Une réflexion sur la guerre en Ukraine de Jean François Geneste, membre de la société civile, PDG de la société WARPA (World Advance Research Project Agency). En 2008, il est directeur scientifique du groupe EADS, poste occupé pendant 10 ans. Puis il est professeur d’innovation au Skolkovo Institute of Science and Technology à Moscou, un établissement opérant sous licence du MIT (Massachusetts Institute of Technology). Il a créé WARPA fin 2018.
Il est clair, à la lecture d’un tel document, qu’on n’est pas dans les discussions de café du commerce auxquelles on peut assister quotidiennement sur LCI, BFMTV, et France Intox. Quelle différence de niveau entre jean François Geneste et nos experts de plateau télé. Les seconds devraient retourner à l’école pour apprendre à raisonner juste… Rien de surprenant à ce que les médias français soient crédités du taux de confiance le plus faible d’Europe.
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par Jean-François Geneste
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la paix ne s’est pas instaurée partout, tant s’en faut ! Il y a eu des conflits sporadiques, de décolonisation notamment, puis des interventions toujours plus importantes du monde occidental. Le déclenchement s’est fait avec la première guerre du Golfe en 1991. Les affrontements ont semblé donner une victoire facile à l’Ouest, mais c’en fut une à la Pyrrhus. Des pays furent détruits, des populations ruinées et tuées en masse (Irak) et des zones géographiques entières furent déstabilisées pour des temps indéfinis (Moyen-Orient, Afghanistan, Libye, Serbie, etc.).
En parallèle de cela, l’image du «monde libre» s’est bien ternie. Semer le chaos a bien montré à des peuples qui rêvaient d’un mode de vie jugé aisé que le «bien» n’était pas à l’œuvre. Les Taliban ont exhibé qu’ils étaient les vrais garants de l’arrêt de la culture du pavot et avaient un rôle positif à jouer dans la restriction du trafic de drogue. Les États-Unis, installés illégalement en Syrie, ont largement prouvé qu’ils étaient des voleurs, privant un pays qu’ils ont en toute connaissance de cause ruiné de l’une de ses ressources principales.
Mais l’avidité est un mal qui ne se guérit jamais. Il y a donc eu le conflit ukrainien. Là, l’adversaire, même si c’est par personne interposée, est d’une force au moins équivalente à celle de l’agresseur. C’était dans la logique des décennies précédentes. Il fallait bien qu’à un moment quelqu’un se rebellât contre l’Empire qui ne cessait de vouloir s’étendre en semant la discorde selon la doctrine bien connue du diviser pour régner.
Mais entretemps, et c’est le sujet majeur de cet article, l’oppresseur a mis en place pour organiser le monde à sa main, un dispositif qui était incompatible avec une quelconque hégémonie militaire alors qu’il ne tenait que par la coercition. Regardons rapidement cela de plus près.
Tout d’abord, il ne discontinua d’augmenter ses dépenses guerrières pour atteindre aujourd’hui, dans un compte officiel qui ne couvre pas tout, plus de 850 milliards de dollars annuels. Mais si l’on connaît un peu le système, il a une forte tendance à mesurer tout ce qui est sur cette planète à l’aune d’une seule unité, le dollar. Il gonfle ainsi la valeur réelle, j’entends physique, de ses développements au profit d’une structure financière dont l’unique but est de fabriquer de l’argent pour en inonder ensuite le monde en l’asservissant.
Entretemps, gains virtuels obligent, il a transféré ses productions à l’étranger en cassant littéralement sa classe moyenne et a dû obliquer vers une tertiarisation de sa société transformant les vraies compétences, techniques, en «habiletés» de langage dans des échanges stériles toujours plus volumineux. Il en fit même une doctrine fondamentale qu’il appela management où, après avoir commencé par d’anciens techniciens en mal de carrières, il y mit des gens formés sur mesure avec des méthodes pour l’essentiel psychologiques et relationnelles. Un «bon» résultat est, par exemple, l’absence et l’incapacité à concevoir des missiles hypersoniques aujourd’hui en 2023.
