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Comment remédier au gouvernement des juges ? Par Frédéric Rouvillois [IXe Forum de la Dissidence]

Comment remédier au gouvernement des juges ? Par Frédéric Rouvillois [IXe Forum de la Dissidence]
 
Comment mettre fin au gouvernement des juges ? Agrégé de droit public et professeur des Universités, Frédéric Rouvillois nous apporte, à la lumière de l’expérience historique, une réponse simple : en définitive, la réponse est politique. C’est un rapport de force entre le législateur qui veut faire la loi et le juge qui veut la censurer.

Polémia

Introduction

Commençons par un constat : lorsque l’on confie à une juridiction le soin de contrôler la conformité des lois à la constitution, il semble à peu près inévitable qu’apparaisse ce que l’on appelle aujourd’hui le « gouvernement des juges »: c’est-à-dire, l’intervention massive de cette juridiction dans des affaires politiques qui en principe ne relèvent que du souverain ou de ses représentants directs.

1) Inévitable

On ne peut même pas parler de dérive pour désigner ce qui constitue un phénomène certain, cette captation ne se produisant pas seulement lorsqu’on attribue un tel pouvoir aux juges, mais aussi, lorsqu’on se contente de leur reconnaître un pouvoir qu’ils se sont adjugés à eux-mêmes de leur propre initiative. À ce propos, on évoque généralement le fameux arrêt de Marbury contre Madison[1] à l’occasion duquel la Cour suprême des États-Unis va s’attribuer, en 1803, le pouvoir de contrôler la conformité des lois à la Constitution fédérale, qui ne lui avait pas été expressément conféré à l’origine.

Mais on pourrait évoquer aussi, s’étalant sur une période beaucoup plus longue, le cas des Parlements d’Ancien régime qui, entre le Moyen-âge et la Révolution, constituent les plus hautes juridictions du Royaume[2]. Or, dès le XIVe siècle, celles-ci se sont reconnu, parallèlement à un rôle d’interprétation[3] des lois, une fonction de vérification de celles-ci. En vertu de ce pouvoir, les parlements pouvaient refuser d’enregistrer les lois, ce qui signifiait que celles-ci ne pouvaient être appliquées dans le ressort du Parlement en question. Sans doute le roi conservait-il le dernier mot, disposant-on y reviendra plus loin- des moyens de contraindre les Parlements à enregistrer ses lois, et donc, à les rendre applicables. Pour autant, ce pouvoir n’en était pas moins considérable : dès la fin du XVe siècle[4], il conduit les Parlements à se qualifier de « cours souveraines », alors même que la souveraineté appartient au roi et à nul autre. Mais les Parlements tiennent à faire comme s’ils étaient effectivement souverains, et il arrive souvent que les représentants du monarque, sinon les rois eux-mêmes, soient obligés de les remettre à leur place[5]. À la même époque, le grand juriste Etienne Pasquier s’étonne des prétentions de ces « cours qui portent le titre de souveraines », en rappelant que « grande est l’autorité d’une cour souveraine, mais non telle qu’elle soit au-dessus de la loi[6] ».

Et tel est bien le problème : en prenant ce titre, les cours prétendent faire ce qui, selon Jean Bodin, appartient en propre au souverain, faire et casser la loi[7]. Et par là même, gouverner. C’est pourquoi Louis XIV, un siècle plus tard, leur défendra expressément de se qualifier ainsi : elles ne sont, selon l’ordonnance civile de 1667, que des « cours supérieures ». Les Parlements obtempèrent, mais ils reprendront ce titre très significatif dès après la mort du roi en 1715. Ce titre, mais aussi et surtout, ces prétentions[8], comme le leur reprochera Louis XV en 1766[9] , puis le chancelier Maupéou en 1770, à propos de l’édit de discipline : le roi «  juge les avantages et les inconvénients de la loi. S’il commande alors, vous lui devez la plus parfaite soumission. Si vos droits s’étendaient plus loin, si votre résistance n’avait pas un terme, vous ne seriez plus ses officiers, mais ses maîtres ; sa volonté serait assujettie à la vôtre ; la majesté du trône ne résiderait plus que dans vos assemblées ; et, dépouillé des droits les plus essentiels de la couronne,(…) le roi ne conserverait que le nom et l’ombre vaine de la souveraineté[10] » En 1774, Ce dernier évoquant les rapports entre les parlements et la monarchie, parlait d’« un procès qui dure depuis trois-cents ans[11] ». Autrement dit, depuis que les parlements ont été en mesure de se saisir de ce pouvoir, et de prétendre participer au gouvernement de l’État.

