits illimités de l’individu ; les prétentions de la société liquide se heurtent aux tenants de la continuité historique. »
Si ce mouvement dextrogyre, pour reprendre l’expression forgée par le politologue Guillaume Bernard, devait accéder au pouvoir dans l’un des pays de l’Europe carolingienne, cœur historique de l’UE, ce ne serait pas la fin de l’Europe, comme le croient naïvement les souverainistes aux petits pieds. Cet événement sonnerait au contraire le grand retour de l’Europe dans l’histoire. Débarrassée de ses scories libérales, elle pourrait renouer avec le politique : « Définir l’altérité, distinguer l’ami de l’ennemi, délimiter la frontière, territorialiser la puissance, subordonner la croissance à d’autres objectifs. »
L’auteur veut le croire, et s’attache à le démontrer : « Cette périphérie de l’Europe actuelle, retrempée dans l’épreuve, est chevillée comme jamais au cœur de notre civilisation. » Mieux : elle lui montre et ouvre la voie vers un avenir plus désirable que celui de la soumission aux seuls intérêts économiques et demain, démographie oblige, à l’Oumma qui depuis des siècles rêve de l’asservir.
« Le monde n’est plat que de l’abaissement des peuples »
L’indéniable succès politique de Viktor Orbán et de ses alliés du groupe de Visegrád tient à la cohérence de leur démarche avec l’époque, les besoins de leurs peuples, leur appréciation aigüe des rapports de force à l’œuvre dans le monde qui vient. « Certains hommes jouent dans l’histoire un rôle de catalyseur. Ils offrent à une époque son visage. L’insurrection du pays réel apparaît en Europe centrale sous les traits de Viktor Orbán. De la dissidence au système communiste dans les années 1980 à la dissidence au modèle libéral dans les années 2010, la trajectoire politique de ce dirigeant hors-normes épouse ou anticipe l’évolution des mentalités en Hongrie et en Europe centrale. Viktor Orbán est déjà une page d’histoire, mais une page vivante dont la lecture ne nous offre pas seulement un aperçu de l’histoire récente ; elle augure aussi des péripéties à venir. »
Ainsi que le précise encore Thibaud Gibelin, en disséquant précisément ce phénomène : « On peut politiquement tirer son épingle du jeu dans l’Europe de 2020, même dans le cadre imparfait de Bruxelles ; un mouvement qui dépasse l’UE et lui survivra grandit en son sein. » C’est tout le sens et la portée potentiellement « subversive » de la véritable révolution conservatrice engagée par Orbán et les siens, notamment depuis son discours fondateur sur l’illibéralisme à l’université d’été de Bálványos à Tusványos, en Transylvanie, en 2014.
Le concept de « démocratie illibérale » doit se comprendre comme une « reprise en main » du pouvoir politique, disposant de la légitimité populaire, contre « cette autorité indépassable que serait le droit axiologiquement neutre » – porte ouverte à toutes les revendications minoritaires telles que soutenues notamment par la fondation Soros et ses nombreux appendices. Déjà en 2010, lors de sa prestation de serment après une nouvelle victoire électorale, le programme d’Orbán était tout tracé : « Je considère comme extrémiste et dangereuse pour le peuple hongrois une politique qui se propose de sacrifier l’histoire millénaire de la Hongrie sur l’autel d’une sorte d’états-Unis d’Europe. » Pour Thibaud Gibelin, « à ce moment, le conflit entre démocratie et libéralisme prend un tour explicite. Aux uns les suffrages du peuple, aux autres l’état de droit ».
Avec la crise des réfugiés de 2015, la Hongrie est rejointe par nombre de pays européens refusant la submersion proposée par l’Allemagne, avec la collaboration active de la France. « Le rejet de la migration a servi de point d’appui pour formuler une alternative politique plus large » – une leçon que certains mouvements populistes d’Europe occidentale seraient bien inspirés de méditer. « D’un point de vue identitaire bien compris, la sécession d’avec le système ne relève pas d’une opinion à endosser, mais d’une conscience collective avec laquelle renouer – et dans laquelle communier. »
« L’insurrection du réel » est une promesse de renouveau pour l’Europe
L’auteur entend inscrire son propos dans un « vent de l’histoire » propice au retour du réel – à un « nouvel âge d’ordre » respectueux de l’identité et des patries charnelles. Il s’érige ainsi en porte-drapeau d’une génération assoiffée de liberté et d’idéal, enfin délivrée des idéologies du XXe siècle dont nos ennemis restent étroitement prisonniers. « à la source de nos réflexions, une certaine sensibilité s’affirme : celle d’une jeunesse à mille lieux de l’ancien monde – notre Ancien régime en quelque sorte. La page que nous tournons porte un titre en lettre majuscule : libéralisme. Ici, il faut être clair, et la contribution de Jean-Claude Michéa à la question nous paraît décisive. Le libéralisme quitte l’histoire pour ce qu’il est advenu. La jeunesse occidentale en boit la lie ; des vertus qu’on lui prête, elle n’a vu que les ombres. Il appartient à la jeunesse nouvelle de dédaigner ces principes dont on fait des psaumes, et au chant desquels on la conduit à l’abattoir, sinon à l’abîme. »
À la lecture de cet essai roboratif, il apparaît que nous sommes à la veille de l’effondrement du dernier « mur de Berlin » : celui de l’idéologie libérale-libertaire dominante, dont les excès liberticides signent d’ailleurs la fin prochaine… La portée de l’alternative esquissée par la Hongrie et ses alliés du groupe de Visegrád peut être immense, « car l’Europe a tant d’exemple dans son histoire et plus encore de ressources dans ses peuples ».
Thibaud Gibelin nous invite à nous familiariser avec cet kairos, ce moment favorable pour l’Europe et ses nations, au cœur de la tragédie en train de se jouer sous nos yeux. Nietzsche n’avait-il pas prédit que « l’Europe se fera au bord du gouffre » ? Nous y sommes.
Grégoire Gambier
Thibaud Gibelin, Pourquoi Viktor Orbán joue et gagne. Résurgence de l’Europe centrale, Fauves Editions, Paris, 2020, 243 p., 20 €. Acheter en ligne.
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