Dans l’histoire française des idées politiques, le bonapartisme demeure, malgré des recherches fructueuses, une doctrine non identifiée. Pour René Rémond, il établit une tradition autoritaire et protestataire dont les manifestations ultérieures seront tour à tour le boulangisme, l’anti-dreyfusisme, l’Action française, les Ligues des années trente, le régime de Vichy, le poujadisme et le Front national. Par simplification et généralisation abusive, on peut même jusqu’à lui attribuer une responsabilité dans la naissance du fascisme, surtout si l’on postule, à la suite de Zeev Sternhell, que la droite révolutionnaire française en est l’amorce.
Dans sa biographie récente sur Napoléon III, le spécialiste universitaire français du fascisme italien, Pierre Milza, explique au lecteur qu’« il est tentant de comparer l’Empire autoritaire et le régime mussolinien : surtout pour qui [...] a longuement étudié le second et s’intéresse aux antécédents du fascisme (1) ». Le bonapartisme serait-il par conséquent l’ancêtre du populisme, de l’extrême droite, voire du fascisme ? Il importe au préalable de définir le bonapartisme.
Qu’est-ce que le bonapartisme ?
« Le mot “bonapartisme”, écrit Frédéric Bluche, apparaît en 1814. Utilisé d’abord par les royalistes, qui parlent surtout des “buonapartistes”, le mot conserve une nuance péjorative jusqu’en 1848, date à laquelle les partisans de Louis-Napoléon, en l’adoptant, lui donnent son véritable sens (2). » Il a pour synonymes « impérialiste », « plébiscitaire » ou, plus rarement, « napoléoniste ». Ces appellations désignent le soutien et la défense de la politique d’un membre de la famille Bonaparte. Toutefois, ni Napoléon Ier, ni Napoléon III ne sont des idéologues. Certes, « il existe une “doctrine” napoléonienne sous le Consulat et l’Empire, même si celle-ci n’est pas une construction abstraite, car Napoléon lui-même l’aurait récusé à ce titre. Son principal handicap est l’absence de théoricien bonapartiste après l’Empire. Par voie de conséquence, le bonapartisme n’est pas né de la légende napoléonienne. Il puise ses éléments dans la “doctrine” du premier Empire, simplifiée et schématisée sous la Restauration (3) ». Cette absence d’idéologie se retrouve sous le second Empire puisque P. Milza estime que le bonapartisme « est davantage une praxis, une pratique de gouvernement, vaguement théorisée après coup... (4) »
F. Bluche en retrace la généalogie politique et pense que « ni en 1799, ni en 1804, en 1848 ou 1851 le bonapartisme n’a coïncidé avec les grands courants d’opinion qui divisaient le pays : jacobinisme et contre-révolution, république et monarchie. S’il les a volontiers transcendés, il a aussi évolué, s’adaptant aux circonstances : au centre gauche en 1799 - 1800, au centre en 1802 - 1804, sans doute au centre droit sous l’Empire, à gauche en 1815, au centre et en pleine ambiguïté en 1848 et en 1851... (5) ». Pour Jean-Christian Petitfils, « le bonapartisme, après avoir hésité sous l’Empire à basculer à droite, représente à partir de 1815 une force de gauche. Ceci explique sous la Restauration l’étroite association du bonapartisme et du libéralisme en lutte contre l’ordre établi (6) ». Le bonapartisme ne peut se défaire de son origine révolutionnaire.