Or, ce que montre l’histoire du Royaume de France et celle de l’Europe médiévale, on le retrouve de nos jours dans des systèmes « modernes » et démocratiques, des États-Unis à la Grande-Bretagne, à la Pologne ou à Israël.

Pourquoi une telle constance ? Montesquieu nous en dit quelque chose lorsqu’il affirme que « c’est une expérience éternelle, que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser [12] ». Pour ce qui nous intéresse, on pourrait ajouter que les mêmes mécanismes et les mêmes logiques produisent les mêmes effets. Les mêmes mécanismes, c’est-à-dire, la fonction d’interprète de la règle dévolue au juge par la nature même de son office : si en effet on lui reconnaît le pouvoir de contrôler la conformité de la loi à la constitution, cette fonction implique qu’il interprète, autrement dit, qu’il détermine la signification de la loi qu’il contrôle, et en parallèle, celle de la Constitution au regard de laquelle il la contrôle. Or, ce rôle est d’autant plus considérable que la constitution est généralement rédigée de façon concise et en termes très généraux – ce qui va conférer au juge une marge de manœuvre importante, encore accrue par sa situation spécifique au sommet de la hiérarchie juridictionnelle, qui garantit que son interprétation ne sera ni contrôlée ni remise en question par un organe supérieur. En lui attribuant ce rôle de contrôleur incontrôlé, la constitution autorise le juge constitutionnel à déterminer librement sa signification.

Dans ces conditions, comment imaginer, après avoir relu les mots de Montesquieu, que le juge constitutionnel ne sera pas tenté, – sans doute pour de forts bonnes raisons : « Qui le diroit ! la vertu même a besoin de limites[13] » – d’abuser, un jour ou l’autre, du pouvoir qu’on lui offre. Et de justifier son impérialisme en assurant qu’à travers lui, c’est authentiquement la loi, et non l’homme, qui gouverne.  Qu’il est juste qu’il exerce le pouvoir, puisqu’il le fait au nom de la justice et du droit.

En somme, dès lors qu’il existe une constitution, et un juge chargé de garantir son respect par la loi, l’évolution vers le gouvernement des juges semble pratiquement inévitable, et elle emprunte presque toujours les mêmes voies[14] . La question qui se pose alors est très simple : est-elle remédiable ?

2) Irrémédiable ?

Sur ce plan, il y a au moins un remède incontestable : l’existence, au sommet de l’état, d’une volonté politique suffisamment forte et déterminée pour inhiber les tentations ou les ambitions des juges.

C’est ce à quoi procède Louis XIV dès le début de son règne, en constatant que les limitations établies par des ordonnances successives, notamment l’Ordonnance de Moulins de 1566[15] ou celle de 1629 sur l’application des lois, n’était pas respectées : il entreprend alors de « mater les cours souveraines[16] » à travers l’ordonnance civile de 1667, puis la déclaration du 23 février 1673, qui réservent le droit de remontrance aux cours souveraines, qualifiées désormais de cours supérieures, de façon limitée et encadrée, des sanctions privées et publiques assurant le respect de ces dispositions. Le résultat, c’est que sous son règne, les remontrances, et donc la possibilité de refuser d’enregistrer les ordonnances et d’empêcher leur application, furent « comme abolies », ainsi que le roi le note dans ses Mémoires[17]. « Les bruits de Parlement ne sont plus de saison[18] », se réjouit Colbert en 1679.

Dans un contexte totalement différent, c’est également ce à quoi procède Franklin Roosevelt au lendemain de sa réélection en 1937. Jusqu’à cette date, la Cour suprême des États-Unis s’opposait de façon systématique à la législation keynésienne adoptée dans le cadre du New Deal à l’initiative du président : face à ces rebuffades, Roosevelt agite la menace d’une réforme en profondeur de la cour[19] qui préfère céder, se soumettre et renoncer à la « souveraineté judiciaire[20] ».

