propos recueillis par Pierre Fréson (déc. 1987)
Avant-propos : Dans le cadre d'un travail général d'investigation idéologique, notre ami et sympathisant, Pierre Fréson, a interviewé Robert Steuckers, directeur des revues Orientations et Vouloir et animateur du Cercle d'études EROE, présidé par Jean van der Taelen.
Qui est Robert Steuckers ? Né le 8 janvier 1956 à Uccle, il a vécu toute sa vie à Bruxelles, ville où il se sent pleinement enraciné. De souche flamande à 100%, il a fait ses études en français. Il a étudié la philologie germanique pendant 2 ans et a achevé, ensuite, un cycle d'études linguistiques qui lui a conféré le diplôme de licencié en traduction pour les langues allemande et anglaise. En 1981, il a été secrétaire de rédaction de la revue d'Alain de Benoist, Nouvelle École, et a collaboré, la même année, à Éléments, la revue du GRECE en France. Avec Alain de Benoist et ses principaux collaborateurs, il a sorti 2 dossiers pour Nouvelle École : l'un sur le sociologue italien Vilfredo Pareto et l'autre sur le philosophe allemand Martin Heidegger. Dans Éléments, en 1981, paraissent deux articles de lui : sur Carl Schmitt (co-signé avec G. Faye) et sur José Ortega y Gasset. Ces 4 études reflètent les références philosophiques de base d'Orientations et d'EROE.
En 1982, il fonde la revue Orientations et, en novembre 1983, le bulletin Vouloir qui, depuis, a pris de l'ampleur. En 1985, avec Guillaume Faye et moi-même, il participe à l'élaboration d'un Petit lexique du partisan européen (Eurograf, Liège), qui reprend tous les mots-clefs du vocabulaire de la “Nouvelle Droite” française, assortis d'une bilbiographie permettant d'approfondir chaque thème. En 1986, il publie à Genève avec Armin Mohler et Thierry Mudry un opuscule intitulé Généalogie du fascisme français, qui a été traduit en italien et sera traduit en grec et en allemand. Il a collaboré à diverses revues en Europe : Elemente (Kassel), L'Uomo Libero (Milan), Diorama Letterario (Florence), The World and I (Washington), Trasgressioni (Florence), The Scorpion (Londres), Criticon (Munich), Junges Forum (Hambourg), Futuro Presente (Lisbonne), Le Partisan Européen (Béziers), Troisième Voie (Paris), Totalité (Paris), etc.
R. Steuckers participe, dans le cadre de ses activités éditoriales, à de nombreux colloques, dont ceux du Cercle Proudhon de Genève, ceux de la Deutsch-Europäische Studien-Gesellschaft et de diverses associations étudiantes en RFA, et ceux du Scorpion Club de Londres. Les réponses qu'il nous donne ici se situent sur la même longueur d'onde que son discours tenu lors du colloque de la revue Éléments, à Versailles, le 16 novembre 1986. Ce discours, déjà traduit en grec, avait ceci de particulier qu'il demeurait inclassable dans les canevas conventionnels des idéologies dominantes. Ni de gauche ni de droite mais volontariste et européen, le discours de Steuckers puise partout, sans a priori, à gauche comme à droite, des arguments pour redonner à notre continent sa pleine indépendance. Cette liberté de choisir, de rester parfaitement indifférent aux croyances simplettes de notre temps, Steuckers tient absolument à la garder. Il y veille jalousement et refuse tout engagement politique dans le cadre d'un parti, qu'il soit de gauche ou de droite (il a fait sienne la parole d'Ortega y Gasset : "Être de gauche ou de droite et le revendiquer bruyamment, voilà 2 manières de prouver qu'on est un triste imbécile"). Personnellement, j'ai mon propre engagement, dans le cadre de cette revue militante qu'est Forces Nouvelles, mais j'ai estimé que ces propos non conformistes, qui ne recouvrent pas entièrement ma propre démarche, devaient être écoutés et médités. (Pierre Fréson)
Entretien
• 1. L'originalité des sociétés de pensée comme l'EROE en Belgique ou le GRECE en France tient sans doute au refus de tout conformisme intellectuel. Peut-on vous définir comme “libre-penseur” ?