Mais ce n’est pas tout. Le système s’est rendu dépendant du reste du monde au nom du profit. De cette façon, l’extraction des terres rares s’est simplement arrêtée en Occident. Et nous passerons sur tous les éléments industriels qui ont ainsi disparu. Si une «vraie» guerre se profile, ce ne peut plus être la seule «âme» centrale de l’appareil qui est à l’œuvre, mais la totalité des subordinations sinon le conflit n’est même pas soutenable. L’opération devient donc obligatoirement une guerre d’Empire et non un affrontement impliquant les seuls pays. Nous savons néanmoins de par l’histoire que les marches ont du mal à être alignées complètement sur le suzerain et, en outre, parfois, des forces centrifuges y font office. Elles ont par ailleurs certains intérêts qui sont largement piétinés, mais il arrive des moments où le seuil de douleur est insupportable et impose, au minimum, une velléité de sécession.
En même temps, si l’Empire veut perdurer, il doit défendre un minimum ses dépendances. Mais si la défaite est prévisible, bien au contraire, il n’hésitera pas à les sacrifier à son profit. Voyons comment cela se traduit dans le cadre du conflit ukrainien. En détruisant les gazoducs Nord Stream, les États-Unis ont porté un coup très dur à l’Europe qui, de fait, se désindustrialise, l’Allemagne en particulier, à leur bénéfice. Il faut donc que le différend dure suffisamment jusqu’à ce que ce transfert soit achevé. Gageons que d’ici 2024 ou 2025 ce devrait être le cas. Côté Russe, quelles que fussent les raisons initiales de l’action, on ne voit aucun intérêt à supprimer l’Ukraine de la carte et cela pour plusieurs motifs. Tout d’abord, une partie de l’ouest est peuplée de personnes qui sont clairement antirusses. Cela n’aurait pas de sens de les englober dans un monde auquel elles sont, par nature, hostiles. Ensuite, ce que veulent les Russes est davantage l’arrêt de la progression de l’OTAN, voire son recul dans pas mal de coins proches de sa lisière. Le conflit n’est donc pas centré sur la seule Ukraine pour eux, mais est bien plus large et c’est probablement pour cela qu’il y a une alliance forte avec la Chine qui, elle aussi, est amplement encerclée.
Mais toute guerre a son coût et ses perdants. Il est à peu près évident que ce qui restera d’Ukraine n’aura pas de frontière maritime en mer Noire. La Russie prendra Nikolaev et Odessa, ce serait suicidaire de ne pas le faire. D’autres parties au nord et à l’est seront conquises, ce n’est qu’une question de temps. En revanche, pour affaiblir l’Empire, il est impératif de le toucher sérieusement et pour ce faire, il faut absolument garder un fragment d’Ukraine dite indépendante, mais qui sera sous tutelle, surtout pour que l’OTAN ne s’y installe pas.
Quelle sera alors la conséquence ? Très simplement, puisqu’il restera une entité administrative légale qui récupérera les dettes de l’ancien pays, il sera donc inévitable de rembourser. Sur pressions américaines à laquelle aucun vassal n’aura l’outrecuidance de résister, ce qui subsistera de feu l’Ukraine, amputée de ses ressources majeures, fusionnera avec une Europe déjà exsangue et précipitera l’UE dans les abysses du sous-développement. Et c’est cette entité sans âme qui devra payer tribut au suzerain américain qui aura éliminé définitivement, c’est-à-dire pour au moins un siècle, un potentiel concurrent qui était dans son sein même et dont il était issu.
Il y a une petite cerise sur le gâteau. On a coutume de dire sur cette rive-ci de l’Atlantique que les affaires chinoises ne nous regardent guère et que nous ne suivrons pas l’Oncle Sam dans ses expéditions orientales. Mais si nous sommes ruinés, comme cela se profile, nous deviendrons ses mercenaires obligés. Parents qui avez des enfants, attendez-vous donc à ce qu’ils aillent au front et se fassent décimer pour conserver ce qui restera d’Empire !
source : Stratpol