On ne résiste pas à un homme fort, même si, sur un plan juridique, on est persuadé qu’il a tort : c’est ce que montre le Conseil constitutionnel sous la présidence du général De Gaulle de 1959 à 1969, avec comme exemple typique la décision du 6 novembre 1962[21]  : si, sur le fond, Le Conseil ne doute pas du caractère irrégulier de la procédure suivie par le Général – le recours au référendum de l’article 11 pour procéder à une révision de la Constitution -, il préfère prudemment « botter en touche » en se déclarant incompétent pour contrôler la constitutionnalité d’une loi référendaire – afin de ne pas subir les foudres présidentielles ni se  voir accusé de s’opposer au peuple souverain. Le lendemain matin, à la fin du Conseil des ministres, le Général se frotte les mains : « la loi référendaire est réglée : Le Conseil constitutionnel a évité de commettre une bêtise[22]. »

Lorsqu’il se trouve face à une personnalité dotée d’une légitimité incontestable et prête à tout pour imposer son projet, le juge est amené à se soumettre – plutôt qu’à de se démettre ou à provoquer une crise révolutionnaire. Toutefois, ce remède politique est aléatoire -puisqu’il suppose l’apparition d’un chef suffisamment déterminé-, et temporaire : dès la mort de Louis XIV en 1715, les parlements réaffirmeront leurs ambitions[23] ; dès 1971, le Conseil constitutionnel osera se placer dans la position d’un juge qui gouverne, ou du moins, qui réinterprète la constitution pour censurer les lois qui lui déplaisent.

Le problème est donc de savoir s’il existerait des remèdes juridiques, qui auraient, contrairement aux remèdes politiques, l’avantage d’être à la fois certains et pérennes.

Parmi ces remèdes, certains se situent en amont de la fonction du juge : ils s’avèrent en général d’une efficacité limitée. D’autres, plus pertinents, se situent en aval de la fonction du juge, et se ramènent à la possibilité de remettre en cause, après coup, une décision prise par celui-ci.

I En Amont : des pistes peu convaincantes

En amont, les principales solutions envisagées portent sur la restriction des normes sur le fondement desquelles le juge peut statuer, puis sur les méthodes d’interprétation de celles-ci.

A) La restriction des normes de référence

1) Un thème classique

Au XVIIIe siècle, les cercles éclairés et l’opinion publique ont eu le temps de prendre conscience des excès du pouvoir juridictionnel, et Montesquieu lui-même, quoique magistrat au Parlement de Bordeaux, n’hésite pas à rappeler, dans l’Esprit des lois, les inconvénients d’un « gouvernement des juges »: « si la puissance de juger (…) était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire ; car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur[24] ». Dans le même texte, il affirme que l’on doit faire en sorte que « les jugements ne soient jamais qu’un texte précis de la loi ». Mais pour cela, il faut que la loi le permette. Il faut qu’elle soit rédigée de telle sorte que le juge puisse l’appliquer sans y ajouter, ni sans se donner le pouvoir exorbitant d’en déterminer le sens.

Tel est donc, à cette époque, l’un des objectifs de la codification du droit et de la constitution : déterminer précisément les règles applicables afin que les juges, se conformant strictement à ce qui a été codifié par le législateur ou le constituant, puissent n’être rien de plus « que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur[25]. »

C’est à cette idée que se rattachent, de nos jours, certains projets de réforme visant à réduire l’impérialisme débordant du Conseil constitutionnel.

À ce propos, il faut rappeler d’abord en quelques mots comment celui-ci s’est attribué, de son propre chef, le rôle d’un « juge qui gouverne » au sommet de « l’État de droit ». Lorsqu’il est créé en 1958, dans la Constitution de la Ve République, le Conseil ne se voit attribuer qu’un rôle assez modeste – comme l’indique sa dénomination, qui confirme que l’on n’a pas voulu en faire une Cour ou un Tribunal suprême, précisément afin d’éviter qu’il ne tombe dans le gouvernement des juges.[26] En ce sens, Raymond Janot, le conseiller d’État qui représente le général de Gaulle lors de la seconde phase des travaux préparatoires, en août 1958, souligne expressément que le Conseil ne contrôlera la conformité des lois et des traités qu’au regard de la Constitution au sens étroit du terme – des articles 1 à 92-, sans y inclure le préambule qui la précède[27]. Ni surtout, insiste-t-il, les textes auquel renvoie ce dernier, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et le pléthorique préambule de la Constitution de 1946. Il s’agit manifestement de limiter les normes de référence afin de délimiter le pouvoir du Conseil, et de prévenir tout impérialisme de sa part.