Je répondrai immédiatement par l'affirmative, dans le sens où nous nous revendiquons d'un réel “libre-examinisme”, et non comme d'aucuns d'un libre-examinisme de façade. Le “libre-examinisme” consiste, pour nous comme pour nos amis français, italiens ou allemands, à aborder les thèmes délaissés par les média en place. Si hier le “libre-examinisme” consistait à réfuter les dogmes d'un cléricalisme omniprésent, il doit nécessairement constituer, aujourd'hui, un espace de résistance aux simplismes et aux aberrations véhiculés par la presse officielle et la télévision. Dans notre pays, jeté en pâture aux partis conservateurs-chrétiens, libéraux ou social-démocrates, le “libre-examinisme”, c'est l'amorce d'un front du refus, résolument moderne, résolument attentif à ce qui se passe en dehors de nos frontières ainsi qu'à ce que les philosophies et les innovations théoriques de notre époque conçoivent de proprement “révolutionnaire”, pour que s'effondrent enfin les corpus doctrinaux et les arguments pseudo-moraux qu'avancent les profiteurs de ce système partitocratique, historiquement révolu, pesant, coûteux, gaspilleur d'énergies et de talents.
Notre “libre-examinisme” se donne pour objectif de puiser tout ce qu'il y a de bon, de rentable, d'innovateur et d'utile dans les idéologies contemporaines ou dans celles du passé que nous avons oubliées ou négligées. Cette quête tous azimuts que nous avons entreprise depuis quelques années n'opère aucune distinction mutilante entre une “gauche” qui, selon les opinions, serait le diable ou le divin et une “droite” qui serait pernicieuse pour les uns ou salvatrice pour les autres. Les illuminés de tous bords, encroûtés dans leurs fantasmes, travaillés par le prurit de leurs complexes décérébrants, nous collent tantôt l'étiquette de “fascistes” (cf. les bachi-bouzouks de l'anti-fascisme dinosaurien à la Article 31 ou à la Celsius) ou de “crypto-communistes” (cf. les inénarrables brontosaures de l'intégrisme catholique ou les sectaires hystériques du Parti Ouvrier Européen de l'Américain LaRouche). Ces quelques officines travaillent pour le statu quo, malgré leurs discours pseudo-révolutionnaires ; leurs prestations médiocres ne servent que les gestionnaires du système qu'ils croient dénoncer. Ce refus de tout prêt-à-penser étriqué nous interdit l'engagement politique direct ; nous concevons notre entreprise comme la constitution d'une “banque de données”, où peuvent venir puiser tous les hommes de bonne volonté, tous ceux qui veulent le salut de leur Cité et un avenir serein pour leurs concitoyens.
Tout libre-examinisme est inséparable d'un regard sur l'histoire, d'une volonté de procéder à l'archéologie du savoir et de décrypter notre monde contemporain à la lumière des leçons du passé. La pédagogie dominante depuis quelques décennies a oublié cette sagesse pour s'enfoncer misérablement dans le culte du “présentisme”, pour se perdre dans les tourbillons d'images médiatiques et dans le blizzard de ces idéologies fumeuses qui affirment, péremptoires, qu'il faut faire du passé table rase. Les investigations du GRECE et de la revue Nouvelle École ont eu l'immense mérite de nous faire redécouvrir notre héritage indo-européen en vulgarisant intelligemment Dumézil et d'initier le public francophone aux trésors cachés de la Révolution conservatrice allemande sous la République de Weimar. Ces approches doivent être sans cesse répétées et approfondies car, dans ces corpus, résident des recettes qui deviendront “classiques” pour un monde qu'il faudra bien bâtir demain afin d'échapper aux impasses où nous ont fourvoyé les idéologies qui, malgré leur sclérose, nous dominent toujours et font notre malheur.
• 2. À quelles conditions croyez-vous possible que l'Europe sorte de la double dépendance qui la neutralise depuis 1945 ?
