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Charles de Gaulle, la « Révolution conservatrice » et le personnalisme du mouvement l’Ordre nouveau 3/4

Le procès d’une civilisation 

Un des points de départ de l’Ordre nouveau fut : « ni droite ni gauche », et le groupe respecta cette règle, même s’il fut ouvert aux courants non conformistes de la droite et de la gauche. Ses membres se présentaient comme « traditionalistes mais non conservateurs, réalistes mais non opportunistes, révolutionnaires mais non révoltés, constructeurs mais non destructeurs, ni bellicistes ni pacifistes, patriotes mais non nationalistes, socialistes mais non matérialistes, personnalistes mais non anarchistes, humains mais non humanitaires (19) ». Leur analyse partait de la crise de civilisation au cœur de la « décadence de la nation française » (20), que J.-L. Loubel del Bayle résume ainsi : « Un rationalisme desséché, écrasant toute spontanéité vitale et affective, des idéologies qui méconnaissaient radicalement le réel, telles leur semblaient être les causes profondes du mal dont souffrait la France… ».

En 1931, ils firent paraître Le Cancer américain (21), procès d’une civilisation dominée par l’économie, où l’homme se réduit à ses fonctions de production et de consommation. Leur dénonciation visait « la tentation de l’Amérique », telle que Daniel-Rops l’exprimait dans son ouvrage Le Monde sans âme : « l’acceptation d’un mode de vie où la quantité prime la qualité, où la satisfaction matérielle dicte à l’individu sa conduite, où l’esprit n’a pas d’autre tâche que de justifier l’exigence de confort et de l’accroître par un optimisme de commande ». L’Ordre nouveau se réclame du personnalisme dans un manifeste de novembre 1931 et précise que cela implique des conséquences philosophiques, économiques et politiques.

Philosophiquement, c’est la rupture aussi bien avec l’individualisme abstrait des libéraux qu’avec toute doctrine plaçant l’État, quelle qu’en soit la forme, au rang de valeur suprême. L’Ordre nouveau se prononce donc pour une « révolution » au-delà du capitalisme, du marxisme et du fascisme.

Dans le domaine économique, il s’agit de subordonner la production à la consommation et de pourvoir au remplacement d’un système qui soumet l’œuvre qualitative et créative de valeurs nouvelles au travail parcellaire et indifférencié. Pour eux, en effet, « le travail n’est pas une fin en soi (22) ».

La question des institutions a également été évoquée. Les membres de l’Ordre nouveau, et notamment A. Marc, se défient de l’État, mais réclament en même temps dans leurs manifestes un pouvoir fort : « Un pouvoir sain ne peut être que fort et limité. » L’autre idée de base est la représentation des communes et des groupements professionnels au sein d’une série de conseils (suprême, administratif, économique, assez proche d’un conseil économique et social ou d’un sénat à base professionnelle). Il faut noter qu’une des raisons de création de ces conseils réside dans un désir de démocratie directe et un sentiment de défiance à l’égard des parlements traditionnels.

L’Ordre nouveau, enfin, rejette aussi bien la propriété économique libérale que la propriété étatique marxiste. Ses vœux se portent vers un mode d’organisation où les moyens de production seraient la propriété commune des différents associés de l’entreprise : entrepreneurs, ingénieurs, ouvriers. Les rémunérations comporteraient — outre un minimum vital garanti — une participation aux bénéfices. L’économie, enfin, comprendrait à la fois un secteur libre et un secteur soumis à la planification.

Il n’est nul besoin de multiplier les citations de C. de Gaulle pour constater une nette convergence des thèmes sur les plans philosophique, économique et institutionnel. Jean-Louis Loubet del Bayle constate également que « … le Rassemblement du peuple français, créé en 1949 par le général de Gaulle, ne fut pas lui non plus, quoique d’une manière plus vague et plus imprécise, sans emprunter à certaines thèses des années 1930… » (23). Le RPF compta d’ailleurs dans ses cercles dirigeants 2 anciens collaborateurs de l’Ordre nouveau : Jean Chauveau (Xavier de Lignac) et Albert Ollivier (24). Ainsi, une partie du personnel politique de la Ve République est, peu ou prou, tributaire de « l’esprit des années 30 » et il semble que Raoul Girardet n’ait pas tout à fait tort d’estimer « qu’une partie de l’idéologie du pouvoir se nourrit d’un certain nombre de [ses] thèmes » (25).

