Entretien avec Thierry Nélias
Thierry Nélias n'est pas un historien comme les autres. Sa méthode le conduit à retrouver le sens premier du mot « histoire » : l’enquête. Il met cette fois tout son talent à évoquer la conquête de l’Algérie par les Français. Un sujet passionnant, alors que nous marquons le 5 juillet l’anniversaire de l’indépendance du pays. Une histoire d'hommes, d'adversaires qui se respectent ou bien qui se haïssent, de courage, d'ambitions, ou jamais l’idéologie n'affleure. Propos recueillis par l’abbé Guillaume de Tanoüarn
Thierry Nélias, vous venez d'écrire une histoire de la colonisation de l’Algérie entre 1830 et 1870. Ce n'est pas sans une petite appréhension que j'avais ouvert votre ouvrage ; en réalité, j'ai tourné les pages avec passion il n'y a pas un gramme d'idéologie, aucune condamnation vertuiste des uns ou des autres, mais toujours du réel. Comment faites-vous pour ne pas donner de leçons de morale sur un pareil sujet ?
Je suis fidèle à une méthode que j'avais expérimentée pour mon premier livre sur la débâcle de 1940. J’ai voulu d'abord écouter, écouter de simples citoyens tout en lisant les mémoires des chefs militaires voire des politiques comment ils expriment la débâcle. Tout est par terre : que reste-t-il alors de ce qui fait la France ? J’ai travaillé ensuite plusieurs sujets de cette façon le voyage de Napoléon à l’Île d'Elbe après son abdication, ce qu’en disent les commissaire alliés qui étaient ses proches en la circonstance ; j'ai fait un autre livre sur l’humiliante défaite de 1870 face aux Prussiens. Et cette fois, c'est la colonisation de l’Algérie, à partir de la prise d'Alger par le Maréchal de Bourmont en 1830. J'approche les grands événements de l’histoire à travers le témoignage des personnes. Au fond, je voudrais revenir à l’étymologie : historia en grec, c'est l’enquête. J’avais fait une sorte d'enquête au moment du Sommet de Rambouillet, pendant la guerre en Serbie, en 1999. On rencontrait tout le monde dans les rues de Rambouillet, c’était passionnant. La guerre est épouvantable, c'est vrai, mais elle constitue un moment ou les personnes se révèlent et apparaissent telles qu'elles sont. La colonisation en Algérie, la guerre qui traverse la majeure partie du XIXe siècle, eh bien c'est d'abord une affaire humaine: de quelque coté que vous la preniez, c'était pour l’aventure, ou pour satisfaire des ambitions : des hommes de troupe pouvaient se retrouver en une dizaine d'années à un poste de commandement. Ainsi le comte Fleury, engagé volontaire comme simple spahi dans l’espoir de se rapprocher de Napoléon III, qu'il avait connu quand le futur empereur songeait au coup d’État qui le ramènerait au pouvoir : il deviendra général et Grand écuyer de l’empereur !
On ressent dans ce livre comme un vibrato particulier par rapport au précédent sur la Guerre de 1870...
La famille de ma mère est arrivée en Algérie en 1872. Et ma mère a connu la Toussaint rouge de 1954. Réfugiée dans sa maison, toute la famille a failli y passer mais leurs voisins arabes, qui étaient leurs amis, les ont protégés en expliquant aux assaillants qu'il n'y avait que des Arabes dans la maison d'en face. On peut dire que par procuration, j'ai gardé des souvenirs très violents, qui ont nourri en moi qui n'avais jamais connu ce pays, une vive curiosité pour l’Algérie française, ce mythe familial. Mais c'est la première fois, avec ce livre, que j'aborde le sujet.
Cette conquête apparait immédiatement comme brutale...