Et de fait, de 1959 à 1971, chacun constate le rôle effacé de ce que François Mitterrand traite de « Cour suprême de musée Grévin » et « de garçon de courses » du général de Gaulle[28]. Mais un jour, tout change : le 16 juillet 1971, Le Conseil constitutionnel va affirmer expressément ( en dépit du refus exprimés lors des travaux préparatoires) la valeur constitutionnelle du Préambule, des textes auxquels il renvoie, et même des catégories simplement mentionnées dans ces textes, comme les énigmatiques «  principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » cités dans le préambule de 1946 : mieux, le Conseil constitutionnel va jusqu’à inventer l’un de ces mystérieux «  principes fondamentaux », celui de la liberté d’association, ce qui lui permet de censurer la loi dont il avait été saisi par le président du Sénat. Ce « coup d’État du droit[29] » va permettre au Conseil constitutionnel de développer presque à l’infini les normes de référence dont il dispose pour contrôler les lois :  ce qui va lui permettre de s’imposer, à rebours de l’intention originelle du constituant, comme l’un des éléments centraux du système institutionnel, susceptible d’intervenir directement sur l’orientation de la législation, et même, sur le contenu de ce que l’on appellera après cette décision le « bloc de constitutionnalité ».

En somme, concluent certains, c’est grâce à cette masse de normes sur lesquelles il prend appui que le Conseil constitutionnel a pu devenir « un juge qui gouverne ». À l’inverse, il suffirait donc, selon ces mêmes observateurs, de dégonfler ce bloc, ou mieux encore, de le supprimer, pour ramener le Conseil à ses modestes dimensions initiales[30]. Concrètement, il n’y aurait qu’à remettre en cause la jurisprudence de 1971 et ses conséquences (la constitutionnalisation du préambule et des textes auxquels il renvoie), ce qui contraindrait le Conseil constitutionnel à ne plus statuer que sur la base de la Constitution elle-même, comme il le faisait du temps du général De Gaulle.

2) Une tentative inutile

Malheureusement, une telle tentative serait vouée à l’échec.

À ce propos, on peut évoquer l’exemple américain, et noter que la brève constitution fédérale adoptée en 1787, et le très petit nombre de ses révisions ( 27 amendements depuis 1789) n’ont pas empêché la naissance du gouvernement des juges – la Cour suprême s’étant reconnue, dès 1803, le pouvoir de contrôler la conformité des lois à la constitution fédérale, et ayant ensuite développé ses pouvoirs de façon spectaculaire sur la base d’une formule figurant dans le XIVe amendement ratifié en 1868, la clause du « due process ». Où l’on constate qu’une base normative très réduite suffit à fonder une jurisprudence foisonnante et un pouvoir juridictionnel immense.

Il en irait certainement de même en France avec le Conseil constitutionnel.

En ce qui concerne celui-ci, on doit rappeler d’abord qu’en juillet 1971, lorsqu’il affirme, malgré la volonté explicite des constituants, la valeur constitutionnelle du préambule, et qu’il crée ainsi le fameux « bloc de constitutionnalité », Le Conseil se prononce sur la base de la Constitution existante : il n’a pas eu besoin de ces normes supplémentaires pour affirmer son propre pouvoir.

Mais surtout, on peut constater que, de même que la Cour suprême américaine, le Conseil n’a pas besoin d’une base normative étendue pour développer ses pouvoirs et imposer ses choix politiques. C’est ce qu’indique de façon spectaculaire une jurisprudence très abondamment commentée, la décision 2018-717 QPC du 6 juillet 2018, Herrou, relative le principe de fraternité.

Dans cette décision, Le Conseil constitutionnel commence par constater qu’« aux termes de l’article 2 de la Constitution, la devise de la République est « liberté égalité, fraternité » : d’où il déduit, ce qui ne figure nulle part dans la constitution, « que la fraternité est un principe à valeur constitutionnelle ». De ce principe, qu’il vient d’extraire de la devise républicaine comme un prestidigitateur sortirait un lapin de son haut-de-forme, Le Conseil constitutionnel affirme ensuite que « découle la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». D’où, l’inconstitutionnalité des dispositions législatives réprimant toute aide apportée à la circulation des étrangers en situation irrégulière – puisque cette aide, lorsqu’elle est motivée par un but humanitaire, est conforme au principe de fraternité.