Son hétérogénéité se manifeste à l’élection présidentielle du 10 décembre 1848. La victoire triomphale, à 75 % des suffrages dès le premier tour, de Louis-Napoléon Bonaparte indique que, « pour une large fraction de l’électorat qui s’est prononcé en faveur du neveu de l’empereur, le vote a une signification protestataire, ou si l’on veut tribunitienne (7) ». D’après P. Milza, les électeurs « ont voté contre la République bourgeoise - à droite parce qu’elle était censée faire le lit des “partageux” et de l’anarchie ; à gauche parce que ses représentants avaient fait tirer sur le peuple en juin 1848 -, et ils ont opté pour un candidat qui promettait d’associer l’autorité, la grandeur de la nation, le respect de la souveraineté populaire et le souci du sort des plus démunis (8) ». Sans craindre l’anachronisme, P. Milza s’étonne de « ce bric-à-brac d’engagements contradictoires [qui] constituait moins un programme de gouvernement qu’un miroir aux alouettes destiné à rassembler sous le nom du candidat bonapartiste une clientèle hétéroclite dont les intérêts et les inclinations politiques étaient loin de converger. Première mouture d’une stratégie électorale à laquelle auront recours par la suite tous les postulants à l’établissement d’un pouvoir fort d’inspiration national-populiste, en passant par les divers avatars de la contestation ligueuse, la Révolution nationale et les brèves apparitions d’un fascisme à la française. La majeure partie des électeurs du 10 décembre qui ont choisi de voter pour Louis-Napoléon Bonaparte ne l’ont pas fait pour des raisons idéologiques ; pas plus que les électeurs du général Boulanger en 1889 ou ceux de Jean-Marie Le Pen en avril 2002 (9) ». On peut retourner l’affirmation : les électeurs du général de Gaulle en décembre 1965 ont-ils voté en faveur du gaullisme ? Ou bien ceux de François Mitterrand, le 10 mai 1981, étaient-ils tous de chauds partisans du Programme commun de la gauche ou, plus certainement, souhaitaient-ils se débarrasser de Valéry Giscard d’Estaing ? L’argument de Milza n’est qu’un poncif éculé !
Dépassement ou intégration de la dichotomie ?
La démarche de Milza traduit bien la difficulté qu’ont les historiens à inscrire le bonapartisme sur un axe droite-gauche. Ils ne comprennent pas sa plasticité, son pragmatisme, son adaptation permanente aux événements, d’où son ambivalence paradigmatique. « Le bonapartisme est encore (en 1848-1849) un centrisme instable, pouvant aussi bien verser dans un bonapartisme de gauche, populaire, démocratique et anticlérical, que dans un bonapartisme de droite, conservateur, clérical, défenseur de la propriété contre la menace des “rouges”. Il ne se confond en tout cas avec aucune des deux traditions de la droite, observe J.-Ch. Petitfils. (10) » Cette dualité appartient à la nature même du bonapartisme, d’où une lecture biaisée et simpliste qui en fait le prototype du « populisme », d’autant - circonstance aggravante - qu’il « cherche à s’enraciner dans les milieux populaires en faisant éclater le carcan des cadres traditionnels, en éliminant les influences patriarcales, les liens de la clientèle (11) ». Bref, pour J.-C. Petitfils, « voter [...] pour les candidats bonapartistes signifie bien souvent voter contre l’emprise des notables et pour le maintien des conquêtes de la Révolution (12) ». C’est un vote d’opposition aux cadres sociaux de la société traditionnelle. On comprend mieux la raison qui incita René Rémond à caractériser sa troisième droite autour d’« un amalgame d’éléments originellement hétérogènes, mais qui a acquis une cohérence et une consistance propre sous le signe de l’autorité et du nationalisme (13) ». Néanmoins, R. Rémond reconnaît que « le bonapartisme n’est ni de droite ni de gauche. Il récuse pour lui-même ces étiquettes et refuse d’entrer dans une classification qu’il entend précisément dépasser et abolir. Reprenant le dessein de son oncle, le prince-président se propose de supprimer les partis qui divisent la nation et veut réconcilier les Français en les tournant vers une œuvre d’avenir (14) ».
