Les autorités nous ont vendu l’idée d’un cycle de resserrement monétaire qui n’en était pas un. Elles y ont été obligées parce qu’elles ne pouvaient pas en réaliser un vrai qui aurait mordu aussi bien dans l’économie que dans le tissu des entreprises, dans la finance, puis dans la communauté bancaire.
Tout, depuis le début du soi-disant cycle, est une construction parallèle dont la première pierre a été posée judicieusement – mais trop tôt – dans la dénomination « temporaire ».
Les autorités ont été aidées dans cette construction parallèle par la causalité et la configuration de l’inflation des prix des biens et des services : il y avait bien un caractère exceptionnel, non récurrent et donc temporaire dans cette hausse des indices de prix.
Je n’y reviens pas, mais il suffit de se souvenir des arrêts de production lors de l’épisode Covid, de la rupture des chaînes d’approvisionnement, des pénuries, de l’envolée des matières premières avec le blocus de la guerre, et le tout aggravé par une politique de stimulation monétaire et fiscale mal dosée et inopportune.
L’inflation qu’il fallait empêcher
L’inflation des prix des biens et des services dès le début devait être en partie exceptionnelle et donc appelée à se régulariser. Les autorités n’ont eu aucun mérite dans la régularisation : elle était due spontanément.
Il fallait simplement empêcher les effets de « second tour », comme on dit, et faire en sorte que la politique avide, gourmande des entreprises ne provoque un effet d’entraînement sur les demandes salariales.
Les entreprises ont fortement haussé leurs tarifs et leurs bénéfices, et il y a eu un début d’échelle de perroquet sur les salaires. Mais, dans l’ensemble, la répression salariale fonctionne.
Toute la question est de savoir d’abord à quel niveau se situe l’inflation résiduelle, maintenant que l’inflation exceptionnelle/temporaire est résorbée ; et ensuite, si la dynamique des salaires va prendre de l’ampleur.
A plus long terme, d’autres questions se posent, mais elles sont trop précoces et déplacées en ce moment : quels seront les effets de la démondialisation, quels seront les conséquences de la transition climatique, comment va évoluer le monde après la cassure géopolitique qui vient de se creuser, quel sera l’incidence de la vague de dépenses de réarmement qui s’annonce ?
Tout cela devrait être inflationniste, car porteur de tensions sur le partage des revenus et des ressources.
La Banque des règlements internationaux (BRI) pense que la question de l’inflation des prix des biens et des services n’est pas résolue et que nous sommes dans une phase de modération et d’accalmie exceptionnelles. En conséquence, l’arrêt des politiques de vigilance anti-inflation ne semble pas bienvenue ; mieux, il faudrait même les relayer et compléter par des politiques budgétaires et fiscales moins laxistes.
Mais cela, c’est pour demain ou après-demain.
Y’a pas d’mal
Retrouverons-nous la fluidité d’antan ? Et puis, s’agissant du facteur travail, le mouvement de désaffection à l’égard du travail va-t-il se poursuivre ? Est-il structurel, sociétal ?
En attendant de pouvoir répondre à ces questions, contentons-nous de constater l’aubaine ; la configuration décrite ci-dessus a bien été favorable car réellement temporaire.
Les marchés financiers supposent qu’une hausse des taux de 25 points de base lors de la réunion du FOMC d’aujourd’hui mettra fin au cycle de resserrement de la Fed. Une hausse ultérieure est plus ou moins écartée ; le marché des taux donne moins de 20% de probabilité à une hausse supplémentaire en septembre, et environ 35% en novembre. La cause paraît entendue.
Le dernier cycle de resserrement réel de la Fed date de 1994. Une augmentation de 25 points de base des taux le 4 février 1994 a déclenché une phase désastreuse de réduction des risques et de désendettement. A 5,77% le 3 février, les rendements de l’obligation d’Etat américaine à 10 ans ont grimpé à 7,48% début mai – et étaient supérieurs à 8% en novembre. A cette époque, les taux et le crédit ont « mordu » : ils ont fait mal.
