« Il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie, s’il existe, c’est bien à mon insu. » Par cette simple phrase, Joseph de Maistre témoigne de son opposition aux idéaux révolutionnaires et universalistes de 1789. Marc Froidefont, agrégé de philosophie et docteur en poétique et littérature, publie un ouvrage remarquable, « Joseph de Maistre. La nation contre les droits de l’homme », sous le sceau de l’Institut Iliade, aux éditions de la Nouvelle Librairie, incitant à redécouvrir le penseur – et surtout le lire.
ÉLÉMENTS : Comment décririez-vous l’influence de Joseph de Maistre sur la pensée politique contemporaine ? Comment ses idées sont-elles perçues dans le monde académique et intellectuel ?
MARC FROIDEFONT. Joseph de Maistre a été sans doute l’un des adversaires les plus résolus de la philosophie dite des Lumières et de son aboutissement : la Révolution française. Certes, il ne fut pas le seul, Burke, Mallet du Pan, Bonald, Chateaubriand et tant d’autres, ont aussi écrit des textes importants contre les idées nouvelles. Joseph de Maistre, cependant, par la qualité exceptionnelle de son style, par ses réflexions à la fois politiques, philosophiques et religieuses, et surtout par la hauteur de son point de vue, domine de loin tous ses contemporains.
Son influence, s’il est possible de la définir en peu de mots, consiste en un refus de soumettre la politique, si l’on entend par ce terme, la vie des hommes en société, à la puissance de la seule raison. Ce n’est pas que Maistre dédaigne la raison, beaucoup s’en faut, la raison est ce qui fait la dignité de l’homme. Cicéron disait déjà que la raison est ce qui différencie l’homme des animaux, et, ajoute Maistre, ce qui le rend égal, ou presque égal, aux anges. L’homme, néanmoins, n’est pas que pur esprit, il est articulé à un corps, lequel exprime en lui les besoins et les tendances liés à son animalité. Maistre suit d’assez près Buffon quand ce dernier montre, dans ses travaux scientifiques, que tous les êtres vivants, végétaux comme animaux, vivent les uns et les autres en lutte perpétuelle, de sorte que vivre, c’est tuer. Certes l’homme peut dominer ses instincts animaliers grâce à sa volonté, mais, remarque Maistre, à la suite de saint Paul et de Pascal, cette volonté est affaiblie, voire blessée, par les suites du péché originel. Il s’ensuit que ne considérer que la seule raison dans le domaine de la politique, c’est oublier une part essentielle de l’homme, à savoir ce qui en lui résiste à la raison, c’est-à-dire son égoïsme ou, comme dit Maistre, son cœur toujours rebelle.
Toutes les théories politiques qui se fondent sur la seule raison, qui, par exemple, en appellent au progrès, à une meilleure organisation de la société, etc., sont radicalement fausses. Elles oublient que si l’homme, grâce à la raison, veut le bien, il fait pourtant le mal, à cause d’une volonté défaillante.
Il faut donc voir l’homme tel qu’il est, et non pas tel qu’on voudrait qu’il fût. Ce qui compte, en politique, dit Maistre, c’est l’expérience, ce sont les enseignements de l’histoire, laquelle nous apprend que la vie des nations n’est qu’un torrent de sang, qu’une suite perpétuelle de guerres. Toutes les théories politiques qui prétendent apporter le bonheur sur terre sont non seulement fausses, mais dangereuses et nocives : en voulant tout organiser selon la seule raison, elles forcent la nature de l’homme et n’aboutissent qu’à la terreur dont la Révolution française est un sinistre exemple.
Comment le monde académique et intellectuel perçoit-il aujourd’hui Joseph de Maistre ? À la fin du siècle dernier, le philosophe Boutang citait souvent Joseph de Maistre dans ses cours à la Sorbonne, c’est ainsi que je l’ai moi-même découvert. Toujours en Sorbonne, le professeur Pierre Glaudes a édité, il y a quelques années, un remarquable recueil des principaux écrits de Maistre, chaque texte étant accompagné d’explications détaillées. Il reste cependant beaucoup à faire pour que le public cultivé redécouvre Joseph de Maistre !
ÉLÉMENTS : Vous vous attardez sur la façon dont la philosophie aristotélicienne a influencé sa pensée. Qu’est-ce que Joseph de Maistre en a tiré ?