L’ambiguïté du bonapartisme augmente encore quand on se penche sur sa conception de l’État et des rapports sociaux. Prenant acte de la Modernité individualiste et de la perte de sens des communautés d’appartenance traditionnelles, « ce qui prime, aux yeux du futur Napoléon III dans L’Extinction du paupérisme, c’est ce que nous appelons l’intégration des “masses” (15) ». Dans cette brochure, on y lit : « Aujourd’hui, le régime des castes est fini : on ne peut gouverner qu’avec les masses ; il faut donc les organiser pour qu’elles puissent formuler leurs volontés et les discipliner pour qu’elles puissent être dirigées et éclairées sur leurs propres intérêts (16). » On ne peut que constater que « le bonapartisme se sépare des conceptions libérales, l’évolution naturelle des sociétés ne peut s’accomplir de manière harmonieuse que si elle est organisée et encadrée par une forme de pouvoir qui en assure le plein épanouissement (17) ». Fort de cet étatisme directif et de cet « illibéralisme démocratique » (P. Milza), « Louis-Napoléon n’a pas attendu d’être empereur pour proclamer, dans un texte datant de 1839, qu’ “un gouvernement n’est pas (comme tels le prétendent) un ulcère nécessaire, mais c’est plutôt le moteur bienfaisant de tout organisme social”. L’État bonapartiste ne saurait être un simple veilleur de nuit en charge des classiques fonctions régaliennes (défense, justice, sécurité publique, etc.), tels que le souhaitent les défenseurs de l’orthodoxie libérale. Il est appelé à légiférer en matière économique. [...] Il a surtout un rôle primordial à jouer en matière de crédit, de commandes et de travaux d’intérêt public (18) ». Napoléon III « assigne à l’État un rôle moteur dans le financement et la gestion de l’entreprise (19) ».
La vision d’un État interventionniste en économie procède d’un intérêt certain pour la question sociale. Disposant du soutien sans réserve de la population rurale, Napoléon III se préoccupe du sort de la classe ouvrière. Ainsi, « la France s’est trouvée en 1870 dotée d’une législation sociale en avance sur celle des autres États européens et que les mesures prises par l’Empire en matière de reconnaissance des premiers droits des travailleurs n’ont pas été sans conséquence sur l’essor d’un mouvement ouvrier condamné jusqu’alors à manifester ses frustrations et son désespoir par l’unique voie de la rébellion sanglante (20) ». Le droit de grève est reconnu en 1864 et le second Empire encourage ouvertement les associations de solidarité ouvrière, naguère clandestines, et leur « mutuellisme » qui emprunte au proudhonisme et au catholicisme social. N’étonnons-nous pas de retrouver aux obsèques de Napoléon III en 1873, « une petite délégation d’ouvriers parisiens et plusieurs anciens communards chassés de France par la répression versaillaise (21) ». La même année, les mineurs d’Anzin se mettent en grève aux cris de « Vive Napoléon IV ! ».
Toutefois, « le prince-président, note P. Milza, aurait souhaité faire adopter des réformes en faveur des classes populaires. On envisagea de supprimer l’octroi et l’impôt sur les boissons - impositions indirectes qui frappaient de la même manière tous les consommateurs - pour les remplacer par un impôt sur le revenu. Sous la pression des milieux conservateurs, il fallut vite renoncer à ce projet et à d’autres mesures jugées tout aussi “démagogiques” par les nantis : impôt sur la rente, droit de mutation sur les charges, rachat des compagnies d’assurances, etc. Le chef de l’État ne pouvait se lancer dans une politique sociale que réprouvaient ses appuis. L’heure n’était pas au renversement des alliances et Proudhon constatait en mars 1852 : “Louis-Napoléon est arrêté net dans ses projets socialistes. [...] Les banquiers boudent, la bourgeoisie se range du côté de Cavaignac, La Patrie, Le Constitutionnel protestent contre les bruits calomnieux de socialisme gouvernemental et, pour arrêter le président, compromettent ainsi sa politique (22) ». Ces velléités sociales - fort peu autoritaires d’ailleurs - et les quelques réalisations en faveur des classes laborieuses