Il existe à propos de la Lorraine, ainsi que de l’Alsace, une vision simpliste communément admise, qui réduirait leurs existences historiques à de simples jouets ballottés entre les mains des deux puissances allemande et française. Pourtant s’il fut nécessaire à la Lorraine de toujours composer avec les ambitions de ces deux encombrants voisins, sa position géographique et historique lui permit de jouer un rôle souvent déterminant dans l’histoire de l’Europe et donc du monde. Située (avec d’autres) à la jonction des mondes thiois et romans, entités charnelles dépassant largement le cadre des États allemands et français, la Lorraine par l’oubli de sa propre Histoire et par l’idée de son impuissance face à son destin, se condamne à rester confinée dans le rôle stérile et annihilant de frontière éternelle alors qu’elle est un centre. Si avec l’Alsace, on la prétend l’enjeu d’une réconciliation entre Allemagne et France, ce n’est en réalité qu’avec sa propre réconciliation entre ce qu’elle a d’allemand et ce qu’elle a de français, ou plutôt ce qu’elle a de Teutsch et de Frank, la traduction de ces deux mots franciques mis ensembles signifiant “peuple libre”, que la Lorraine peut renouer avec son destin de moteur d’une coopération thioise et romane sans l’intermédiaire d’une tutelle protectrice.
De la Lotharingie au Duché de Lorraine
La naissance de la Lorraine se confond avec la création du Saint Empire Romain et Germanique, puisqu’elle en fut un des duchés constitutifs. Pourtant, le mythe fondateur de son indépendance remonte incontestablement à la création, en 843 lors du traité de Verdun, du Lotharii regnum, domaine de Lothaire, l’aîné des trois petits-fils de Charlemagne. La Lotharingie que beaucoup ont considéré par intérêt comme une aberration géographique tirait pourtant sa légitimité de la réunion des anciens royaumes Burgonde incorporé aux conquêtes franques en 534 et d’Austrasie séparé en 511 de la Neustrie. Mais la mort sans descendance de Lothaire II, fils du précédent, allait rapidement sonner le glas du royaume et entre 870 et 879, aux traités de Meersen et de Ribemont la Lotharingie du Nord, menacée d’annexion simple par Charles le Chauve, amputée de la Bourgogne et de la Provence érigées temporairement en un royaume indépendant, allait être entièrement cédée aux héritiers de Louis le Germanique et transformée en duché. Rattachée au royaume de Germanie, la noblesse lotharingienne, déjà soucieuse du maintien de son autonomie fait appel à l’arbitrage du roi de France Charles le Simple qui annexe tout simplement le duché en 911. Après le revirement des nobles, elle sera réintégrée en 925 à la Germanie par Henri Ier l’Oiseleur qui fait nommer duc en 928, son gendre Gilbert, fils de l’un des plus puissants hommes de Lotharingie, Rainier de Hainaut. En 959, le duché est séparé en deux : la Basse et la Haute-Lorraine qui deviendra la Lorraine proprement dite. En 1048, Gérard d’Alsace, devenu premier duc héréditaire de Lorraine allait permettre au pays de connaître une relative stabilité puisque sa dynastie allait se maintenir en ligne directe pratiquement sans interruption pendant plus de 700 ans.
Des liens indéfectibles avec le Saint-Empire
Bâtie sur le même modèle que les autres duchés impériaux, la puissance lorraine est modérée par des terres épiscopales : Metz, Toul et Verdun dont les évêques nommés par l’Empereur lui sont dévoués, et par des puissants comtés : Bar, Vaudémont, Salm, échouant d’une manière générale aux branches cadettes. Les liens des ducs de Lorraine avec l’Empire semblent indéfectibles au cours des 300 premières années ; soutien de Thierry Ier de Lorraine à l’empereur Henri IV, liens matrimoniaux entre Mathieu Ier et la sœur de Frédéric Barberousse, alliance militaire avec Othon IV à Bouvines, soutien de Ferry II et Mathieu II à Frédéric II lors de sa déposition papale, soutien de Ferry III à Albert d’Autriche.
