Général allemand (1861-1922). Ministre de la Guerre de Prusse en 1913, il remplaça Moltke après la bataille de la Marne, le 14 septembre 1914, comme chef du grand état-major général. L'échec de la bataille de Verdun entraîna son renvoi en août 1916. Placé à la tête de la IXe armée en Hongrie, il délivre la Transylvanie et occupe la majeure partie de la Roumanie. Affecté en Turquie, il ne put empêcher l'effondrement du front turc en Palestine (hiver 1917-1918). En 1918, il dirige encore l'occupation de l'Ukraine par la Xe armée allemande avant de prendre sa retraite.
• Recension : Heinz KRAFT, Staatsraison und Kriegführung im kaiserlichen Deutschland 1914-1916, Muster-Schmidt Verlag, Göttingen, 1980, 327 p.
Ouvrage capital, minutieux, précis sur les fluctuations politiques à l’intérieur du gouvernement et de l’état-major allemands au cours des deux premières années de la Grande Guerre. D’août à novembre 1914, von Falkenhayn, avec l’assentiment de Ludendorff, veut d’abord emporter la décision à l’Ouest, quitte à s’entendre ensuite avec les Russes. Le Haut Commandement du front oriental désapprouve cette politique et veut que tout le poids des armes allemandes se fasse sentir en Galicie. Ces dissensions provoquent finalement la rupture entre les politiciens et les militaires. En effet, le chancelier von Bethmann-Hollweg est idéologiquement orienté à l’Ouest et les militaires, de tradition prussienne donc russophile, veulent abattre la France et s’entendre avec la Russie. Von Falkenhayn, chef suprême de l’état-major allemand, cherche, dans cette optique, à désolidariser les Russes des Anglais. Il est court-circuité par le chancelier qui, avec l’appui des sociaux-démocrates russophobes, s’allie aux officiers du Haut Commandement du front oriental. La pression contre l’Ouest fléchit tandis que la guerre de mouve ment s’étend à l’Est. Von Bethmann-Hollweg voulait annihiler la puissance russe, tout comme les sociaux-démocrates voulaient abattre l’autocratie tsariste. Cette dialectique Est-Ouest au sein des milieux décisionnaires de l’Allemagne wilhelminienne en guerre provoquera la chute de von Falkenhayn, puis celle de Bethmann-Hollweg en 1917, tout comme les rebours occidentaux avaient provoqué le retrait de Joffre en 1916 et le limogeage de Viviani et d’Asquith dès 1915. Le maintien en place de Bethmann-Hollweg, prototype de l’indécis, a joué dans l’échec final de l’Allemagne.
L’historien Heinz Kraft restitue avec brio l’arrière-plan diplomatique de cette guerre : 1) l’opposition entre l’Italie et l’Autriche-Hongrie qui entraîne l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne ; 2) la volonté de von Falkenhayn de faire la paix avec la Russie ; 3) le torpillage par Bethmann-Hollweg de ces projets de paix ; 4) les frictions entre les états-majors allemand et autrichien ; 5) les positions de la Bulgarie germanophile mais hostile à l’Autriche-Hongrie ; 6) la rupture entre von Falkenhayn et le chef de l’état-major austro-hongrois von Hötzendorf.
Kraft aborde aussi plusieurs questions-clefs : a) les plans de réorganisation de la “Mitteleuropa” envisagés par von Falkenhayn ; b) son refus de toute annexion inutile ; c) sa volonté de forger une alliance entre la Russie, le Japon, l’Allemagne et la France ; d) enfin, Kraft critique les thèses de Fritz Fischer, l’historien allemand de la Première Guerre mondiale le plus connu à l’Ouest (cf. Fritz Fischer, Les buts de guerre de l’Allemagne impériale - 1914-1918, Trévise, Paris, 1970).
Alliance russe et réorganisation de l’Europe Centrale
Pour attirer les Russes dans ce triple projet 1) de ré-organisation de l’Europe Centrale, 2) d’union des Puissances centre- et est-européennes contre l’impérialisme britannique en Afrique et en Asie et 3) d’alliance grande-eurasienne, von Falkenhayn rappelle que Britanniques et Français sont unis contre Saint-Pétersbourg depuis 1830 (l’affaire belge) et depuis la guerre de Crimée. Londres s’est toujours opposé à l’expansion russe en direction de l’Océan Indien. L’Allemagne, elle, n’a jamais cherché à contrecarrer cette aspiration russe.