amènent Pierre Milza à reprendre sa grille d’interprétation absconse et anachronique : « Tout cela n’est pas sans relation, certes, avec le socialisme, mais aussi, et davantage peut-être, avec certaines dictatures populistes du XXe siècle. Autorité, étatisme, méfiance à l’égard des classes dirigeantes libérales et de l’idéologie du “laisser faire”, intérêt marqué (au moins au niveau des intentions) pour les classes populaires, militarisation du corps social, etc., autant de principes que l’on retrouvera, un siècle plus tard, dans le fascisme (23). » Mais avec quel fascisme Milza souhaite-t-il le comparer ? Le fascisme fondateur (1919-1921), on le sait, n’a que peu de similitudes avec le fascisme au pouvoir en Italie entre 1922 et 1943. Quant au fascisme crépusculaire de la « République sociale », sa radicalité et les circonstances de son apparition en font un cas particulier. Milza aurait pu simplement montrer que, comme tout parti dominant, il existe différentes tendances sociologiques (le « Ratapoil » de 1848 n’est pas le fonctionnaire impérial de 1859) et politiques. En 1870, on distingue les « Arcadiens » ou « Mamelouks » qui sont des bonapartistes conservateurs et autoritaires avec Paul de Cassagnac, les bonapartistes libéraux et parlementaristes avec Émile Ollivier, les bonapartistes sociaux fort proches de l’empereur, et les bonapartistes de gauche, jacobins et anticléricaux, conduits par le propre cousin de Napoléon III, le prince Napoléon-Jérôme dit « Plon-Plon » ou surnommé le « Prince de la Montagne » puisque, député en 1848, il a siégé à l’extrême gauche au sommet de l’hémicycle.
Bonapartisme de gauche, bonapartisme de droite et centrisme bonapartiste
Jugeant que le bonapartisme n’est ni de droite ni de gauche, E. Borne estime qu’il « donne à ces politiques - dont il n’abolit pas les contradictions réciproques - un je ne sais quoi de flamboyant, de rigoureux, d’extrême, bref de romantique, qui tranche avec les forces classiques de la gauche et de la droite (24) ». Est-ce pour autant entériner la spécificité du bonapartisme ? Non, répond Marc Crapez qui étudie la genèse de la gauche et de la droite en France. Il signale que André Siegfried « sépare de la droite les bonapartistes [... qu’il nomme] “Gauche indépendante” (25) ». Pour étayer son affirmation, M. Crapez ajoute que « le bonapartisme est une “vigoureuse conception gouvernementale, où l’égalité subsiste mais où l’ordre prime la liberté”. Ses adeptes veulent une “République consulaire”, “démocratiques et autoritaire”, une “France, conservatrice parfois, démocratique toujours”. Le bonapartisme populaire “est au fond démocratique, égalitaire et anticlérical, quoique fortement porté sur l’ordre et l’autorité”. [...] Au début de la IIIe République, certains candidats bonapartistes vont “reporter ou laisser reporter leurs voix sur le candidat de gauche”. En certains endroits du département de la Loire-Inférieure, par exemple, plus d’un bonapartiste préfère “donner sa voix aux républicains plutôt que d’en faire bénéficier le parti blanc. [...] De temps à autre on reparle d’une combinaison où tous les bleus, c’est-à-dire les républicains et les impérialistes, s’uniraient contre les blancs” (26) ». Ce report de voix de la part des électeurs bonapartistes démontre que « la République décennale et le second Empire, tout comme le premier, développent sur le mode autoritaire les principes de la République modérée (27) ». Plus clairement, s’il est l’« héritier de la Révolution comme son vieil ennemi l’orléanisme, et comme lui visant à la synthèse équilibrée, le bonapartisme s’en distingue à jamais par ses caractères autoritaires et démocratiques (28) ». Allant plus loin dans l’analyse, F. Bluche et Stéphane Rials considèrent d’une manière qu’ils voudraient définitive, que « quelle que soit la méthode adoptée, on aboutit toujours à une négation de la définition droitière du bonapartisme. [...] Il y eut toujours des hommes de droite ralliés au bonapartisme ou égarés dans ses rangs, mais sur la longue durée (de l’an VIII à 1870, et même au-delà) le bonapartisme