La question sociale en France ne se limite pas au débat sur le report de l’âge de départ à la retraite, et elle nécessite une réflexion plus large et, sans doute, plus politique encore qu’économique, avec la complication certaine de la dépolitisation contemporaine, témoin de l’individualisation (de la parcellisation ?) des comportements dans la société. En effet, une société d’individus qui se réfugient dans l’individualisme n’est plus une société en tant que telle : elle n’est plus alors que la cohabitation, plus ou moins paisible, d’individus imbus d’eux-mêmes et soucieux de leur intérêt particulier qui, trop souvent, néglige le bien commun, ou « bien public », et il n’est pas interdit de parler, à la suite de Marcel de Corte, de « dissociété ».
Les mouvements sociaux, ainsi, sont rendus plus volatils et cela même s’ils semblent disposer, au regard des sondages, d’un fort soutien dans l’opinion publique et de succès dans leurs manifestations de rue, comme lors des deux journées d’action du 19 et 31 janvier, alors très suivies. Les syndicats sont eux-mêmes victimes de cette forme de désaffiliation sociale qui se marque par le refus de s’intégrer à un groupe « vertébré » par une idéologie ou par une logique (le terme est parfois inapproprié, il est vrai) dite « de classe » (là encore, le mot semble parfois plus être un sésame ou un alibi qu’une réalité…).
Ce constat pourrait, si l’on n’y prend garde, pousser au fatalisme et à la désespérance, véritables alliés de ce que d’aucuns qualifieraient de Système, et le nihilisme en serait la manifestation la plus visible et, aussi, la plus choquante par ses excès et ses dégâts : une vitrine cassée devant les caméras peut, à moins qu’elle ne soit celle d’une banque (la mal-aimée des Français par excellence), rejeter les plus inquiets des citoyens vers le Pouvoir en place quand ils le contestaient la veille encore ! C’est d’ailleurs une leçon retenue par les gouvernements depuis fort longtemps, et cela même si c’est un jeu dangereux… Mais alors, dira-t-on, que faire si le Pouvoir reste sourd aux défilés pacifiques, aux remarques syndicales et aux inquiétudes de ceux qui, aujourd’hui, travaillent sans certitude de la tranquillité du lendemain ? Soyons clair : la réponse n’est pas, en soi, évidente. En fait, il faut réussir à créer un rapport de force qui soit défavorable au Pouvoir en place et à ses soutiens, qu’ils soient parlementaires ou civils. Pour cela, il apparaît nécessaire d’avoir, au-delà même des arguments spécifiques à la cause du moment, des convictions fortes et réfléchies sur lesquelles appuyer le discours et la stratégie : en somme, une colonne vertébrale idéologique au sens noble du terme. D’où tout l’intérêt de la formation politique et du travail métapolitique… Une bataille se gagne largement en amont, avant même son déclenchement : la Révolution elle-même, dont nous sommes à la fois héritiers et contradicteurs, était faite dans les esprits bien des années avant même que la Bastille ne soit la victime expiatoire des émeutiers parisiens du 14 juillet, et la Bourgeoisie que l’on pourrait qualifier de capitaliste (l’était-elle toute ? Sans doute pas, en fait) en tira le plus grand profit possible sans avoir elle-même tiré le moindre coup de feu…
Dans cette bataille des retraites, le gouvernement a perdu, pour l’heure et sans doute durablement, la bataille de l’opinion, mais il peut s’appuyer sur les institutions et la démocratie représentative qui est la seule acceptée par l’Union européenne, fort défavorable à l’idée de référendum et de démocratie directe, comme à celle d’une démocratie corporative et associative… Le président Emmanuel Macron espère que le fatalisme l’emportera chez les opposants à la réforme des retraites et que, peu à peu, ils rentreront dans le rang, résignés : la colère est souvent suivie de l’abattement. Ce scénario du médiocre n’est que le reflet de ce qu’est, concrètement, le règne de la République si peu sociale, la dernière tentative de concilier l’actuel régime avec la bienfaisance sociale ayant échoué en 1995 avec la mise à l’écart du gaulliste Philippe Séguin, pourtant grand ordonnateur de la victoire présidentielle de Jacques Chirac.
Je ne sais, en ce moment incertain, quel sera le sort de cette réforme des retraites si mal aimée : victorieuse ou défaite, si cela importe évidemment, ce n’est pas, pour autant, le plus déterminant pour la suite. Les véritables enjeux portent bien plutôt sur ce que notre pays et ses citoyens peuvent espérer du travail, de ses rythmes et de son efficacité au regard des grands défis de l’innovation, de la productivité et de sa portée dans un monde devenu trop matérialiste et individualiste pour être pleinement satisfaisant et convivial. Former, forger même, un état d’esprit politique qui pose les grandes questions économiques, sociales, environnementales en fonction du bien commun, de la justice sociale et de la liberté française, voilà qui nécessite réflexion, action et effort. Repenser les institutions politiques en n’omettant ni la question du temps ni celle de la personne dans la société, c’est aussi permettre au politique de ne pas être dépendant de la seule économie et de ses féodalités envahissantes, trop puissantes quand l’État a oublié ce qu’il est et pourquoi il est (ou non, d’ailleurs) légitime à dire et à faire.