Amis des euphémismes, les Anglais évitent volontiers, selon le contexte, de prononcer certains mots. Ils les remplacent par des initiales aux significations convenues. Pour ne pas dire "cancer", ils utiliseront par exemple l'expression de "c-word", le "mot en C". Bien d'autres expressions, parfois beaucoup plus crues, se trouveront ainsi escamotées par simple politesse vis-à-vis de l'interlocuteur.
En chinois les mots qui fâchent se révèlent d'une toute autre nature : ainsi celui de démocratie.
Le 5 décembre 1978, à Pékin, Wei Jingsheng, alors âgé de 28 ans, ancien garde rouge et fils de cadres du parti communiste affichait un "dazibao" sur le fameux mur dit "de la démocratie". Son placard réclamait la cinquième modernisation, c'est-à-dire précisément l'évolution vers la démocratie. Il allait être arrêté et restera 15 ans en prison pour ce seul crime.
C'est à cette époque, en effet, que la ligne incarnée par Deng Xiaoping a pris le dessus. Elle tendait à réaliser concrètement les "quatre réformes". Et c'est sous cette influence, que l'économie du pays, en particulier dans quelques grandes villes proches des régions côtières devait prendre son envol, permettant à quelques opérateurs du capitalisme d'État de s'enrichir prodigieusement.
Or, contrairement à ce que l'on entend trop souvent, l'idée et le slogan, – on pourrait presque dire la doctrine, – des "quatre modernisations" ne datent pas seulement de Deng. Quand celui-ci en fait sa marque de fabrique, le mot d'ordre est martelé depuis au moins 25 ans par les dirigeants maoïstes. On le retrouve même dans les Écrits de Mao dès 1938... Certes, Deng s'est effectivement employé à le mettre en œuvre, avec succès à partir de 1978, et même dès son retour aux affaires dans le sillage de Zhou Enlai en 1975.
Dois-je préciser qu'après avoir, comme tant d'autres, admiré de loin l'essor économique de ce grand pays – que notre XVIIIe siècle considérait comme le paradigme de la Sagesse – l'auteur de ces lignes avait fait, en 1994, l'acquisition des écrits impérissables de celui qu'on appelait le Petit Timonier. Ce livre s'est révélé du plus haut intérêt, car le lecteur y découvre qu'il s'agit bel et bien d'un auteur marxiste pur jus.
Doit-on dès lors le considérer comme un réformateur, un réaliste ? Sans doute, par rapport aux billevesées gauchistes et même taoïstes de Mao : Mais son programme excluait radicalement la démocratie, sous toutes ses formes, particulièrement celles du débat parlementaire, de la liberté de critique et du partage des pouvoirs... et ceci pour de nombreuses raisons.
Celle la plus anciennement évoquée tient à l'histoire chaotique de la république de Chine, proclamée le 1er janvier 1912, à la suite de la révolution dite "xinhua". La dynastie mandchoue des Qing, appuyée sur les races du Nord, régnait sur l'Empire depuis 1644. Sa chute s'était soldée par l'abolition de la monarchie. En décembre 1915 Yuan Shikai, chef militaire s'étant emparé de la présidence en 1913, tente de rétablir la dignité impériale à son profit. Il échoue et meurt en 1916.
Très rapidement le pays sombre dans la corruption, l'anarchie et la division territoriale. Le pays arbore alors un drapeau à cinq couleurs, symbolisant les cinq races principales : Hans, Mandchous, Mongols, Huis et Tibétains, ceci au sein d'une nation qui, aujourd'hui encore reconnaît, en principe, l'existence en son sein de 55 nationalités, dominées par les 5 étoiles du drapeau communiste actuel. Le désordre qui en résulte laisse le souvenir profond d'un anti-modèle, à côté duquel le rejet par nos compatriotes de nos troisième et quatrième républiques peut à peine être comparés.
C'est en 1919 qu'apparaît la force révolutionnaire celle des étudiants indignés par le traité de Versailles et le maintien des concessions étrangères.
En 1926 le général Tchang Kaïchek succède à Sun Yatsen à la tête du parti nationaliste Kouo Min Tang et il instaure un régime dictatorial. En 1927, dans le contexte des zigzags de Moscou, il élimine les communistes. Et en fait, depuis 1928, le continent chinois n'a pratiquement plus jamais connu d'élections vraiment libres.
Un demi-siècle après l'arrestation de Wei, mentionnée plus haut, on apprend régulièrement la condamnation analogue de protestataires réclamant cette fameuse "cinquième modernisation". Ce fut même l'épicentre de la crise de Hong-Kong. Au contraire, l'île de Taïwan ou la cité-État de Singapour ont évolué vers des régimes à la fois ancrés dans l'identité culturelle chinoise et ouverts aux libertés de type occidental, prouvant la compatibilité de ces conceptions. Le succès de leur mise en œuvre peut se constater dans d'autres pays asiatiques, notamment en Corée du Sud ou au Japon.
On doit dès lors s'interroger sur la doctrine elle-même des "Quatre modernisations". On constate d'abord qu'elle a été formulée, et récitée comme un mantra, dans les mêmes termes, par Deng, et après lui par Xi Jinping, mais aussi avant eux par Zhou Enlai et par Mao lui-même dès les années 1950.
On ne compte plus depuis 70 ans, les sessions du comité central, les congrès du parti, les discours fleuves et autres rapports du secrétaire général, échelonnés d'année en année, pour rappeler la liste inchangée des domaines où devaient, doivent, devront s'exercer les quatre modernisations : en agriculture, dans l'industrie, dans la technologie et au bout du compte, les forces armées.
Les réformes et modernisations visent en fait, dans l'esprit de tous les dirigeants communistes, qui se sont succédés à la tête de l'Empire du Milieu, à reconstruire la puissance d'une nation. Pratiquement aucun des apparatchiks qui gouvernent formatés par les pensées de Marx, Engels, Staline, Mao et maintenant Xi – n'a jamais eu en vue ni la liberté des peuples ni celle des familles et des individus : ce sont des mots qui fâchent.
JG Malliarakis