est essentiellement un centrisme. Un centrisme autoritaire. Un centre n’est pas une droite, et surtout pas celui-là (29) ». Un centrisme autoritaire et modernisateur, peut-on préciser. Or M. Crapez conteste l’analyse : « Il ne paraît pas assuré que cet hapax puisse résoudre le problème (sauf à baptiser le fascisme centrisme totalitaire). En effet, si l’on veut bien prêter attention aux pères fondateurs de l’analyse politologique (André Siegfried, Charles Seignobos, Albert Thibaudet), ils perçurent le bonapartisme comme un phénomène hybride, une sorte de “croisement” idéologique. (30) » Dans l’annexe de La gauche réactionnaire, M. Crapez bouleverse et affine la typologie ternaire émise par R. Rémond. Il met en évidence « la droite conservatrice [qui] entend freiner des évolutions jugées néfastes, sans se laisser intimider par la gauche, tout en détestant la droite réactionnaire. La version libérale est une grande tradition de pensée qui de Tocqueville [...] à Raymond Aron, se sent proche du modèle britannique. Le courant impérial est de souvenir bonapartiste ou de copie allemande (Révolution conservatrice). Il souligne que la grande école sociologique allemande est en quelque sorte à mi-chemin de la droite conservatrice libérale et de l’impériale. Ainsi Raymond Aron et, toutes choses égales par ailleurs, Alain de Benoist, peuvent partager nombres de référents (Weber, Pareto, Schmitt, etc.) (31) ». Quand P. Milza considère que le bonapartisme a engendré le national-populisme (Le Pen) et le « démocratisme plébiscitaire » (De Gaulle), il ne donne qu’une opinion convenue et dépassée.
Le temps de « l’Appel au Peuple »
On aurait pu croire que l’effondrement du second Empire eût entraîné dans sa chute le bonapartisme. Il n’en est rien. De son exil britannique, Napoléon III nomme le fidèle Rouher (le « vice-empereur » sous l’Empire autoritaire) chef du parti avec la mission de le réorganiser. Élu à l’Assemblée nationale, Rouher met en place une infrastructure militante au nom révélateur : « L’Appel au Peuple ». Il s’appuie sur de puissants journaux Le Gaulois, L’Ordre et Le Pays qui comptent « en 1872 entre un sixième et un quart selon les départements des lecteurs abonnés aux journaux venus de Paris (32) ». Dès 1873, le bonapartisme renoue avec le succès grâce aux élections législatives partielles. Aux élections générales de 1876, les bonapartistes obtiennent « un million de voix, 90 députés (sans compter cinq sympathisants) élus sans aucune pression administrative et une quarantaine de sénateurs, souvent anciens serviteurs de l’Empire (33) ». Ces résultats contredisent R. Rémond qui pense qu’aux débuts de la IIIe République, « le parti bonapartiste négligea de s’organiser en fonction de nouvelles règles du jeu politique et de se constituer en parti de type moderne : il eût fallu se donner des structures fortes et observer une discipline rigoureuse, pour compenser notamment la perte de l’appui administratif qui le dispensait précédemment de se doter d’un appareil en propre. Faute de quoi, les bonapartistes furent obligés de chercher le soutien de notables traditionnels, c’est-à-dire de ceux-là même dont les électeurs manifestaient clairement le désir de s’émanciper (34) ». La poussée de la gauche républicaine contraint les bonapartistes à se tourner vers le conservatisme. Les candidats font campagne en 1876 au nom du Comité national conservateur et représentent « la moitié de la droite (contre 5 % en 1871) (35) ». Désormais, commente F. Bluche, il « est historiquement dépassé. En devenant partie intégrante de la droite, il a perdu sa raison d’être (36) ». Le déclin du bonapartisme s’amplifie avec le brusque décès du prince impérial en Afrique en 1879. Celui-ci avait compris la nécessité de rénover les principales « idées napoléoniennes ». Outre le recours au plébiscite à l’avénement de chaque nouvel empereur et pour, le cas échéant, le révoquer, Alain Frérejean montre que l’héritier de Napoléon III envisage la division de la France en dix-huit régions chacune pourvue d’un parlement local et d’un budget régional (37).
