Interrogée dans Valeurs Actuelles, Marine Le Pen déclare :
[…] Nous ne sommes plus dans un septennat mais dans un quinquennat. Cinq ans, c’est très court : il faut donc, au moment où l’on accède au pouvoir, que tout soit prêt pour être mis en œuvre dans les six mois suivant l’élection.Deux écueils peuvent entraver cette marche. L’écueil à la Sarkozy – la jouissance d’avoir été élu qui empêche de mettre en place ce qu’on a promis de mettre en place – et celui de l’impréparation. Les obstacles qui se dresseront devant nous sont énormes ; il faut les voir de loin et savoir précisément quelle stratégie adopter pour les sauter.
Oui, nous nous sommes préparés et oui, nous avons abandonné la candidature exutoire, de témoignage, malgré l’ivresse que cela pouvait procurer. La rupture avec le système politique actuel est nécessaire et je la revendique, mais la rupture n’est pas la fracturation inutile. J’ai transformé le Rassemblement national en mouvement de gouvernement pour ne plus être seulement le porte-voix des Français mais leur “porte-avenir”.
Pourtant, votre incapacité à gagner est le présupposé de la réflexion de tous ceux qui vous cherchent un remplaçant. L’échec du RN à conquérir une région en juin dernier, malgré des sondages prometteurs, en a découragé beaucoup. Zemmour prospère aussi sur cette lassitude…
Les régionales ne sont pas un bon exemple : elles ont suscité une telle abstention que c’est comme si l’élection n’avait pas eu lieu. Quinze présidents de régions réélus sur quinze, ce n’est pas uniquement le problème du RN. Pardonnez-moi, mais nous avons plutôt mieux résisté que d’autres à cette abstention massive : le Rassemblement national fait presque deux fois mieux que le parti d’Emmanuel Macron.
Comment, alors, retirer de l’esprit des Français l’idée persistante selon laquelle votre plafond de verre se situe sous la barre des 50 % ?
Je leur dis d’abord que nous avons appris de nos erreurs. Ma famille politique est sortie de sa posture marginalisante et clivante, et a produit le travail de fond nécessaire pour se muer en parti de gouvernement crédible. Nous avons rédigé, assistés par des professionnels (magistrats, policiers, conseillers d’État, etc. ), des livres blancs sur tous les sujets de préoccupation essentiels des Français, notamment les banlieues, la police, la sécurité, l’immigration et la justice. Ensuite, l’élection présidentielle est ainsi faite qu’il faut, pour l’emporter, mobiliser les siens sans mobiliser ses adversaires. Si tant est qu’il puisse accéder au second tour, Éric Zemmour a beaucoup moins de chances de gagner que moi car il va surmobiliser ses adversaires par ses propos outranciers. S’il croit que ce qui nous est arrivé aux régionales de 2015 ne peut pas lui arriver, il commet une énorme erreur d’analyse.
On vous a souvent entendue utiliser cet argument du vote “utile” pour prouver que votre candidature était la plus pertinente au sein du camp national – les petits candidats gravitant autour de vous prendraient le risque de devenir les “Taubira 2002” de la droite. Si des sondages montrent que la dynamique est en faveur d’Éric Zemmour, voire qu’il vous passe devant, est-ce que voter “utile” ne pourrait pas finalement signifier voter Éric Zemmour ?
Certains romantiques de notre famille de pensée ont cette espérance mais je n’y crois pas du tout, pour une raison simple : devenir le candidat naturel du camp national implique de proposer un projet à même d’unir le pays. Or, le projet d’Éric Zemmour a un versant économique – passé sous les radars jusqu’à présent, mais qui sera exposé à un moment donné – qui crée une fracture avec les classes populaires. Certains pensent que la politique fonctionne comme les mathématiques, qu’il suffi rait d’additionner mes électeurs à ceux de Zemmour pour connaître son score au second tour. Je suis désolée de dire que j’ai un électorat populaire qui n’acceptera pas d’être une nouvelle fois sacrifié à une vision ultralibérale de l’économie.
Ultralibérale ?
En matière de politique économique, oui, je constate qu’Éric Zemmour reprend les mêmes items que ceux développés par Emmanuel Macron ou par François Fillon en 2017. Lui parle de la retraite « à 63, 64, voire 67 ans » et mène une attaque en règle des prestations de manière indifférenciée. Moi, je propose la retraite à partir de 60 ans avec 40 annuités de cotisation et je m’attaque à la gabegie qui consiste à avoir transformé la solidarité nationale en solidarité mondiale. Toutes les économies réalisées serviront à rendre du pouvoir d’achat aux Français.
Avez-vous d’autres sujets de divergence majeurs avec Éric Zemmour ?
Je le dis avec beaucoup de sincérité : je ne comprends pas ce qu’il souhaite faire avec l’islam. Dire “l’islam, c’est l’islamisme”, c’est prendre l’immense responsabilité de coaliser les musulmans avec les islamistes. C’est une faute politique. Si “un vrai musulman est un islamiste”, ce qu’il explique en substance, alors, que propose-t-il ? La croisade ? Expulser tous les musulmans étrangers ? Convertir tous les musulmans français ? Je récuse également sa vision de la femme. J’ai été pendant dix ans présidente et pendant trente-cinq ans adhérente d’un mouvement politique dont la figure de proue est Jeanne d’Arc. Alors quand j’entends dire que les femmes n’ont pas vocation à exercer le pouvoir, je pense à cette chef de guerre héroïque – et sainte, par ailleurs – qui est allée au bout de sa mission pour la France au prix de sa vie… Je ne peux qu’être en désaccord.
Ces divergences sont-elles plus fortes que vos points d’accord ?
Je l’ai dit et je le répète : Éric Zemmour n’est pas un adversaire mais un concurrent. Mon seul adversaire, c’est Emmanuel Macron. C’est une évidence de dire que la candidature d’Éric divise le camp national. Je lui ai dit tout de suite, comme il le raconte d’ailleurs dans son livre de manière un peu cavalière : il ne peut pas gagner, il ne peut pas accéder au second tour, il peut simplement m’empêcher d’arriver en tête au premier. […]
À partir du moment où nous avons des objectifs similaires (stopper l’immigration et rendre leur pays aux Français), Éric Zemmour peut bien sûr constituer une réserve de voix pour le second tour. Son électorat potentiel, les CSP+ et les personnes âgées, est sociologiquement le même que celui d’Emmanuel Macron et de Xavier Bertrand. Qu’un candidat puisse attirer ces électeurs vers le camp national est une bonne chose en soi. J’ajoute que la fonction tribunitienne qu’il s’est choisie est probablement la plus adaptée pour parler aux abstentionnistes, précisément en raison du charme de la radicalité et du vote exutoire que j’évoquais tout à l’heure. Un grand nombre de Français ont déserté les bureaux de vote, dégoûtés par la politique – on les comprend, cela fait quarante ans qu’ils votent à droite ou à gauche, mais qu’ils obtiennent indifféremment la même politique mondialiste. Quelqu’un qui arrive, parle fort, fait des propositions chocs, crée le buzz, peut ramener des abstentionnistes vers les urnes, ce qui est toujours une bonne nouvelle. […]