Quand les Français débarquent à Sidi Feruch, ils vont découvrir des coutumes auxquelles ils n'étaient pas habitués : ainsi le janissaire turc ou le simple soldat des tribus autochtones décapite son adversaire et le soir de la bataille, il se fait payer sa tête plusieurs douros. Autre habitude locale que reprendront les Français : la razzia qui est la grande manière de faire la guerre en brulant les cultures, en tuant les hommes et en emportant les femmes. Le général Bugeaud fit faire beaucoup de razzias par les tribus alliées sur les tribus ennemies. Ce système était impensable en Occident ; mais plus profondément, les terres qui relèvent de la Régence turque, sont des terres qui n'ont pas d'unité administrative, où les Janissaires turcs se taillent la part du lion par rapport à l’Arabe local, ou les juifs paient la djazzia aux autorités religieuses locales, où les Kabyles ont gardé leur langue et leurs coutumes. Avant de quitter Alger pour Alexandrie, le dey Hussein Pacha, qui a donc perdu la ville blanche, donne au général de Bourmont quelques conseils de real politik. Il a des mots crus sur chacune des catégories de la population : « Débarrassez-vous le plus tôt possible des janissaires turcs ; habitués à commander, ils ne consentiront jamais à vivre dans l'ordre et la soumission ; les Maures sont timides, vous les gouvernerez sans peine, mais n’accordez jamais une entière confiance à leurs discours. Les Juifs qui se sont établis dans ce pays sont encore plus lâches et plus corrompus que ceux de Constantinople. Employez-les car ils sont très intelligents dans les affaires fiscales et de commerce mais ne les perdez jamais de vue, tenez toujours le glaive suspendu sur leurs têtes. Quant aux Arabes nomades, ils ne sont pas à craindre. Les bons traitements les attachent et les rendent dociles et dévoués. Pour ce qui est des Kabyles, ils n’ont jamais aimé les étrangers. Ils se détestent entre eux. Evitez une guerre contre cette population guerrière et nombreuse, vous n'en tireriez aucun avantage. Divisez-les et profitez de leurs querelles ». Contrairement à ce qu'écrit Léon Galibert en rapportant cette conversation, les Français mettront en pratique ces conseils du Dey. L'Algérie n'existe pas, ce territoire qui relève d'une régence turque à l’arrivée des Français, est un entrelacs de populations cloisonnées et souvent rivales. Le Pouvoir militaire français a su jouer sur leurs rivalités internes à son profit. Son premier objectif, ce faisant, était d'épargner la vie des soldats.
Mais on n'a pas l’impression, à vous lire, d'un projet français lentement mis en œuvre, d'une méthode de gouvernement de ces terres...
Il faut dire que l’autorité politique, celle qui nomme le gouverneur militaire, change constamment. Charles X n'avait sans doute pas pour but une Algérie française. Son objectif était de remettre la France dans le concert des nations après le double traité de Vienne et d'obtenir réparation pour le coup d'éventail du Dey, bref de se faire respecter en Méditerranée. Metternich le chancelier autrichien avait parfaitement compris cette politique française, qui avait été menée en Grèce d'abord en 1827, (contre les Turcs), et dans la régence turque d'Alger. À partir de 1830, la fermeté qu'a montré Charles X se révèle payante : il n'y a plus cette guerre de course en Méditerranée, qui était aussi vieille que la présence arabe. L'objectif est atteint, mais le départ du Dey crée un vide, que l’armée va devoir remplir le maréchal Clauzel est le premier gouverneur de l’Algérie. Il est remplacé très vite (des 1831) par le général Berthezene qu'il remplacera de nouveau à partir de 1834. La France estime alors que 10 000 hommes suffisent pour maintenir le statu quo en Algérie. Cette absence de politique, de la part du Pouvoir central, ne pouvait pas durer longtemps. Clauzel est à nouveau nommé gouverneur, il a écrit sur la nécessité de la colonisation (voir Les Nouvelles observations de M. le Maréchal Clauzel sur la colonisation d'Alger, qui date de 1833). Très vite effectivement, le régime militaire trouvera ses limites, les colons récemment arrivés de France revendiquant eux mêmes d’être administrés à la française.