Devenu le nouveau prétendant impérial, Napoléon-Jérôme « Plon-Plon » mécontente la frange la plus conservatrice et la plus cléricale de ses soutiens. Une scission s’opère entre ses partisans, minoritaires, constituent les Comités plébiscitaires et les bonapartistes conservateurs et autoritaires qui suivent Victor Napoléon, le fils de « Plon-Plon ». Plus que familiale, la rivalité est d’ordre politique. Faut-il tenir un discours à droite ou à gauche de l’échiquier politique ? Le bonapartisme doit-il rester fidèle à son origine révolutionnaire, devenir un conservatisme issu de la Révolution, une variante française de torysme ou bien se fondre dans la tradition contre-révolutionnaire en lui apportant l’autoritarisme, l’étatisme et le militarisme ? Dépités par ces querelles internes, certains bonapartistes optent pour une solution « providentialiste », le « solutionnisme » ou « n’importequinquisme » : « si la dynastie napoléonienne ne correspond plus aux décisions de la nation, résume F. Bluche, l’appel au peuple peut amener au pouvoir une nouvelle dynastie qui, elle, aura su les comprendre (38) ».
Quand éclate la crise boulangiste, les instances officielles plébiscitaires jérômistes et bonapartistes victoriens n’apportent pas leur soutien au « général revanche » alors que le bonapartiste de base, tenté par le radical-socialisme, le rejoint, y reconnaissant un style bonapartiste. Dix ans plus tard, au moment de l’affaire Dreyfus, les divergences s’accentuent au sein du bonapartisme. S’il influence en partie le nationalisme anti-dreyfusard en gestation, « c’est en tant qu’il est de gauche et non point conservateur, observe M. Crapez, c’est en ce qu’il s’inscrit dans l’héritage jacobin. Ce sont par exemple les bonapartistes de gauche qui se délectent des clabauderies drumontiennes, alors que les bonapartistes conservateurs y sont très réticents (39) ». L’impératrice Eugènie est dreyfusarde. Le fossé s’élargit entre l’élite (incarnée par la Maison impériale) et la base de plus en plus perméable aux thèses du nationalisme radical (ou « droite révolutionnaire »). L’obsolescence du bonapartisme se poursuit au début du XXe siècle. En 1914, les derniers plébiscitaires se rallient à l’Union sacrée. Après la Grande Guerre, « en dépit de la disparition de leurs principaux organes de presse, dont L’Autorité, certains sont élus députés dans la Chambre “bleu horizon”, tels Pierre Taittinger - président de l’Union de la Jeunesse Bonapartiste de la Seine - Paul Chassaigne-Goyon, Paul de Cassagnac. En 1923, lors d’un banquet, le comité politique annonce la création du “Parti de l’Appel au peuple”, et d’une revue, La Volonté Nationale, dirigée par André Desmaret. De leur côté, les Jeunesses Bonapartistes fondent le groupe des Étudiants plébiscitaires, animé par Roger Giron et Charles-Louis Vrigoneaux (rédacteur en chef de La Revue Plébiscitaire). Le Parti de l’Appel enregistre un net recul lors des élections de 1924, tandis qu’une part importante des militants adhèrent aux Jeunesses Patriotes ou à la Ligue des Patriotes, ressuscitée par le général de Castelnau, créateur de la Fédération nationale catholique. En 1925, la direction du parti est assurée par le duc de Massa, de Rudelle et le prince Joachim Murat, alors que le prince Jérôme meurt l’année suivante. Outre le Parti de l’Appel, le courant bonapartiste compte également l’Association Bonapartiste des Anciens combattants, fondée par Edmond Neveu et A. Dufour, les Jeunesses Bonapartistes qui publient à partir de 1929 L’Aiglon, Les Abeilles, groupement des dames bonapartistes et l’Association des journalistes plébiscitaires présidée par Robert Laënnec. Tant à la Chambre que lors des manifestations nationalistes, les bonapartistes doivent s’associer aux autres mouvements, défilant en 1934 aux côtés des Jeunesses Patriotes, des Croix de feu, de l’Action française, de la Solidarité française et des Francistes de Bucard (40) ».
