Sur une conférence d’Olivia Carpi, maître de conférence en histoire moderne à l’université Picardie Jules Verne.
1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts passe pour être l’acte fondateur de l’unité linguistique de la France et ainsi la condamnation des langues régionales. Un raccourci historique souvent utilisé pour imposer une politique linguistique unitaire et centralisatrice.
Les royalistes pourront ils s’accorder sur cette mise au point à propos du traité de Villers-Cotterêts, qui sert le roman national de la République ?
Elle a le mérite de rappeler la véritable nature de la politique capétienne que l’on présente un peu facilement comme l’initiatrice du centralisme Jacobin qui triomphera à la Révolution. Cependant, à l’heure ou la langue Française qui a séduit les plus beaux esprits du monde, est contestée par les tenants de l’empire anglo-saxon, maîtres incontestés du marché et de la finance, faut-il mettre fin définitivement au roman national ? (NDLR)
C’est le symbole de la langue française, une et indivisible. Au point de faire du lieu où elle a été signée la cité de la Francophonie. Entre le 10 et le 15 août 1539 (le texte n’est pas daté mais il sera présenté au parlement de Paris le 19 août et enregistré le 6 septembre), François 1er, roi de France depuis 1515, signe l’ordonnance de Villers-Cotterêts, du nom de la commune de l’Aisne où le roi possède un château transformé en résidence de chasse.
La postérité l’a réduite à ses articles 110 et 111 sur les 192 articles qu’elle comporte :
Exit donc le latin des actes administratifs officiels qui doivent désormais être rédigés en français. Par ces deux articles, l’ordonnance de Villers-Cotterêts apparaît comme l’acte fondateur de l’unité linguistique de la France. C’est du moins ainsi qu’elle est enseignée et qu’elle est représentée dans l’imaginaire collectif. « Mais on est dans le mythe, le roman national, avoue dans une conférence sur le sujet Olivia Carpi, maître de conférence en histoire moderne à l’Université Picardie Jules Verne. L’ordonnance de Villers-Cotterêts est un texte législatif fondateur mais pas pour les raisons que l’on invoque en général. On méconnaît voire on travestit le contenu de l’ordonnance de Villers-Cotterêts et son intentionnalité. »
Des précédents
Car la mesure énoncée dans l’article 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts n’a rien de révolutionnaire. Il y a eu d’une part des précédents. Depuis plusieurs années, la cible des rois de France, c’est le latin et son usage dans les actes officiels. Charles VIII prescrit dans une ordonnance de décembre 1490 le « langage françois ou maternel… » pour la rédaction des enquêtes criminelles réalisées en Languedoc. En 1533, François Ier, impose aux notaires du Languedoc la « langue vulgaire des contractants… » et exige, en 1535, qu’en Provence, les procès criminels soient faits « en français, ou à tout le moins en vulgaire du pays ». La volonté de tous ces textes est de remplacer le latin par le français ou autres parlers provinciaux.
La nouveauté de l’article 111 de l’ordonnance de Villers-Cotterêts, c’est que la proscription du latin dans les actes officiels et administratifs s’étend à tout le royaume alors que dans les textes précédents, l’usage de la langue vulgaire, la langue du peuple, était essentiellement imposée dans la partie méridionale de la France, surtout en Languedoc où le droit écrit était très présent contrairement au nord du royaume où prévalait surtout le droit oral.
Et ce n’est pas une révolution d’autre part parce que les juristes de l’époque n’y ont accordé qu’une importance relative. Par ailleurs, l’efficacité de cet article est limitée car il n’est pas accompagné de sanctions. Or, toutes les autres mesures de l’ordonnance le sont : les juristes qui contrevenaient aux dispositions énoncées étaient passibles d’amendes et, en cas de récidives, de suspension voire de privation de leur état et de leurs gages.
L’interprétation de l’expression « langage maternel françois »
Mais le litige autour de la portée de l’ordonnance de Villers-Cotterêts tient en l’expression « langage maternel françois et non autrement ».
- Article 110 : « Que les arretz soient clers et entendibles. Et afin qu’il n’y ayt cause de doubter sur l’intelligence desdictz arretz. Nous voulons et ordonnons qu’ilz soient faictz et escriptz si clerement qu’il n’y ayt ne puisse avoir aulcune ambiguite ou incertitude, ne lieu a en demander interpretacion. » [Que les arrêts soient clairs et compréhensibles, et afin qu’il n’y ait pas de raison de douter sur le sens de ces arrêts, nous voulons et ordonnons qu’ils soient faits et écrits si clairement qu’il ne puisse y avoir aucune ambiguïté ou incertitude, ni de raison d’en demander une explication.]