C’est ainsi que n’importe quel mot, formule, clause, ou expression figurant dans la constitution est potentiellement susceptible d’être utilisé par le juge constitutionnel pour fonder une règle nouvelle. On pourrait aller jusqu’à renverser la proposition énoncée plus haut, et affirmer que, paradoxalement, plus la base sur laquelle il s’appuie est réduite, plus un juge pourra être tenté d’étendre son propre pouvoir. Mais surtout, on constate qu’ il n’a même pas besoin pour cela des textes auxquels renvoie le Préambule : par conséquent, même s’il était possible de revenir sur la jurisprudence de 1971, ce retour n’aurait, de ce point de vue, aucun impact significatif.

B) Le comportement du juge

Un autre moyen de prévenir le basculement dans le gouvernement des juges consisterait à s’assurer de leur modération, ou de leur renoncement à faire prévaloir leur propre interprétation de la règle sur l’intention de ses auteurs.

1) La retenue et la méthode

Comme le déclare en 1949 un membre éminent de la Cour suprême américaine, le juge Frankfurter, « il est essentiel que les pouvoirs de l’organe non démocratique de notre gouvernement soient exercés avec la plus rigoureuse réserve[31] ».

Quelques années plus tôt, au plus fort des débats américains sur le gouvernement des juges, un autre membre célèbre de la Cour, le juge Wendel Holmes, évoquant le fameux XIVe amendement, déclarait que celui-ci n’avait pas été conçu « pour donner carte blanche » à la Cour « en vue d’exprimer ses propres convictions économiques ou morales [32]», et de les imposer malgré la volonté majoritaire du congrès.

Au même moment, le juriste marxiste Louis Boudin, l’inventeur de la formule « gouvernement des juges », affirmait que l’intervention de ces derniers devait en toute hypothèse rester très prudente, et n’avoir lieu qu’en cas d’atteinte manifeste à la constitution, « lorsque le congrès ou la législature d’un État enfreignent une règle constitutionnelle claire[33] » – ce qu’il estimait, sinon impossible, du moins extrêmement rare.

Un autre moyen d’éviter une dérive vers la toute-puissance consisterait, pour les juges, à refuser d’interpréter les règles constitutionnelles en fonction de leur sensibilité ou de leur orientation idéologique personnelle, mais en se conformant strictement au sens donné à ces règles par leurs auteurs : autrement dit, en s’en tenant à l’intention originelle de ces derniers. Aux États-Unis, telle est la position défendue par les tenants d’une théorie juridique actuellement dominante au sein de la Cour suprême, l’originalisme.

Selon eux, « le sens revêtu par les dispositions de la constitution au moment de leur adoption [34] » s’impose aujourd’hui au juge « lorsqu’il l’interprète et la met en œuvre ». Cette approche se situe ainsi aux antipodes de la théorie dite du « droit vivant », qui pousse les juges à l’activisme et à la subjectivité en exigeant d’eux qu’ils mettent à jour en permanence le texte constitutionnel en fonction de ce qu’ils ressentent comme étant (ou devant être) les évolutions contemporaines de la société. La thèse originaliste prétend ainsi à la neutralité et vise à faire (ou à refaire) du juge une « puissance nulle », dépourvue de prérogatives politiques : un juge « bouche de la constitution », qui renonce à gouverner puisqu’il se trouve tenu par des principes qu’il n’est plus maître de remodeler à sa guise.

2) Inefficacité

La beauté de ces remèdes, mais aussi leur fragilité, vient de ce qu’ils reposent tous deux  sur le bon vouloir des juges, sur la rigueur de leur éthique politique ou scientifique. Autrement dit, sur leur renoncement volontaire à se saisir d’un pouvoir abusif, soit par conviction, soit parce qu’ils pensent qu’il serait finalement dangereux, pour eux-mêmes ou pour l’institution, de paraître aller trop loin[35].

Voilà pourquoi ces remèdes ne représentent pas une garantie stable : dépendant des hommes et non de la loi, ils s’avèrent au fond aussi aléatoires, et aussi temporaires, que les remèdes politiques évoqués dans l’introduction : satisfaisants aussi longtemps que la majorité des juges qui composent l’institution acceptent de s’y soumettre, ils perdent toute efficacité dès que la majorité se modifie, ou qu’elle change de position.