Mais avec le début de la colonisation allemande à l’Est et la reprise du commerce maritime, la Lorraine cesse d’être un important lieu d’échange, de plus la montée en puissance et le rayonnement de la France allait influencer profondément les populations romanophones de l’Empire (Ferry IV périt pour la France devant Cassel et Raoul le Vaillant s’en alla mourir avec la Chevalerie française à la bataille de Crécy) et bientôt Philippe le Bel put prendre Toul sous sa protection et imposer sa suzeraineté sur les territoires barrois de la rive ouest de la Meuse (NDLR : Dont le fief de Domrémy, qui en 1412 dépendait de la châtellenie de Vaucouleurs, propriété de la couronne de France depuis 1365 et faisait de ses habitants des sujets du roi, sans aucun rapport avec la Lorraine !!!). Cette terre dite “Barrois mouvant” allait être le levier du Drang nach Osten des ambitions françaises (NDLR : stratégie qui sera reprise par Richelieu qui avec l’Alsace put intervenir dans les affaires impériales et par le Komintern dont les soviets d’ouvriers placés dans les pays voisins purent appeler l’URSS à l’invasion ; faut-il aussi rappeler les mafias albanaises qui ont permis aux mafias social-démocrates d’occident d’envahir une partie de la Yougoslavie : Droit d’ingérence, quand tu nous tiens !!!) et dès lors les appétits des rois de France n’auront plus aucune satiété jusqu’à l’éradication totale de l’indépendance lorraine.
La politique française en Lorraine a permis à l’aîné d’une dynastie cadette de la Maison royale, René d’Anjou, duc de Bar par sa mère Yolande d’Aragon héritière du comté de Bar, d’épouser la fille de Charles Ier, mort sans héritier mâle, et de devenir duc de Lorraine. La France saura immédiatement tirer profit de cette alliance car René Ier est hostile aux Bourguignons autant par adhésion aux nécessités lorraines que par atavisme français : Autre Maison cadette des Valois, remontant à Philippe le Hardi, les ducs de Bourgogne s’éloignent de la France et nient leur vassalité d’autant plus que le duché devient une puissance de renommée internationale et acquière des terres dans le Saint Empire. La Bourgogne est une menace pour l’existence même de la France. Battu à Bulgueville en 1431, le duc de Lorraine et de Bar est fait prisonnier. Prétendant venir à son aide, le roi de France intervient mais est bloqué en 1468 devant Metz par les troupes lorraines refusant plus que jamais de tomber sous le joug français.
Le “Grand Duc d’Occident”
Le règne des Anjou en Lorraine ne sera qu’un intermède de trois générations et de la même façon qu’ils avaient acquis la Lorraine par alliance, la dignité ducale échoit au fils de Ferry II de Vaudémont, d’une branche cadette de la Maison de Lorraine, qui épouse Yolande d’Anjou. Mais la Lorraine est menacée par la politique anarchique du nouveau duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, qui après avoir visé la couronne impériale, veut réunir ses terres éparpillées en annexant la Lorraine. Cette politique du grand duc d’Occident visait à terme le rétablissement d’une nouvelle Lotharingie érigée en royaume indépendant. Mais le duc, mauvais diplomate et exécrable tacticien profite de l’inexpérience du jeune duc René II pour parader à Nancy et entre en Alsace en conquérant, bafouant les droits des Suisses dans le Sundgau. Rapidement une coalition armée réunit ces trois nations humiliées et en 1477 le Téméraire est battu et tué devant Nancy par les troupes du comte de Sohn, maréchal de Lorraine. Ainsi ce sont paradoxalement les principales nations concernées qui anéantissent la réalisation d’une ouvre lotharingienne qui aurait totalement changé la face du monde. Et ceci pour le plus grand bénéfice des Capétiens qui annexent les territoires de Bourgogne et tentent de faire subir le même sort mais sans y parvenir pour l’instant à ceux qui se trouvent en territoire impérial. La France vient d’augmenter son territoire à moindre frais et surtout, une fois La Bourgogne disparue les Français voient se prolonger devant eux un pont d’or qui les mènera jusqu’aux portes de Lorraine, le prochain objectif du nord-est.