- Article 111 : « De prononcer et expédier tous actes en langage françoys. Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des motz latins contenus esdits arrests. Nous voulons d’oresnavant que tous arrests toutes autres procedeures soient de noz cours souveraines ou autres subalternes et inferieures, soyent de registres, enquestes, contractz, commissions, sentences, testamens et autres quelzconques actes & exploitz de justice, ou qui en dependent, soient prononcez, enregistrez & delivrez aux parties en langage maternel francoys, et non autrement. » [De prononcer et rédiger tous les actes en langue française. Et parce que de telles choses sont arrivées très souvent, à propos de la [mauvaise] compréhension des mots latins utilisés dans lesdits arrêts, nous voulons que dorénavant tous les arrêts ainsi que toutes autres procédures, que ce soit de nos cours souveraines ou autres subalternes et inférieures, ou que ce soit sur les registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments et tous les autres actes et exploits de justice qui en dépendent, soient prononcés, publiés et notifiés aux parties en langue maternelle française, et pas autrement.]
Elle suscite entre historiens, juristes et linguistes un débat parfois houleux depuis près d’un siècle. Car il s’agit là d’interpréter le sens de cette expression. Soit on la comprend comme l’imposition de l’usage de la seule langue française et par conséquent comme une condamnation et du latin et des langues provinciales. Soit elle est à comprendre comme signifiant « en tout langage maternel du royaume de France », ce qui serait dans la lignée des textes antérieurs et confirmerait la place des langues provinciales à côté du français.
Une politique linguistique unificatrice ?
De l’affrontement de ces deux thèses est née une thèse médiane selon laquelle l’exclusion des langues régionales des actes juridiques est bien la volonté de la royauté qui ne souhaite cependant pas que cela se fasse de manière coercitive : le pouvoir en place mise plutôt sur une accoutumance à la langue centrale et l’instauration d’un bilinguisme.
L’ordonnance de Villers-Cotterêts est-elle donc vraiment le texte fondateur de l’unification linguistique de la France ? François 1er a‑t-il voulu par cette ordonnance imposer la langue de la région parisienne au nom d’une volonté centralisatrice ?
« Créditer la monarchie française du 16e siècle d’une politique linguistique étatique à visée unificatrice, c’est méconnaître gravement la nature même de ce régime capable de s’accommoder d’une certaine diversité culturelle, s’indigne Olivia Carpi. L’ordonnance de Villers-Cotterêts est un texte législatif fondateur mais pas pour les raisons que l’on invoque en général. Les historiens du droit s’accordent sur le fait que c’est le texte législatif le plus important du règne de François Ier mais pas parce qu’il a permis l’unification linguistique et dès lors politique du pays. »
Faire de la langue du prince la langue du droit
« Et cet article ne constitue en rien une charge contre les langues vernaculaires utilisées par les habitants des provinces du royaume et qui ne sont pas de simples patois, dialectes, parlers oraux et ruraux mais de véritables langues parlées, écrites, honorées par les poètes et les grammairiens comme autant des langues françaises : ce sont les langue d’oc, des deux Bretagnes, de Picardie mais aussi de Paris et de l’Île de France, celle que parle le roi, la cours et l’élite cultivée locale », énumère Olivia Carpi.
« Enfin, l’imposition d’une langue vernaculaire intelligible ne s’applique qu’à la langue du droit donc écrite et non à la langue orale, continue-t-elle. Ne sont donc concernés par cette mesure que les actes rédigés dans le cadre des procès et tous les autres actes relatifs notamment à la mutation des biens meubles et immeubles établis par des officiers royaux de justice, juges mais aussi notaires. » L’importance de cette ordonnance, c’est de renforcer le français administratif mais qui n’est pas la langue parlée. Elle couronne un développement entamé au milieu du 13e siècle.
Un « état civil » pour éviter les litiges sur les charges ecclésiastiques
On crédite également l’ordonnance de Villers-Cotterêts de l’instauration de l’état civil puisqu’elle ordonne aux curés et aux vicaires de tenir un registre des naissances, mariages et décès de toute personne. « Sur ce point, on ne retient que deux articles, 50 et 51, alors qu’ils s’insèrent dans un ensemble de 19. Disons pour simplifier qu’il s’agit là de régler les litiges relatifs à la jouissance des charges ecclésiastiques, ironise Olivia Carpi. Ces mesures ne concernent que le clergé, soit une infime partie de la population, 1% à la louche. Elles visent à s’assurer que celui qui prétend à une telle charge est bien dans son droit. »
C’est-à-dire savoir si le précédent titulaire de la charge convoitée est bien décédé et si le prétendant a bien l’âge requis pour avoir une telle charge. Le clergé a donc obligation de consigner les décès et les baptêmes dans des registres contresignés par un notaire. Chaque année, les registres doivent être déposés au greffe du tribunal royal où ils sont désormais gardés.