C’est ainsi qu’aux États-Unis, la théorie de la retenue, vigoureusement défendue par l’intelligentsia progressiste aussi longtemps que la gauche est demeurée minoritaire au sein de la Cour suprême, va être totalement oubliée dès qu’elle y devient majoritaire, avec les cours Warren et Burger. Sous la Présidence du Chief Justice Warren (1953-1969), « la Cour a assumé la responsabilité de la transformation politique, imposant des transformations bloquées depuis longtemps par le Congrès[36] », ce qui se manifeste dès 1954 avec la fameuse décision Brown[37] où la Cour déclare à l’unanimité que les règles de ségrégation pratiquées dans les écoles publiques violent la garantie constitutionnelle de l’égale protection de la loi. Une réorientation suivie d’une spectaculaire réaffirmation de ses pouvoirs : dans une retentissante décision rendue en septembre 1958[38]Cooper v. Aaron, la Cour suprême déclare que « le pouvoir judiciaire fédéral est suprême dans l’exposition du droit de la constitution et ce principe n’a jamais cessé d’être tenu par la Cour et par le pays comme la caractéristique permanente et indiscutable de notre système constitutionnel. »  La Cour Burger (1969-1983) confirmera l’œuvre de la Cour Warren : en janvier 1973, c’est elle qui rendra la célèbre décision Roe v. Wade[39], qui affirme, à travers une interprétation extrêmement « créative » du XIVe amendement, un droit constitutionnel fédéral à l’avortement.

À l’heure actuelle, si la jurisprudence de la Cour suprême, dominée par les juges conservateurs, se conforme sagement au principe de la méthode « originaliste », il suffirait d’un changement de majorité pour la relancer dans la voie du « gouvernement des juges » et en faire à nouveau un acteur privilégié de la transformation progressiste du système.

II En aval : des solutions plus crédibles

En définitive, les solutions situées en amont de la décision du juge s’avèrent incertaines, contrairement à celles qui, se situant en aval, après l’intervention du juge, paraissent plus efficaces, même si elles impliquent une intervention au coup par coup – celle de l’exécutif, du législatif, voire du peuple lui-même.

A) L’exécutif

1) Le lit de justice

Sous l’Ancien régime, les cours souveraines, chargées de vérifier les lois du roi, peuvent refuser de les enregistrer, notamment lorsqu’elles les jugent contraire aux lois fondamentales. Elles envoient alors des « remontrances » au roi afin de lui expliquer pourquoi. Si celui-ci estime ces remontrances injustifiées, il peut contraindre la cour à enregistrer la loi par des « lettres de jussion ». Mais il arrive que la cour persiste dans son refus – conduisant à un blocage de la procédure législative. Dans ce cas, confronté à la résistance opiniâtre des juges, le roi dispose d’un moyen ultime, le lit de justice. Il vient alors siéger lui-même à la Cour avec son Chancelier, et là, il rend lui-même, en personne, l’arrêt ordonnant l’enregistrement, la présence du souverain suspendant le pouvoir des juges : « le roi a ainsi en quelque sorte le dernier mot[40]. » Si tel n’était pas le cas, il « serait limité dans l’exercice de son pouvoir de légiférer [41]», et même, potentiellement, privé de celui-ci.  À l’inverse, le fait qu’il puisse reprendre la main à tout moment peut être considéré comme justifiant le contrôle exercé par les cours.

Telle est l’image que reprend le publiciste Georges Vedel en 1991 à propos du Conseil constitutionnel : celui-ci a la possibilité d’imposer sa propre vision de la Constitution et sa lecture de la loi, mais le cas échéant, il ne peut empêcher le chef de l’État (voire, les parlementaires) d’initier une révision de la Constitution dans l’objectif de contourner sa jurisprudence. « C’est cette plénitude du pouvoir de révision constitutionnelle », écrit Vedel « qui légitime le contrôle de la constitutionnalité des lois. » Celle-ci n’est en effet démocratiquement admissible que parce que « l’obstacle que la loi rencontre dans la Constitution peut être levé par le peuple souverain ou ses représentants s’ils recourent au mode d’expression suprême : la révision constitutionnelle. Si les juges ne gouvernent pas, c’est parce que, à tout moment, le souverain, à la condition de paraître en majesté comme constituant peut, dans une sorte de lit de justice, briser leurs arrêts[42] ». C’est ainsi que le rapporteur du projet de loi constitutionnelle du 25 novembre 1993, Jean-Pierre Philibert, présente expressément ledit projet :  comme visant à « redresser une interprétation du Conseil constitutionnel relative à la portée du droit d’asile[43] » énoncée dans une décision du 13 août 1993[44]. « l’exposé des motifs du projet de loi que vous présentez (…) à l’exquise pudeur de ne faire aucune allusion à la décision du Conseil constitutionnel du 13 août 1993, mais ne nous cachons pas derrière notre petit doigt : si nous sommes ici aujourd’hui, c’est bien pour tenir une sorte de lit de justice et remettre en cause cette décision qui a créé un obstacle inattendu à la réalisation d’une politique européenne d’accueil des demandeurs d’asile[45] ».