Charles X avait été remplacé par Louis Philippe dès le mois de juillet 1830. Le nouveau roi est obligé de maintenir la présence française en Algérie, parce qu'il ne peut pas s’opposer frontalement au sentiment national de la population française, dont le patriotisme s’était enflammé lors du débarquement de Sidi Ferruch et lors de la victoire de Staouely, qui ouvrait la route à Alger ; mais le nouveau roi ne souhaite pas contrister les Anglais, qui prennent assez mal que, par le biais de Algérie, nous participions à l’aventure coloniale, dont ils estiment qu'elle est leur chasse gardée. Louis Philippe préfère l’entente « cordiale » avec Londres (même si le mot apparaitra plus tard), plutôt que la colonisation de l’Algérie.
Pourquoi la présence française s'est-elle maintenue en Algérie, malgré les réticences initiales de Louis-Philippe ?
Le paradoxe, c'est que c'est sans doute la résistance arabe qui va provoquer le jusqu'au-boutisme des militaires. Bugeaud le gouverneur militaire qui va tenir le manche le plus longtemps, est un bon soldat, formé sous l’Empire napoléonien, la guérilla espagnole. Il s’adapte d'instinct au terrain et à cette nouvelle guérilla en pays arabe. Il est très populaire auprès de ses hommes. Pour l’anecdote, un jour où son camp est attaqué en pleine nuit, rejoint ses hommes au combat, ayant gardé son bonnet de nuit sur la tête, bonnet de nuit qui deviendra célèbre et qui donnera naissance à la chanson sur « la casquette du Père Bugeaud ». Face à Bugeaud, émerge celui qui va devenir son grand adversaire, l’Émir Abd El Kader. Avec lui Bugeaud signe la Paix de la Tafna en 1837. Par ce Traité, qui réserve à la France la cote et les environs d'Alger, Abd El Kader devient le premier gouvernant d'un État arabe depuis la conquête turque. Mais il ne se satisfait pas de ces quelques territoires qui lui ont été concédés par des Français qui ne sont pas assez nombreux. Son but est clairement de les jeter à la Mer. Il prend prétexte d'un passage de troupes françaises par les Portes de fer, sur son territoire, pour rentrer à nouveau en guerre ouverte avec la France, guerre sur un territoire immense ou il a l'avantage du terrain et une bonne connaissance des tribus arabes qu'il appelle - voire contraint ! - à la guerre sainte. La France n'a pas le droit de lui concéder une défaite, ce qui signifierait la perte de tous les acquis de la politique menée depuis 1830... Bugeaud réagit à la guerre sainte en envoyant son émissaire Léon Roches, qui, pour contrer les fatwas du sultan Abd El Kader, obtient une fatwa de La Mecque, favorable aux Français : « Le musulman peut endurer la trêve, quand l’infidèle envahisseur laisse au musulman ses femmes, ses enfants, sa foi et l’exercice de sa religion ». Il s’agit selon une formule célèbre de Bugeaud de « se faire arabe pour le vaincre ». Abd El Kader, parce qu'il a fait l’unité arabe remporte d'abord quelques victoires. À La Macta par exemple les Français laissent 800 hommes sur le terrain, massacrés et mutilés par les Arabes. Mais après la prise de sa smala par le Duc d'Aumale, fils de Louis-Philippe, malgré ses qualités tactiques exceptionnelles et sa victoire de Sidi-Brahim, Abd El Kader doit se résigner la défaite : c'est le général Lamoriciere qui le fait prisonnier, en décembre 1847. Au nom de la France, le duc d'Aumale lui promet une retraite en Terre sainte. À cette époque l’Algérie est devenue partie intégrante de la politique française.
Abd El Kader restera francophile ?