Malgré des indices de prix beaucoup plus élevés aujourd’hui, les rendements des bons du Trésor à 10 ans se situent à seulement 3,83%. Ils ont à peine dépassé les 4% au cours de ce soi-disant « cycle de resserrement ».
L’immaculée désinflation
Les conditions financières sont, par divers subterfuges que j’ai soigneusement décrits, toujours restées accommodantes. Les écarts de risque/rendement sur les obligations « pourries » ont terminé la semaine dernière à un plus bas de 15 mois, alors qu’ils auraient dû s’envoler. Les prix des CDS sur le haut rendement et de qualité investissement ont peu changé depuis que la Fed a commencé à relever les taux. Le Nasdaq 100 a gagné 41% depuis le début de l’année et 16% depuis le début du cycle de resserrement. Indicatif d’un marché hautement spéculatif, l’indice Goldman Sachs Short (qui rassemble les actions qui sont les plus shortées) a gagné 35% cette année.
Ce cycle de resserrement qui n’en était pas un est sur le point de se terminer sans resserrement des conditions financières. Comme je l’ai ironisé, c’est « l’immaculée désinflation ».
Le cycle va se terminer avec un taux de chômage aux Etats-Unis de… 3,6% ; c’est un plus bas jamais vu dans l’Histoire. C’est un pic de cycle… d’expansion !
Les analystes et les stratèges voient de nouveaux records boursiers en vue, tandis que de nombreux économistes considèrent désormais un atterrissage en douceur comme le pire des scénarios.
Finalement la Fed a tenu ses promesses : « plus jamais cela » avait dit Bernanke, c’est-à-dire « plus jamais nous ne resserrons les conditions financières ». C’était la ligne fixée dès 1987 par Greenspan : « La Réserve fédérale, conformément à ses responsabilités en tant que banque centrale de la nation, a affirmé aujourd’hui qu’elle était prête à servir de source de liquidités pour soutenir le système économique et financier. »
Sur une ère de cupidité
En fait, depuis 1987, nous ne sommes jamais sortis de cette ligne, et c’est d’ailleurs ce qui constitue la base de mes hypothèses de travail : « Jamais, au grand jamais, ils n’oseront un jour faire un véritable resserrement. »
La rigueur monétaire est un simulacre, une valeur d’ambiance pour le Congrès, pour les médias, pour les électeurs, mais ce n’est pas une politique concrète. Pendant tout l’épisode, on a soutenu les prêts bancaires, garanti les liquidités par les agences gouvernementales, les GSE, par l’expansion de la finance non bancaire. La bonne tenue de la Bourse a fait le reste en créant des effets de richesse.
A mon avis, ce qui a joué le plus grand rôle, c’est l’apprentissage des marchés complété par la com’ des autorités.
On n’a jamais eu peur. On est toujours resté risk-on.
Jamais nous ne sommes sortis de cette ère que certains appellent à juste titre « l’ère de la cupidité ».
Pourquoi les conditions financières ne se sont-elles pas resserrées, pourquoi n’y a-t-il pas eu de transmission ? Parce qu’il y avait un matelas colossal pour amortir les forces de resserrement, il y avait trop de réserves oisives accumulées. Grâce à ces réserves les marchés ont pu contrer/absorber les mesures de resserrement de la Fed. Ayant absorbé les mesures de resserrement timides et sachant que la Fed ne pouvait pas aller plus loin, les marchés sont restés bullaires et la spéculation n’a jamais lâché prise.
Le système a évité la réduction des risques et le désendettement. La spéculation à effet de levier, la source marginale de liquidité du marché et du système, n’a pas été découragée par les hausses de taux de la Fed.
L’acceptation du risque et le goût du jeu ont persisté.
Ils ne demandent qu’à s’emballer à nouveau.
Rédigé par Bruno Bertez