La réorganisation de l’Europe Centrale, destinée à devenir en quelque sorte un marché commun avant la lettre (mais où l’Allemagne aurait, de par sa position géographique, reçu une place prépondérante), ne pouvait, aux yeux de von Falkenhayn, être dirigée contre la Russie, comme le voulait les sociaux-démocrates et le chancelier von Bethmann-Hollweg. Ceux-ci prévoyaient des corrections de frontières au détriment de l’Empire des Tsars. Cette discussion, appuyée par la parution en 1916 du célèbre livre de Naumann sur la “Mitteleuropa”, finissait par opposer deux clans en Allemagne : ceux qui interprétaient les plans de Naumann dans un sens impérialiste allemand, sous-tendu d’a priori idéologiques (l’anti-tsarisme des sociaux-démocrates ou l’occidentalisme de von Bethmann-Hollweg), et ceux qui, comme Naumann lui-même, savaient raison garder même si l’autocratisme tsariste leur déplaisait. Faire de l’anti-tsarisme obsessionnel impliquait automatiquement une impossibilité de dialoguer avec la Russie donc de pactiser avec elle pour éliminer l’inconvénient énorme de la guerre sur deux fronts et pour tourner toutes les forces de l’Europe slave et germanique contre la thalassocratie britannique : von Falkenhayn entrevoyait parfaitement ce danger.
Le problème polonais
Au centre de cette discussion : le problème polonais. Sociaux-démocrates et occidentalistes souhaitaient la création d’un État polonais indépendant détaché de la Russie et économiquement lié à l’Allemagne. Ce vieux rêve socialiste et catholique, radicalement contraire à l’idéal d’équilibre réalisé par Bismarck entre 1860 et 1890, von Falkenhayn l’observait avec scepticisme. Pour lui, les armes allemandes ne devaient nullement servir à créer une telle pomme de discorde en Europe Centrale. De plus, l’Autriche-Hongrie, monarchie catholique, souhaitait ni plus ni moins annexer la Pologne, ce qui n’allait ni dans le sens des intérêts allemands/prussiens ni dans le sens des intérêts russes. Allemands protestants et Russes orthodoxes n’avaient bien entendu nul intérêt à voir se fortifier, aux points les plus névralgiques de leurs frontières, la redoute catholique que serait immanquablement une Pologne indépendante, dangereusement instrumentalisable par l’Italie, le Vatican, Vienne ou Paris.
Cette politique d’harmonisation des intérêts germano-russes, malgré la guerre, allait de pair, pour von Falkenhayn, avec une volonté de dialogue avec la France, laquelle n’avait, objectivement, aucun intérêt à lier son destin pour le long terme à celui de la thalassocratie britannique qui, dans l’histoire, l’avait chassée du Canada, des Indes et du Soudan (Fachoda). Avant Haushofer, le génial fondateur de la géopolitique allemande que redécouvre aujourd’hui tout un aréopage de géographes et de militaires français plus ou moins à “gauche”, von Falkenhayn amorce l’idée d’une grande unité diplomatique de l’Eurasie (de Paris à Tokyo), qui aurait fait table rase des antagonismes stériles du passé.
Paix et “militarisme”
La volonté de ce généralissime allemand était la paix ; une paix qui se serait construite non par un jeu d’annexions au profit de l’Allemagne, comme Versailles fut ultérieurement un jeu d’annexions au détriment du Reich, mais par un respect des souverainetés nationales et des frontières étatiques dans le cadre du concert européen de 1914. Chaque État aurait dès lors été un maillon dans une chaîne d’États, laquelle aurait formé une unité d’intérêts grands-européens.
L’erreur de Fritz Fischer, historien de la Première Guerre mondiale, ce fut essentiellement d’accuser tous les militaires allemands de “militarisme”, alors que le militarisme consiste, rétorque Kraft, à instrumentaliser les soldats honnêtes pour réaliser des objectifs idéologiques ou para-religieux fumeux. Ce sont les fanatiques, les messianistes de tous ordres qui sont responsables du militarisme, non les soldats eux-mêmes, serviteurs de leur peuple. Il ne faut donc pas confondre “militariste” et militaire, Militarismus et Soldatentum. Le “militariste”, c’est le politicien qui instrumentalise le soldat et ses idéaux pour réaliser un fantasme idéologique ou politique ; c’est celui qui excite l’agressivité, exalte l’esprit de sacrifice, sans mesurer les conséquences morales de ses discours. Pour Kraft, Matthias Erzberger, le catholique de gauche, ténor de la Zentrumspartei, responsable de l’éviction de Falkenhayn, allié pour ce faire de Ludendorff, est un “militariste” dangereux et sans uniforme qui monnaie le sang des soldats pour réaliser des utopies aberrantes. Erzberger voulait modifier la carte de l’Europe de fond en comble quand les armes allemandes avaient encore des chances d’emporter la victoire ; après 1918, à l’heure amère de la défaite, Erzberger se mue du jour en lendemain en zélote des réparations ! Pour Kraft, le soldat Falkenhayn a fait preuve de responsabilité ; le politicien Erzberger, d’irresponsabilité constante et le chancelier von Bethmann-Hollweg, d’indécision calamiteuse…
Luc Nannens (pseud. RS), Vouloir n°45/46, 1988.
Pour prolonger :
• La fin du mythe de « la saignée à blanc » [au sujet de Verdun] (S. Ferreira)