La IIe République renverse Louis-Philippe et ne respecte pas les termes de la reddition. C'est Napoléon III qui tiendra les engagements pris par Aumale. Apres un séjour surveillé en France de quatre ans au château d'Amboise, l’Algérien part s'installer Damas dans une importante propriété, ou, en 1860, il accueillera et sauvera des chrétiens d'Orient persécutés. Venu visiter l’Exposition universelle de Paris en 1867, il s'émerveille devant les bienfaits du progrès technique français. Il a d'ailleurs usé de son influence pour faire aboutir le projet de canal de Suez, creusé par Ferdinand de Lesseps. Au ministre prussien Bismarck qui lui offre l’aide de l’Allemagne pour rallumer la guerre en Algérie, il répond : « Que nos chevaux arabes perdent tous leur crinière, avant qu'Abd-el-Kader Ben Mahi ed-Din accepte de manquer à la reconnaissance qu’il a pour le très puissant empereur Napoléon III. Que votre arrogante et injuste nation soit ensevelie dans la poussière et que les armes de l’Armée française soient rougies du sang des Prussiens ».
Quelle a été la politique arabe de Napoléon III ?
Jusqu'en 1852, Napoléon considérait l’Algérie comme « un boulet au pied de la France ». Devenu empereur, il change d'avis et visitera le pays à deux reprises, en 1860 et en 1865. Dans esprit, l’agriculture devait revenir aux propriétaires locaux (dont les terres ancestrales deviennent incessibles, au moins en théorie).
Les colons occidentaux devaient se charger, eux, de la mise en valeur industrielle du pays. Dès son premier voyage, il s'adresse aux Arabes en ces termes : « La France a remplacé la domination turque par un gouvernement plus éclaire. J’honore le sentiment de dignité guerrière qui vous a portés, avant de vous soumettre, à invoquer par les armes le jugement de Dieu. Comme vous, il y a vingt siècles, nos ancêtres aussi ont résisté avec courage à une invasion étrangère, et de leur défaite date leur régénération. Les Gaulois vaincus se sont assimilés aux Romains vainqueurs et de l'union forcée des vertus contraires entre deux civilisations opposées est né, avec le temps, cette nationalité française. Acceptez donc les faits accomplis : Dieu donne le pouvoir à qui il veut (chap. 2 v. 248): or ce pouvoir que je tiens de lui. je veux l’exercer dans votre intérêt et pour votre bien. Ayez donc confiance dans vos destinées, puisqu’elles sont unies à celles de la France et reconnaissez avec le Coran que "celui que Dieu dirige est bien dirigé" » (5 mai 1860). Napoléon III voulait faire de 'Algérie un royaume arabe dont il aurait lui-même ceint la couronne. Le temps ne lui a pas été donné pour tenter de mettre en œuvre cette utopie. De sa politique en faveur des autochtones, il ne reste que les deux senatus-consultes, l’un sur la propriété des terres et l’autre sur la citoyenneté, qui disparaîtront des la chute du Second Empire.
La Troisième République, elle, veut la colonisation au sens strict
Absolument. Et elle propose la nationalité française aux habitants qui acceptent de vivre selon le droit français. C'est le sens du Décret Crémieux, qui offre la nationalité française a tous les juifs d' Algérie. Les musulmans, qui souhaitaient dans leur immense majorité rester fidèles au droit coranique, avaient refusé I'opportunité de devenir citoyen français grâce au senatus-consulte de 1865, à l’exception de quelques centaines de personnes ayant renoncé au droit musulman.
Il y a là de quoi méditer sur notre époque. Vous citez une formule d'Arthur Girault, dans ses Principes de colonisation et de législation coloniale (1894), qui nous plonge en pleine actualité : « L’autonomie convient à des Anglo-saxons. Nous Français, nous sommes des Latins. L’influence de Rome a pétri nos esprits pendant des siècles. Nous ne pouvons nous soustraire à cette obsession et ce serait forcer notre nature que de sortir de la voie qu'elle nous a tracée. Nous ne savons faire et par suite nous ne devons faire que de l’assimilation ».
Thierry Nélias, Algérie, la conquête, 1830-1870, Comment tout a commencé, ed. Vuibert 272 p., 19,90 €.
Photo Prise de la smalah d'Abd-el-Kader par Horace Vernet (1844).
Monde&Vie 29 juin 2022