Asseoir le pouvoir du Roi
Si l’ordonnance de Villers-Cotterêts fait de « la langue du prince la langue du droit », c’est qu’elle s’inscrit dans une « volonté plus large et lourde d’implications d’affirmation de la souveraineté monarchique » liée aux difficultés que rencontre la royauté française à faire valoir son pouvoir à la fois à l’intérieur du pays et face aux puissances extérieures.
L’ordonnance de Villers-Cotterêts s’inscrit dans une série de grandes ordonnances dites de réformation dont l’objectif est d’améliorer le fonctionnement de l’administration du royaume. « Concrètement, cela revient à optimiser le fonctionnement de la justice. Non seulement parce que c’est le premier attribut de la puissance royale mais aussi parce que l’État de l’époque est essentiellement un état de justice dont la vocation première et la source principale de légitimité consistent à faire régner la paix civile », explique Olivia Carpi. Par ce texte, François Ier réaffirme avec force sa souveraineté quelque peu écornée.
Le pouvoir de François Ier affaibli
En 1539, le règne de François Ier n’est plus à son apogée. Le roi est âgé. Il a 43 ans. Ce qui est beaucoup à l’époque. Et il est malade. À la cour, la question de sa succession se pose déjà. D’autant que différents clans se sont formés autour du dauphin et que chacun s’affronte pour être le mieux placé. La situation économique du royaume, qui se remet à peine d’une 4e guerre (1536 – 1538) contre Charles Quint, est également sur le déclin. Le malaise social enfle et les Français commencent à gronder.
À cela s’ajoute l’opposition des protestants qui contestent de plus en plus frontalement l’autorité du roi et le fondement religieux de son pouvoir. En 1539, François Ier est fragilisé tout comme son autorité. « L’ordonnance de Villers-Cotterêts ne peut se comprendre en dehors de cette volonté de dissuader les sujets, quels qu’ils soient, de s’opposer à l’autorité du roi […] Elle arme le bras de la justice contre les malfaiteurs de tout poil. De même, les mesures de police sur lesquelles l’ordonnance se clôture sont loin d’être anodines puisqu’elles prévoient la suppression des corps ou confréries de métiers soupçonnés d’être des foyers de mobilisation et d’agitation sociale ».
François Ier veut également soumettre les parlements de Paris et de province. « C’est probablement l’autre raison pour laquelle l’ordonnance bannit le latin des prétoires : pour imposer aux juges royaux la langue du maître, la langue […] chargée du vocabulaire d’autorité et vecteur de représentations politiques. »
Un mythe toujours en vigueur
La postérité n’a gardé de l’ordonnance de Villers-Cotterêts que les articles 110 et 111. Ils n’ont jamais été abrogés et sont les plus anciens textes de loi encore en vigueur en France. Mais réduire l’ordonnance de Villers-Cotterêts à ces deux articles n’est pas vraiment un hasard. Présenter ce texte comme l’acte fondateur de l’unité linguistique de la France a été une aubaine pour nombre de gouvernements : les Révolutionnaires du Comité de salut public et pour les politiques de la IIIe république y ont vu un argument de poids pour imposer leur politique linguistique pour le coup unificatrice.
C’est ainsi que le texte de 1539 est devenu l’un des chapitres du roman national, celui de l’acte fondateur de l’unité linguistique de la France. Les Jacobins ont utilisé l’ordonnance pour interdire l’usage de certaines langues régionales jugées dissidentes et ennemies de la République. À savoir le breton, le basque, le corse, l’alsacien.
Cette charge politique aboutira au décret du 2 Thermidor (20 juillet) 1794 qui interdit la rédaction de tout acte public dans une langue autre que le français. Il interdit également l’enregistrement de tout acte, même sous seing privé, s’il n’est écrit en langue française. La IIIe République a contribué à asseoir le mythe de l’ordonnance de Villers-Cotterêts comme texte fondateur de l’unité linguistique de la France avec la volonté de faire accepter le français comme seule langue de l’instruction.
Et c’est toujours sous ce prisme que l’ordonnance de Villers-Cotterêts est enseignée aujourd’hui. Ce que déplore Olivia Carpi : « Sur les supports pédagogiques, on a constamment la même vulgat […]. Ça n’a absolument pas changé depuis la IIIe République. On est complètement dans le roman national. »
Selon l’Observatoire de la Francophonie, le français est la cinquième langue parlée dans le monde. En 2020, 475 millions de personnes étaient identifiés francophones.