Un duché “libre et non incorporable”
En revendiquant la couronne impériale, François Ier, qui s’alliera à la Turquie pour attaquer l’Empire sur deux fronts, ne fit qu’annoncer la couleur de ses ambitions à l’Est alors que les ducs de Lorraine avaient eu soin d’annoncer leur neutralité. Les événements leur permettront même d’obtenir leur indépendance totale vis-à-vis de l’Empire en déclarant à Nuremberg en 1542 le duché “libre et non incorporable”, seul un devoir de fidélité le lie encore à l’Empire, à l’instar de la ville de Metz qui avait accueilli en ses murs Charles-Quint en 1541. Pourtant l’indépendance du duché lorrain n’empêchera pas les troupes d’Henri II de s’emparer des évêchés lorrains par surprise, profitant de la brouille survenue entre l’Empereur et l’électeur Maurice de Saxe. Elles bénéficieront même de la trahison d’un Lorrain, puisque ces troupes seront commandées par le duc François Ier de Guise, duc d’une branche cadette des Lorraine et dont les ambitions françaises ne seront pourtant pas à la hauteur du destin impérial des aînés lorrains (voir notre petite note ci-après).
Pendant la guerre de Trente ans, le duc Charles IV refuse de s’allier à la France contre l’Empire. Richelieu ne lui pardonnera pas. L’occasion prétexte en sera les combats menés par le duc contre les Suédois, alliés protestants des Français catholiques et ennemis de l’Empereur, venus ravager la région. Ce sera le prétexte à l’invasion notamment par le sinistre Henri de Turenne qui aura lieu en 1633. Réfugié de l’autre côté du Rhin, Charles IV devient maréchal d’Empire et tente en vain de libérer son duché occupé par les armées de Louis XIII. La Lorraine est saccagée et perd 50 % de sa population. Le désastre est tel qu’un chroniqueur de cette l’époque déclare : « La Lorraine était le seul pays du monde qui eut donné à l’univers un spectacle plus horrible que celui du dernier siège de Jérusalem ». Si le traité de Saint-Germain-en-Laye lui restitue en partie ses possessions en 1641, Charles IV doit encore mener une guerre larvée. Seuls quelques îlots de résistance persistent (Cf. article de V. Lalevée). En 1647, tout est fini. Si le traité de Westphalie reconnaît l’indépendance de la Lorraine — mais l’occupation française durera treize ans encore —, en accordant à la France la possession de l’Alsace, de la Sarre et des places fortes de Longwy et de Sierck ainsi que des trois évêchés, il enfermait la Lorraine dans un étau. Le répit ne durerait que le temps mis pour annexer la Franche-Comté entre autres. C’est ensuite le traité de Vincennes en 1661 qui rend au duc ses États mais le répit sera de courte durée. Charles IV refuse le protectorat que Louis XIV avait cru pouvoir lui imposer et les guerres et l’occupation du duché reprennent. Charles IV avait dû abdiquer en faveur de son frère Nicolas François et à la mort de celui-ci, Charles V, également maréchal du Saint Empire devient le nouveau duc titulaire mais ne mettra jamais les pieds dans son duché. Mort en 1675, Charles IV aura toutefois la satisfaction de battre à Konzerbrücken le maréchal de France Turenne venu ravager le Palatinat et l’Alsace révoltée et ralliée à l’Empire après l’annexion par la France de la ville libre de Strasbourg. De son côté, Charles V en tant que maréchal des armées impériales ira également défendre les frontières orientales. Les Turcs, encore une fois alliés objectifs du royaume de France, assiègent Vienne et menacent toute la Chrétienté. À la tête d’une coalition d’armées germano-slave et en compagnie du prince Eugène de Savoie, autre fidèle de l’Empire originaire d’une région romanophone également issue de la mythique Lotharingie, il délivre Vienne en 1683 puis Bude en 1686 amorçant un recul des bandes musulmanes qui ne prendra fin qu’en 1922 (NDLR : mais il existe un mouvement inverse depuis les années cinquante avec pour point culminant la triste date de 1999 où la valetaille social-démocrate encourage une invasion américano-turque de l’Europe).
