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La civilisation selon Régis Debray Comment nous sommes devenus gallo-ricains

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Quel chef d'État européen pourrait affirmer aujourd'hui, comme le général de Gaulle le faisait encore en 1965, que l’Europe est « la mère de la civilisation moderne », et I'Amérique « sa fille »? En considérant comme Régis Debray qu'une civilisation est offensive, conquiert et convertit, alors qu’une culture est défensive, résiste et survit, force est de constater qu'il ne subsiste plus en effet aujourd'hui qu’une civilisation américaine, avec des variantes culturelles européennes.

Une inversion s'est produite au XXe siècle : alors qu'en 1919, Paul Valéry, s'il pressent Ia sénescence européenne, voit encore I'Amérique comme une projection de l'Europe ou une adolescente en voie d’émancipation, Samuel Huntington, en 1996 (Le choc des civilisations), réunit les deux continents sous un même leadership américain, et sous la même bannière civilisationnelle, l’Occident. Celui-ci joue parfaitement son rôle de mythe, qui est de « changer une histoire en nature et la contingence en évidence ». La périphérie est devenue le centre : « Sur un échiquier, cela s'appelle un roque; sur un champ de bataille, une défaite ».

Les armes de nivellement massif

En devenant une province de l'empire américain, I'Europe a subi également un changement en profondeur de ses traits de civilisation, de son esprit, de son anthropologie. Alors que notre continent était fondé sur le temps, l'Amérique est la civilisation de l’espace. Cela change le rapport des hommes à leur histoire : le peuple d'une terre est remplacé par la population d'un espace, « on se mondialise aussi vite qu'on se déshistorise ». L'homo œconomicus a remplacé l’homo politicus, ce qui bouge est encensé (En marche !), ce qui est fixe ringardisé. L'image I'a emporté face à l'écrit, Flaubert n'existerait plus sans Nadar. Le cinéma inventé en Europe est devenu P'arme de nivellement massif de la civilisation américaine qui diffuse son imaginaire au monde entier qui en redemande, comme naguère les habitants du bassin méditerranéen réclamaient leurs arènes. L’apologie et la recherche perpétuelle du bonheur l’ont emporté sur le sens du tragique, vérifiant la prédiction de Valéry : « Ne sachant nous défaire de notre propre histoire, nous en serons dégagés par des peuples heureux qui n'en ont point ou presque point ».

Il ne faut évidemment pas compter sur l’Union européenne pour inverser le processus. Ce projet réduit a la formule « économie + juridisme » ne peut être un vecteur de puissance « quand sa raison d’être est de fuir toute idée de puissance », et il est même vain de reprocher à l'UE d’être sortie de l’histoire, « pour la raison qu'elle n'y est pas entrée » ! En outre, nous n'avons plus de mythologie, politique ou religieuse, alors que l’évangélisme américain, « spiritualité du riche » et « millénarisme du pauvre », apporte un souffle d'optimisme et connait des succès sur tous les continents.

Toujours éblouissant de style, d'érudition et d'intelligence, abusant moins des formules que dans ses précédents Dégagements, Debray se veut en outre libéré des passions tristes, d'une nostalgie malheureuse, d'un regret du monde d'avant. L'ironie et l’autodérision avec lesquelles il se pose en Hibernatus endormi dans le Paris intellectuel de 1960 et décongelé en 2010 dans un quartier latin devenu gallo-ricain, le préservent des procès en déclinisme scrogneugneu; les chroniques du Monde et de France-Inter l’épargnent. D'ailleurs, nous dit I'auteur, tout cela n'est pas si grave ! De même que la culture grecque avait infusé chez son vainqueur romain, puisque la christianitas a succédé à la romanitas, ce qui importe aujourd'hui, c'est que l’héritage européen soit incorporé, transféré sur un autre vecteur plus vivace pour le faire fructifier, tout en le transformant. Et puis, sachons profiter des décadences qui sont « aimables, indispensables » et nous libèrent des corsets : voyez la Vienne de 1900, temple des belles-lettres, de l’art et de la modernité dans un empire austrohongrois en décomposition ! Certes, pourrait-on répondre à l'auteur, les décadences peuvent être heureuses, pour certains, et au début, mais comment se terminent-elles ?

En louant Ia lucidité de Paul Valéry (La crise de l’esprit, 1919), d'Albert Demangeon (Le déclin de l’Europe, 1920), de Pierre Drieu la Rochelle (Mesure de la France, 1922) quant au déclin de l’Europe au sortir de la Première Guerre mondiale, Régis Debray note : « Rien n'est plus risqué que d’être le contemporain de son temps ni plus rémunérateur qu'en être sa dupe ». Avec son optimisme de bon aloi (influence de l’américanisation ?) et son refus d'envisager les conséquences des constats qu'il se contente d'établir, Debray, en n'osant pas être tout à fait son contemporain, court le risque d’être la dupe de son temps : en sera-t-il rémunéré ?

Régis Debray, Civilisation. Comment nous sommes devenus américains, Gallimard, 240 p., 19 €

Thomas Hennetier éléments N°167 Août-septembre 2017

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