L’esprit des années 30

La rencontre entre le personnalisme de l’Ordre nouveau et la pensée gaullienne peut s’expliquer de différentes façons.

L’Ordre nouveau se réclame de Péguy, Proudhon, Bergson et Barrès (26), c’est-à-dire de penseurs ayant largement inspiré le général de Gaulle. L’Ordre nouveau et les autres mouvements non conformistes comme Esprit sont largement issus d’un effort de recherche des milieux intellectuels catholiques, même si beaucoup d’entre eux (27) ne se réclament pas d’une religion et si l’adhésion à ces groupes ne nécessite la reconnaissance d’aucun dogme religieux.

C. de Gaulle, sympathisant du Sillon de Marc Sangnier, participa à des réunions et à des colloques de la Jeune République (28). Il écrivit dans L’Aube. Il fut ensuite un des abonnés de la revue chrétienne de gauche Sept, où A. Marc tenait la rubrique politique sous le pseudonyme de Scrutator. Il fit également partie des Amis de Temps présent, hebdomadaire de même tendance lancé par A. Marc. Nous avons pu, grâce à ce dernier, avoir confirmation des relations entretenues par l’Ordre nouveau avec les « non-conformistes » allemands et certains partisans du national-bolchevisme. De Gaulle a très bien pu prendre connaissance des organisations et de leurs thèses, soit dans la revue L’Ordre nouveau, soit dans le livre qu’A. Marc et R. Dupuis ont consacré à divers mouvements de jeunesse sous le titre Jeune Europe (30).

A. Marc et certains de ses amis avaient même mis au point un plan de contrebande d’armes destinées à ceux qui, en Allemagne, avaient décidé de mener une résistance armée contre Hitler. Il s’agissait pour l’essentiel du Front noir. Une réunion fut organisée en 1931, à Paris, vraisemblablement dans l’appartement de Pierre-Olivier Lapie, avec son principal dirigeant, Otto Strasser. Son caractère de dissident de trop fraîche date du national-socialisme empêcha cependant tout accord avec l’Ordre nouveau (31). Un des éléments constitutifs du Front noir était le groupe Die Tat (L’Action) (32), qui intéressait beaucoup A. Marc et l’Ordre nouveau. Die Tat était marqué d’une tendance spiritualiste et religieuse d’origine protestante, et cela l’écartait du national-socialisme.

Ses théoriciens, E. Rosenstock, Carl Schmitt, Hans Zehrer, Leopold Dingräve et surtout l’économiste Ferdinand Fried, étaient partisans d’une sorte de communisme national (33), rejetant à la fois le « libéralisme périmé » et les césarismes fasciste ou bolchevique. Ordre nouveau eut enfin des contacts suivis avec le mouvement « Gegner » (Les Adversaires) (34) dont le dirigeant était Harro Schulze Boysen, futur dirigeant du plus important réseau de résistance allemande, membre de l’Orchestre rouge », et qui mourra décapité par les nazis.

Là s’arrête la description du réseau de relations qui associe Charles de Gaulle aux groupes des années 30.

Robert Aron nota en 1964, dans l’ouvrage consacré au général et à propos de sa conviction ancienne que son arrivée au pouvoir porterait aussi les idées de l’Ordre nouveau : « J’en suis moins convaincu aujourd’hui. » Certes, en 1963-1964, les idées sociales du gaullisme, participation, régionalisation, avaient été peu ou prou mises sous le boisseau. Mais il avait toujours existé des divergences entre le général de Gaulle et les personnalistes de l’Ordre nouveau. Notamment si l’ensemble constitutionnel prévu par l’O.N., avec sa hiérarchie fédérative et proudhonienne, était trop vague pour constituer une zone sérieuse de désaccord avec de Gaulle, dont les idées étaient peu fixées en cette matière, surtout à cette époque (35).

À suivre

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