L’Europe du XIXe siècle finissant et donnée à contempler à Nietzsche est celle de sa démocratisation, de son aspiration générale à la paix et au bonheur. Certes, il faudra encore deux guerres mondiales pour arriver à l’état de délabrement vital que nous connaissons aujourd’hui, mais Nietzsche déjà pressent ce qui attend notre continent : devenir l’enclos d’un troupeau de bêtes naines aux droits égaux et aux prétentions égales. Pour son malheur, Nietzsche contemple le tombeau que les Européens n’ont pas encore fini de creuser pour eux-mêmes.
Quelles sont les causes majeures de cette chute et comment y remédier ? Voici toute l’ambition de cette œuvre de Nietzsche que beaucoup jugent comme la plus aboutie pour synthétiser la pensée du philosophe.
La philosophie comme création de valeurs
La première de ces causes est la prétention à l’objectivité des philosophes européens depuis Platon. Pour Nietzsche, les philosophes ne sont jamais que des avocats de leurs propres préjugés et cette prétention à l’objectivité est une des causes premières de dévitalisation de notre continent. Car revendiquer l’objectivité d’une valeur, c’est la placer temporairement dans le champ de la critique et donc la considérer comme réfutable. C’est en faire une non-valeur, c’est le début du nihilisme. Au contraire, Nietzsche affirme qu’un philosophe est avant tout un créateur de valeurs. Il doit être celui qui donne sens à la vie. Non en s’appuyant sur la raison mais sur sa propre vitalité, sur la force du monde qui l’habite. Affirmer et non justifier : voici la mission du philosophe. C’est seulement ainsi que l’on peut façonner le monde.
Mais si toute philosophie est une expression du corps, une subjectivité en marche, et si nous admettons la multiplicité des types humains, alors il en ressort nécessairement que différents types d’hommes produisent différents types de philosophie, de valeurs, de morale.
Second enseignement de Par-delà bien et mal : pour Nietzsche, il existe deux grands types d’hommes, des dominants et des dominés. Chacun produit un type de morale bien différente, une morale d’aristocrates et une morale d’esclaves.
La recherche d’un destin plutôt que la quête du bonheur…
La première morale est fondée sur le sentiment d’avoir été béni par la vie. Constatant que ce n’est pas le cas de tous, le maître, l’aristocrate est alors plein de reconnaissance envers l’existence et cherche à en explorer toutes les possibilités. Conscient que le déchaînement désordonné de ses passions ne créerait rien d’élevé, il cherche la plus haute discipline pour atteindre la plus haute maîtrise de soi et, ce faisant, du monde. L’aristocrate ne recherche pas le bonheur mais un destin. Il cherche à devenir ce qu’il est.
La morale des esclaves est quant à elle fondée sur le ressentiment. Ressentiment du déshérité envers une existence qui ne lui est pas profitable, que ce soit physiquement, socialement, intellectuellement. Plein de haine et de jalousie envers ceux à qui la vie a offert les moyens de leur propre accomplissement, celui-ci a pour but le nivellement de toute la société. Il hait les riches, les bien-portants, les audacieux. Toute forme de hiérarchie lui est odieuse. Alors que la souffrance et les vicissitudes de l’existence sont vues comme autant d’opportunités d’amélioration par l’aristocrate, l’esclave les fuit. Il se fait le héraut de la paix universelle et du bonheur : eudémonisme et pacifisme sont ses credo.
Pour Nietzsche, depuis l’avènement du christianisme, c’est ce second type de morale qui s’est imposé en Europe, appuyé en cela par sa prétention à l’universalité de ses valeurs et à l’objectivisme de sa démarche. Et avec l’avènement de la démocratie dans nos vieilles nations, c’est un christianisme sécularisé, dépouillé de sa tension interne et incapable de grandeur collective qui s’est imposé. Une pensée faite de « vertus chrétiennes devenues folles » régissent désormais notre continent.
Plus d’un siècle après les prophéties du philosophe au marteau, force est de constater que l’Europe est bel et bien devenue cet enclos ou s’ébroue le dernier homme annoncé par Nietzsche. Un homme ayant abandonné toute volonté de dépassement de soi. L’homme peureux et dolent, fuyant la douleur et le malheur avec la plus grande des lâchetés et qui, à force d’avoir fui ses propres pulsions et sentiments n’est plus qu’une coquille vide correspondant en tout point à la coquille vide qu’est devenu le concept même de Dieu.
Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche affirme en retour que la renaissance de l’Europe se fera par la réaffirmation du premier type de morale : la morale des aristocrates. Charge aux nouveaux philosophes dont Nietzsche annonce la venue d’édifier cette nouvelle aristocratie. Une aristocratie qui aura à cœur d’affirmer et de ne jamais (se) justifier, qui défendra la non-universalité des valeurs (prérequis de toute différenciation, de toute hiérarchie), qui rejettera en conséquence la notion même d’égalité et saura se montrer dure, intolérante d’abord et surtout envers elle-même. Une aristocratie forgée dans le feu d’une nouvelle religion aux valeurs aristocratiques et sacralisant l’existence même, voyant dans l’adversité, le malheur et la souffrance autant d’opportunités de grandeur et de gloire. Une aristocratie faite de bons Européens qui ne cesseront de distinguer ce qui est « noble » de ce qui est « méprisable », là où notre monde ne sait plus que juger de ce qui lui apparaît comme « bien » ou « mal ».
À bien des égards, Par-delà bien et mal peut s’entendre comme « Pour une nouvelle aristocratie ». Aux bons Européens soucieux de voir leur continent renouer avec la grandeur de le lire.
Adrien – Promotion Dominique Venner
Friedrich Nietzche, Par-delà bien et mal, traduction inédite, présentation, notes, bibliographie et index par Patrick Wotling, Garnier-Flammarion, Paris, 2000.
https://institut-iliade.com/par-dela-bien-et-mal-relire-nietzsche/