2) Et ses limites

Au premier abord, la solution semble satisfaisante : elle permet au juge de faire valoir son point de vue sans être en mesure de l’imposer au souverain, et ce faisant, de se substituer à celui-ci. Elle neutralise le gouvernement des juges, pour autant que le souverain en manifeste la volonté.

Mais elle n’est pas sans défauts. Sous l’Ancien régime, « le lit de justice ne réussissait qu’aux rois forts, comme Louis XIV, qui en usa au début de son règne. Autrement, le roi parti, les magistrats ne tenaient nul compte de ces « lettres passées par la force » »[46].

La version moderne pose des problèmes comparables. Aux États-Unis, dans les années 20, le bouillonnant sénateur du Wisconsin Bob La Follette, évoquant au cours d’un meeting la possibilité de surmonter au moyen d’une modification constitutionnelle la jurisprudence relative au travail des enfants, reconnaissait que « nous ne pouvons pas vivre sous un système de gouvernement où nous sommes obligés de réviser la constitution à chaque fois que nous voulons faire adopter une loi progressiste[47] ». On ne peut pas répéter indéfiniment les lits de justice.

Par ailleurs, comme sous l’Ancien régime, la question est de savoir ce qui se passe après : en l’occurrence, non plus après le départ du roi, mais après la révision introduisant dans la constitution une règle nouvelle permettant de surmonter l’opposition du juge constitutionnel. Or, là encore, c’est à ce dernier qu’il appartiendra d’interpréter la règle en question, et donc, le cas échéant, d’en modifier le sens ou d’en neutraliser la substance[48].

B) Le Parlement

Le sénateur Bob La Follette, après avoir reconnu que l’on ne peut modifier la constitution de façon trop fréquente, va suggérer une solution alternative susceptible de mettre un point final au gouvernement des juges, ce « Frankenstein que nous devons détruire, sans quoi c’est lui qui nous détruira ! »[49]

« Le pouvoir usurpé des cours fédérales doit être aboli d’un coup, et les juges fédéraux doivent se conformer aux principes de ce gouvernement[50] ». À cet effet, le sénateur suggère d’introduire un amendement à la constitution, connu sous le nom de « The La Follette Proposal », prévoyant qu’en cas de décision d’inconstitutionnalité d’une loi prononcée par la Cour, la loi en question resterait en vigueur si elle était confirmée par chacune des deux chambres à la majorité des deux tiers. En somme, la cour ne dispose plus que d’un droit de veto sur les lois qu’elle contrôle- un veto qui, comme celui du Président américain, est susceptible d’être surmonté par le Congrès à une majorité qualifiée.

Cette solution ne sera pas adoptée aux États-Unis. En revanche, elle va inspirer, au début du XXIe siècle, le programme politique de la droite israélienne, soucieuse de mettre fin à la domination de la Cour suprême. En 2014, la députée Ayelet Shaked avait ainsi déclaré que la Cour portait atteinte aux principes de la démocratie, et affirmé ne pas voir « d’autre solution que d’adopter une clause permettant de surmonter les décisions de la Cour », car en définitive, « c’est la Knesset qui est souveraine[51] ».

Nommée ministre de la Justice en 2015, Shaked ne parvint que très partiellement à ses fins. Néanmoins, en avril 2019, lors de la campagne pour des élections législatives, son parti, la « New Right », inscrit dans son programme la promesse de poursuivre l’effort de réduction des pouvoirs de la Cour, et en particulier, d’établir une clause prévoyant que la Knesset pourrait surmonter ses décisions à la majorité de 61 voix sur 120.

Début 2023, cette « clause du contournement[52] », ou « override clause », constitue l’élément phare de la « refonte radicale » proposée par le nouveau ministre de la Justice Yariv Levin[53]. Permettant à la Knesset de revoter au bout de trois mois à la majorité simple une loi annulée par la Cour suprême, elle sera l’une des causes principales des grandes manifestations organisées par la gauche contre la réforme durant les mois suivants. Elle sera finalement abandonnée le 29 juin par Benyamin Netanyahou[54].