MARC FROIDEFONT. Les sources de la pensée de Maistre sont nombreuses. Maistre lisait les auteurs grecs et latins dans leur langue même, et était familier des écrits de Platon, de Cicéron, de Plutarque, d’Augustin, et de bien d’autres auteurs, notamment d’Origène et aussi des Pères de l’Église, en particulier des Grecs. Aristote cependant lui a été particulièrement utile pour réfuter les idées de Rousseau. Ce dernier prétendait qu’avant l’apparition des sociétés, les hommes, bons par nature, vivaient isolés les uns les autres, et que peu à peu, ils se rassemblèrent, et qu’à partir de là commencèrent les inégalités sociales. Cette théorie, dont on ne sait pas si Rousseau la tenait pour vraie historiquement ou s’il ne la considérait que comme une hypothèse, lui était chère, puisque que grâce à elle, il légitimait son idée de contrat social, à savoir qu’il fallait considérer la société comme une sorte de pacte qui unirait des hommes égaux, idée que les révolutionnaires reprendront à leur compte. Aristote, dès l’antiquité grecque, avait montré que les communautés humaines ont toujours existé, et que ce serait une absurdité de penser qu’il pût y avoir des hommes isolés dont la réunion aurait formé les sociétés. Selon Aristote, l’homme est un animal politique et doué de raison. Par animal politique, Aristote veut dire que l’homme vit naturellement en groupe, tout comme les abeilles, mais qu’à la différence de ces dernières, l’homme est aussi doué de raison, c’est-à-dire utilise la parole, pas seulement une communication animalière, et donc hérite et bénéficie, en étant en communauté, d’une culture, de traditions qu’avec les autres, il perpétue et fait prospérer.
Maistre suit de près Aristote pour montrer que la communauté est indispensable à l’homme. Par communauté, tout comme le philosophe grec, Maistre entend d’abord la famille, c’est-à-dire l’union d’un homme et d’une femme, puis l’ensemble des familles, de sorte que toute nation est originellement unie par les liens du sang et, cela va de soi, par ceux de la langue et des coutumes. C’est une idée que l’on retrouve au XIIIe siècle chez saint Thomas d’Aquin, lequel dit qu’il est naturel d’aimer d’abord sa famille, son pays et les soldats qui le protègent, plutôt que les étrangers.
Maistre, cependant, insiste beaucoup plus que ne le faisait Aristote, sur la notion de souveraineté : toute communauté doit avoir un chef, lequel donne une unité à la communauté ; de même qu’une ruche ne peut pas être sans une reine, une communauté ne peut pas exister si elle n’a pas à sa tête un roi (ou une reine), qui est l’autorité transcendante, en ce sens qu’elle est absolue. Cette absoluité du pouvoir ne signifie cependant pas l’arbitraire, le roi devant respecter les traditions et avant tout vouloir l’intérêt de son propre peuple.
Maistre retient aussi d’Aristote que les lois ont besoin de temps et qu’il est dangereux de vouloir en changer sous le prétexte de corriger tel ou tel abus. Ce qui compte, c’est que la communauté puisse vivre et se défendre. Tout en étant monarchiste, et partisan d’une royauté aidée par une aristocratie saine, Maistre estime que chaque nation a ses particularités propres, et que tel système politique, bon pour tel peuple, ne l’est pas forcément pour un autre.
En somme, tout comme Aristote, Maistre pense que l’expérience et l’histoire sont les ingrédients de toute bonne politique.
ÉLÉMENTS : « La nation contre les droits de l’homme », tel est le sous-titre de votre essai. Est-ce ici, dans cette opposition, que se joue le combat mené par Joseph de Maistre contre les Lumières ?
MARC FROIDEFONT. La Déclaration des droits de l’homme est l’aboutissement de ce qu’on appelle, en histoire de la philosophie, les théories contractualistes. Ces théories sont issues des réflexions d’auteurs anglais, Hobbes notamment mais surtout Locke, lequel a eu une influence posthume considérable en France tout le long du XVIIIe siècle. Rousseau, avec son livre le Contrat social a eu, lui aussi, avec des spécificités qui lui sont propres, une large part dans l’élaboration de la compréhension de la société comme contrat.
L’idée essentielle de ces diverses théories contractualistes est simple : elle consiste à prétendre que ce qui fonde une société n’est rien d’autre qu’une sorte de contrat juridique, appelé aussi pacte, dont les règles définissent les rapports entre les individus de ladite société. La Déclaration des droits de l’homme de 1789 n’est rien d’autre qu’un tel contrat. Les dix-sept articles qui la composent énoncent quelques droits et devoirs généraux, lesquels suffisent, dans l’esprit de ses rédacteurs, à définir ce qu’ils appellent une nation et ses citoyens.
Ce que reproche Maistre à cette Déclaration, ainsi qu’à la Constitution de 1795 qui s’en inspire, c’est qu’elle est abstraite, c’est-à-dire indépendante de tout rapport à la réalité concrète, historique et singulière de la France. C’est un texte qui se veut valable pour tout pays, c’est un texte qui met en avant les droits et les devoirs d’un homme imaginaire, un homme qui n’existe que sur le papier. C’est ce que Maistre exprime dans une formule qui est l’une de ses plus célèbres : « La constitution de 1795, tout comme ses aînées, est faite pour l’homme. Or, il n’y a point d’hommes dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie, s’il existe, c’est bien à mon insu. »
Selon Maistre, et c’est là une idée que reprendra bien plus tard Soljenitsine, les nations font partie du dessein divin. Ni leur existence, ni leur histoire ne dépendent du hasard. Non seulement les nations ont chacune leurs particularités, leurs traditions, mais elles ont aussi leur territoire naturel, c’est-à-dire leur assise géographique propre, laquelle est comme leur habitation. Les nations sont comme les individus, elles peuvent être puissantes, mais peuvent aussi défaillir, entrer en décadence et périr. Maistre considère que les guerres sont des châtiments divins destinés à punir ou à régénérer les nations.