Les derniers feux
En 1940, alors que les cendres de l’Aiglon sont ramenées à Paris sur ordre d’Hitler, le prince Louis Napoléon (1914-1997) ordonne la dissolution de toutes les organisations bonapartistes d’audience nationale et participe à la Résistance. Arrêté par la Gestapo, il rejette tout projet de restauration impériale avec l’aide de l’occupant et déclare : « Je suis Français et national ». Après la guerre, du fait de son état de résistant, avec l’accord du président Vincent Auriol et malgré la loi d’exil qui impose aux chefs des dynasties ayant régné sur la France de vivre à l’étranger et qui n’est abrogé qu’en 1951, le prince Napoléon s’installe à Paris. Vers 1957-1958, certains de ses partisans essaient de profiter de la déliquescence de la IVe République et de la crise algérienne pour envisager une nouvelle république consulaire. Il en rejette là encore l’idée et apporte son soutien au général de Gaulle. En 1992, le prince impérial appelle à voter « oui » au traité de Maastricht. Deux ans plus tard, il se brouille avec son fils aîné, le prince Charles Napoléon. Comme au temps de la querelle entre Napoléon-Jérôme et Victor, le conflit porte sur une question politique. Cette année-là, lors des élections européennes, Charles Napoléon encourage la liste régionaliste « Régions et peuples solidaires » de l’euro-député sortant Max Siméoni. En réaction, le prince impérial désigne son petit-fils Jean-Christophe (né en 1986) futur chef de la Famille impériale, la règle de succession des Napoléonides étant moins rigoureuse que les lois fondamentales chez les Capétiens.
En 2001, le prince Charles Napoléon se présente aux élections municipales d’Ajaccio et, s’alliant avec le social-démocrate Simon Renucci, remporte la municipalité au détriment - ô ironie ! - du Comité central bonapartiste. Localement influent, cette structure autonome relève en fait du mouvement chiraquien. Dans les années 1990 existe un Rassemblement bonapartiste qui périclite assez rapidement. À l’orée du nouveau siècle, d’anciens militants de ce rassemblement, en compagnie des membres de la Fédération bonapartiste de Franche-Comté, fondent France bonapartiste (41). Présidé par David Saforcada, c’est un mouvement politique qui continue à réclamer du bonapartisme ! il paraît se positionner sur un créneau assez souverainiste et « républicain ». En matière européenne, il s’apprête à voter « non » au référendum sur la Constitution européenne.
Finalement, « on doit à R. Michels ainsi qu’à J. Burnham, qui a repris les idées de Michels, d’avoir défini le bonapartisme comme une catégorie particulière du monde politique moderne. Le phénomène du bonapartisme est présenté par ces auteurs comme une des conséquences auxquelles aboutit, dans des circonstances déterminées, le principe démocratique de la représentation populaire, c’est-à-dire le critère politique du nombre et de la masse pure. [...] Le bonapartisme, bien qu’il soit l’antithèse de la démocratie, peut être considéré comme son ultime conséquence. C’est un despotisme fondé sur une conception démocratique qu’il nie en fait mais que, théoriquement, il porte à son accomplissement (42) ». Sous des aspects séducteurs, (« populisme », État impartial, recours à l’homme providentiel, dépassement des clivages partisans), le bonapartisme constitue une réplique à cette secousse majeure qu’est la Modernité. Loin d’être anti-moderne, il est au contraire éminemment moderne. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit apparu en France. Par bien des aspects, notre pays ressemble à un « Parc jurassique » des idées politiques puisqu’on y trouve tout aussi des bonapartistes que des royalistes, des gaullistes que des communistes, des souverainistes « nationistes » que des gauchistes, des fascistes que des socialistes, des libéraux que des démocrates-chrétiens. Les Français se complaisent dans des stéréotypes politiques désuets et dans des postures idéologiques datées. Longtemps lieu de la confrontation entre les pensées, l’Hexagone n’est plus qu’un dispensaire, un musée ou une vieille maison aux fenêtres cadenassées. Il serait tant de l’ouvrir de nouveau au grand air frais de la postmodernité, de la philosophie communautarienne et du fédéralisme intégral.