La fin de l’indépendance lorraine
Enfin en 1697, le traité de Ryswick rend le duché de Lorraine au fils de Charles, Léopold après vingt-sept ans d’occupation française. Le duc est accueilli dans la liesse générale, incontestable témoignage de l’attachement des Lorrains à leur indépendance et leurs ducs. Mais la guerre de succession d’Espagne, de 1701 à 1714 fournira le prétexte à la France pour encore une fois pénétrer sur le territoire ducal afin d’apporter des troupes dans la place forte de Sierck et combattre Les armées coalisées anglaises et impériales commandées par le duc de Marlborough et Eugène de Savoie. En 1728, la neutralité perpétuelle du duché est reconnue par la France, le Saint Empire et l’Angleterre. Mais la guerre de succession de Pologne fournira un nouveau prétexte à Louis XV pour fouler la neutralité lorraine qu’il avait lui-même reconnue — comme l’avait été avant la neutralité perpétuelle de la Franche-Comté. Pour se venger des Autrichiens et des Russes qui avaient préféré installer Auguste III de Saxe sur le trône polonais plutôt que son beau- père, Stanislas Leszcsynski, Louis XV occupe la Lorraine à titre de terre d’Empire alors que son indépendance avait été assurée en 1542. Obligé de fuir, le jeune duc François III se réfugie en Autriche puis épouse en 1736 Marie-Thérèse d’Autriche future héritière de la couronne impériale. Sur intervention de la France, le prochain empereur sous le nom de François Ier de Habsbourg-Lorraine doit abandonner en 1735 son duché au profit du roi sans royaume Stanislas devenu le nouveau duc de Bar et de Lorraine. Simple pantin entre les mains françaises, la baudruche polonaise transmettrait en viager “son” domaine à la France à l’heure de sa mort qui surviendra en 1766. En réalité le pays était commandé par un Français, Chaumont de la Galaizière, Stanislas se contentant d’être le paravent pour préparer calmement la domination française. Certains Lorrains refusent d’être “vendus comme porcelets” aux Français. À leur tête, Charles Alexandre frère du dernier véritable duc lorrain. En 1744, il épouse Marie-Anne, sœur de Marie-Thérèse et gouvernante des Pays-Bas mais auparavant et pendant deux ans, il va profiter de l’attaque coalisée des Français et des Prussiens contre l’Autriche pour tenter de récupérer son bien. D’autres résistants Lorrains l’accompagneront dans sa tentative désespérée comme le colonel Jean-Daniel de Menzel, qui rêvait de lancer ses hussards. sur Paris mais mourra d’une blessure reçue sur les bords du Rhin en 1744. Le roi de Pologne fuit rapidement vers Paris et le sort des armes semble d’abord favorable au prince Charles Alexandre. Mais, malgré la défection des Prussiens, Charles qui s’apprêtait à déferler sur la Lorraine est rappelé en Bohème et doit abandonner définitivement sa terre natale.
Ainsi se termine l’histoire de la Lorraine indépendante. Une nouvelle phase, celle de l’assimilation à la France tant combattue va s’enclencher et le résultat sera finalement assez probant, vu le nombre de Lorrains érigés en défenseurs sincères de la République française. La Maison de Lorraine, elle, est retournée à sa source, puisque le fondateur Gérard d’Alsace était issu d’une branche cadette de la Maison de Habsbourg, faisant d’eux La plus ancienne famille régnante en ligne directe. Mais, comme le rappelle Jean-Marie Cuny dans l’entretien qu’il nous a accordé, jamais les descendants des ducs de Lorraine n’ont oublié leur ancienne patrie.
Frédéric Schramme, Nouvelles de Synergies Européennes n°51, 2001