L'état de faiblesse de l'Europe actuelle et la minorisation savamment planifiée des groupes capables de concevoir et de promouvoir une idée et un idéal d'“Europe Totale” ne nous permettent pas de jouer les prophètes… Nous n'avons nullement la prétention, si fréquente dans les petits groupes marginalisés qui militent pour l'Europe, de donner une recette toute faite, d'élaborer un programme qui serait définitif et inégalable. Notre démarche vise à défendre et à illustrer les projets qui, de temps en temps, fusent dans les milieux les plus divers, sans que nous n'excluions a priori telle ou telle famille de pensée. Ainsi, nous nous félicitons des efforts des groupes nationaux-révolutionnaires partout en Europe, nous avons applaudi quand nous avons découvert des analyses intelligentes dans le CERES de Chévenement, chez l'économiste des “Verts” français, Alain Lipietz, quand la gauche anglaise a critiqué le pro-américanisme masochiste du gouvernement Thatcher ; nous avons la nostalgie des bons projets du gaullisme que De Gaulle n'a jamais pu réaliser ; quand Papandreou veut quitter l'OTAN, nos vœux sont avec lui ; quand les représentants des régions “adriatiques” se rassemblent sans se soucier ni des vieux États-Nations ni du Rideau de Fer, l'espoir renaît en nous…
Dans une ville comme Bruxelles, centre de 40% de nos activités, il serait idiot de vouer encore un culte à ce vieil et exécrable totem qu'est l'État-Nation ; les populations de ce pays ne peuvent plus, à quelques exceptions près (celles des profiteurs du système), adhérer à ce culte, en constatant chaque jour de visu les tares effrayantes que secrète l'État-Nation belge, produit de la diplomatie britannique fidèle à sa devise “Diviser pour régner” et de l'impérialisme français cherchant maladivement à atteindre le Rhin et à s'emparer des industries wallonnes et rhénanes. À l'échelle européenne, tout individu sensé refusera de choisir entre le chaos libéral de l'Ouest et la rigidité stérile de l'Est. La solution est donc dans un abandon des crispations petites-nationalistes et dans le rapprochement inter-européen (CEE/Neutres/Comecon), de manière à cautériser définitivement l'horrible plaie de Yalta qui marque comme un stigmate notre continent en son centre le plus dynamique : l'Allemagne.
Se souvenir de Pierre Harmel…
Pierre Harmel, ministre des Affaires étrangères dans les années 60, avait conçu un projet grandiose : celui d'une “Europe Totale”. Sa stratégie avait été mécomprise à gauche et torpillée à droite, chez les laquais de l'Amérique. Harmel voulait qu'un réseau de relations bilatérales s'établisse entre pays européens du COMECON et pays de l'Europe occidentale, sans ingérance des super-gros. Petit à petit, la confrontation directe entre les 2 blocs se serait édulcorée et un espace de relations amicales inter-européennes aurait vu le jour. La division allemande aurait fait place à une confédération allemande, rendant aussitôt caduc le Rideau de Fer, et le mur de Berlin n'aurait plus eu raison d'être. Le pire ennemi d'Harmel, homme d'État démocrate-chrétien, fut le socialiste Spaak, initiateur, dès le début des années 50, d'une diplomatie pro-américaine absolument servile, reposant sur la trouille (“Nous avons peur…”, s'était-il écrié à New York, pour justifier l'inféodation de nos nations au système colonial qu'est l'OTAN).
C'est donc un paradoxe curieux d'apprendre qu'aujourd'hui des hommes de gauche, au SP flamand, veulent restaurer l'idéal harmelien d'Europe Totale, alors que ce sont précisément les socialistes qui ont, par l'intermédiaire de Spaak, installé cette détestable américanolâtrie, vectrice d'une soumission incacceptable pour nos industries et nos travailleurs. Les partisans de l'Europe Totale, not. ceux qui, comme vous, s'inscrivent dans la tradition nationale-révolutionnaire établie à Bruxelles par Jean Thiriart vers 1964-65, doivent, à notre sens, participer au renforcement du néo-harmelisme et reprendre la critique à l'encontre du spaakisme, même et surtout dans les termes agressifs que lui adressait avant sa mort un homme de gauche éprouvé, le Professeur Marcel Liebman.
À suivre