ÉLÉMENTS : Vous abordez également la vision de Joseph de Maistre sur l’Islam. Que nous dit-elle, qui éclairerait notre temps ?
MARC FROIDEFONT. Maistre n’a pas toujours eu la même compréhension de l’Islam. Tant qu’il vécut en Savoie, puis lors de son émigration en Suisse, et bien que ses réflexions à propos de la Révolution française l’aient amené à critiquer Rousseau, il restait néanmoins perméable à l’opinion positive qu’en avait ce dernier. Ce n’est que lorsque Maistre devint ambassadeur du roi de Sardaigne à Saint-Pétersbourg qu’il changea d’avis à propos de l’Islam. Durant les longues années de sa présence en Russie, Maistre eut l’occasion de fréquenter des diplomates et des militaires bons connaisseurs du monde musulman, en particulier l’amiral Tchitchagof. C’est sans doute grâce à eux que Maistre devint un adversaire résolu de l’Islam. Dans son livre Du Pape, il fait l’éloge de Charles Martel et de Charlemagne qui ont su arrêter l’invasion musulmane et loue les papes qui ont appelé à la guerre contre les musulmans. Selon Maistre, le conflit entre le christianisme et l’Islam est inévitable. Ses propos sont sans ambiguïté, il écrit : « La guerre entre nous est naturelle et la paix forcée. Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux soit servir ou périr. »
En 1815, lors de la réédition de son livre Considérations sur la France publié une première fois en 1797, on a dit de Maistre qu’il était prophète, car il annonçait dans cet ouvrage le retour des Bourbons sur le trône de France, comme sûr et certain, alors que tout le monde le pensait alors inenvisageable. Ce qu’il écrit dans son livre Du Pape à propos de l’Islam, est tout autant prophétique : à l’époque, les Français ne connaissaient pas l’Islam, si ce n’est par les Lettres persanes de Montesquieu, la pièce de théâtre de Voltaire intitulée Mahomet ou par ce qu’ils savaient de l’expédition de Bonaparte en Égypte. Grâce à son long séjour en Russie, un pays souvent en guerre contre ce qu’on appelait à l’époque la Sublime Porte, Maistre put connaître une réalité que les Français d’alors avaient oubliée, à savoir la puissance conquérante de l’Islam ou, pour reprendre un mot que Maistre a employé : l‘islamisme.
Une remarque s’impose néanmoins : Maistre espérait que, dans l’avenir, le pape puisse avoir un rôle de protecteur de la chrétienté. Le pape, tout en laissant les souverains maîtres de leur politique, pourrait défaire les rois qui ne seraient pas chrétiens. Ce pape, évidemment, comme ses prédécesseurs, combattrait l’Islam. Que dirait Maistre s’il voyait que le pape d’aujourd’hui préconise, tout à l’inverse, l’ouverture des frontières à tous ceux que les papes d’autrefois considéraient comme les ennemis de la chrétienté ? La réponse n’est pas difficile à deviner, car Maistre la donne lui-même dans une lettre écrite peu avant que le pape de son temps vienne à Paris pour le sacre de Napoléon. Maistre, considérant Bonaparte comme le fils de la Révolution, voyait comme un sacrilège que le pape puisse venir légitimer ce sacre, aussi n’hésite-t-il pas à écrire : « Je n’ai point de termes pour vous peindre le chagrin que me cause la démarche que va faire le Pape ; je lui souhaite de tout mon cœur la mort, de la même manière et par la même raison que je la souhaiterais aujourd’hui à mon père, s’il devait se déshonorer demain. »
ÉLÉMENTS : Quelles sont les leçons que nous pouvons tirer aujourd’hui de la pensée de Joseph de Maistre ?
MARC FROIDEFONT. La critique que Joseph de Maistre a faite des Droits de l’homme est plus que jamais d’actualité. C’est au nom de cette fameuse Déclaration de 1789 que les nations européennes sont aujourd’hui quasi menacées de mort. Ce que privilégie cette Déclaration, c’est l’Homme abstrait ; des lois ont conséquemment été faites pour condamner toute personne qui oserait rappeler qu’une nation appartient en premier lieu aux héritiers de ceux qui, pendant des centaines d’années, l’ont patiemment construite avec leur sueur et leur sang. Ainsi quand Madame Merckel a approuvé qu’un million de migrants entrent et s’installent en Allemagne, elle ne voyait en eux que des hommes abstraits, à ses yeux sans doute intéressants économiquement, mais peu lui importait qu’ils fussent étrangers aux coutumes, aux traditions, à la langue même de l’Allemagne. La Déclaration des droits de l’homme est donc le vecteur d’une idéologie mortelle aux nations traditionnelles, et Joseph de Maistre a été l’un des premiers à nous en avertir.
D’une manière générale, Maistre nous met en garde contre toutes les théories politiques abstraites, oublieuses de l’expérience et donc de l’histoire. La lecture des livres de Maistre est un excellent antidote contre les poisons de l’idéologie contemporaine.
Propos recueillis par Eyquem Pons