Notes
1 : Pierre Milza, Napoléon III, Perrin, 2004, p. 259.
2 : Frédéric Bluche, Le bonapartisme. Aux origines de la droite autoritaire (1800-1850), Nouvelles Éditions latines, 1980, p. 12.
3 : Idem, p. 10.
4 : P. Milza, op. cit., pp. 625 - 626.
5 : F. Bluche, Le bonapartisme. Aux origines..., op. cit. , p. 336.
6 : Jean-Christian Petitfils, La droite en France (De 1789 à nos jours), P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1983, p. 21.
7 : P. Milza, op. cit., p. 159.
8 : Idem, pp. 157-158.
9 : Idem, p. 157.
10 : J.-Ch. Petitfils, op. cit., p. 42.
11 : Idem, p. 42.
12 : Id., pp. 41 - 42.
13 : René Rémond, Les Droites en France, Aubier, 1982, p. 37.
14 : Idem, p. 107.
15 : P. Milza, op. cit., p. 122.
16 : Louis-Napoléon Bonaparte, L’Extinction du paupérisme, Paguerre, 1844, p. 265.
17 : P. Milza, op. cit., p. 96.
18 : Idem, p. 389.
19 : Id., p. 123.
20 : Id., p. 406.
21 : Id. p. 616.
22 : Id. , pp. 406-407.
23 : Id., p. 124.
24 : E. Borne, « Contradictions du bonapartisme », France-forum, février 1970, p. 20, cité par F. Bluche, Le bonapartisme. Aux origines...
25 : Marc Crapez, Naissance de la gauche, Michalon, 1998, p. 78.
26 : Id., p. 88. Souligné par l’auteur.
27 : F. Bluche, Le bonapartisme. Aux origines..., op. cit. , p. 338.
28 : Idem, p. 332.
29 : Frédéric Bluche et Stéphane Rials, « Fausses droites, centres morts et vrais modérés dans la vie politique française contemporaine », dans Stéphane Rials, Révolution et contre-révolution au XIXe siècle, D.U.C.-Albatros, 1987, p. 44. Souligné par les auteurs.
30 : M. Crapez, Naissance..., op. cit., p. 281. Souligné par l’auteur.
31 : Marc Crapez, La gauche réactionnaire, Berg International, 1996, pp. 283-284. Souligné par l’auteur.
32 : René Rémond, Les Droites..., op. cit. , pp. 139-140.
33 : Frédéric Bluche, Le bonapartisme, P.U.F., coll. « Que sais-je ? », 1983, p. 111.
34 : René Rémond, Les Droites..., op. cit. , p. 146.
35 : Frédéric Bluche, Le bonapartisme..., op. cit., p. 111.
36 : Id. , p. 117. Souligné par l’auteur.
37 : Voir à ce sujet Alain Frérejean, Napoléon IV. Un destin brisé, Albin Michel, 1998.
38 : Frédéric Bluche, Le bonapartisme..., op. cit., p. 116.
39 : M. Crapez, Naissance..., op. cit., p. 129.
40 : Ariane Chebel d’Appollonia, L’extrême-droite en France. De Maurras à Le Pen, Éditions Complexes, coll. « Questions au XXe siècle », 1988, pp. 171 - 172.
41 : Pour plus d’informations sur l’actualité du mouvement bonapartiste, on peut consulter le site officiel de France bonapartiste : //francebonapartiste.free.fr, et le site très intéressant d’un des cofondateurs de ce mouvement bonapartiste, Christophe Guay : www.bonapartisme.monsite.wanadoo.fr. Signalons qu’il existe un Parti bonapartiste néerlandais. Serait-ce l’ébauche d’une nouvelle Internationale ?
42 : Julius Evola, Les hommes au milieu des ruines, Guy Trédaniel-Pardès, 1984, pp. 75-76.
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