C) Le peuple

En Israël, c’est paradoxalement au nom de la démocratie que le projet consistant à permettre aux élus du peuple de remettre en cause une décision de la Cour suprême a été attaqué en 2023. Qu’en serait-il s’il s’agissait du peuple lui-même, par voie de référendum, comme le proposait Théodore Roosevelt en 1911 ?  L’ex-président, qui proclame alors la nécessité de réagir à la toute-puissance des juges, évoque à cet effet « la solution connue sous le nom de recall des décisions judiciaires[55] ». En mars 1912, à New York, il prononce en ce sens un discours, « The Right of the people to rule », dans lequel il propose « de confier au vote populaire la mission de trancher les conflits soulevés entre les législatures et les judicatures d’État (…) et de décider si la déclaration d’inconstitutionnalité prononcée par les juges devait être maintenue ou rapportée[56] ». Il ne s’agit pas, commente Édouard Lambert, « de révocation des décisions judiciaires ou d’une révision populaire du droit fait par les juges ; il s’agit simplement d’appeler le peuple à résoudre un conflit entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif[57]. » Quant aux attaques dirigées contre ces propositions, elles constituent, selon Roosevelt, « une critique contre tout gouvernement populaire ».

Mais on retrouve ici le problème évoqué à propos du lit de justice : face à un juge constitutionnel en mesure de censurer à tour de bras une législation qui lui déplaît, il n’est évidemment pas possible de prévoir une multiplication inconsidérée des référendums : même le général De Gaulle, pourtant très attaché à cette pratique, reconnaissait en 1962 qu’« il ne faut pas, en effet, abuser du référendum[58] ». Si on le faisait, on le banaliserait, et l’on affaiblirait ainsi de façon irrémédiable l’arme conçue pour neutraliser le gouvernement des juges.

Conclusion

En conclusion, on est obligé d’en revenir aux perspectives plutôt pessimistes évoquées en introduction : dès lors qu’un organe est chargé de contrôler la constitutionnalité des lois, il est très difficile de faire machine arrière et de mettre fin à une telle procédure ; or, dès qu’une telle situation se présente, l’évolution vers un gouvernement des juges est presque inévitable, et à peu près irrémédiable, du moins par des moyens juridiques : aucun de ceux que l’on a mentionnés ne constitue à cet égard une garantie totale, sauf peut-être la possibilité offerte au Parlement de surmonter une décision juridictionnelle. Mais, les protestations immenses suscitées sur place et dont le monde entier par sa version israélienne, la « override clause », conduiront finalement le Premier ministre Benjamin Netanyahu, pourtant peu connu pour sa timidité excessive, à y renoncer en juin 2023.

Et en définitive, ce que nous enseigne l’histoire mais aussi la pratique contemporaine, c’est, là encore, que la question est politique, et que la réponse dépend principalement du rapport de forces entre celui qui veut la loi, et celui qui pourrait la censurer.

Frédéric Rouvillois 23/11/2023

[1] Marbury v/ Madison ( 5 US ( 1 Cranch) 137 ( 1803), trad. fr. in É. Zoller, Grands Arrêts de la Cour suprême des États-Unis, PUF, 2000, p. 73.

[2] À la fin du XVIIIe siècle, celles-ci sont au nombre de dix-sept : outre le Parlement de Paris, on peut citer les parlements de Toulouse, d’Aix, de Rouen, de Rennes, de Dijon, de Bordeaux, de Grenoble, de Pau, de Metz, de de Besançon, de Douai, de Nancy, plus les conseils souverains d’Artois, d’’Alsace, du Roussillon et de Corse.

[3] Cette fonction d’interprétation des lois permet aux juges de déterminer le sens de la règle qu’ils appliquent, et qui fait d’eux des co-législateurs permanents : « habitude bien ancrée » à laquelle la monarchie française commence à réagir dès la fin du Moyen-âge, comme le décrit Jacques Krynen dans L’idéologie de la magistrature ancienne ( Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 2009, pp.139 ss) – mais en vain : «  Sous François 1er, l’impopulaire chancelier Poyet se berçait d’illusions lorsqu’il déclarait, à propos des ordonnances contenues dans l’acte de Villers-Cotterêts dont il avait été le rédacteur, qu’une fois décrétées par le roi, il n’appartiendrait à aucune cours d’interpréter ni y ajouter ou diminuer » ( p. 152). Les rappels formulés par les chanceliers «  à la stricte application des lois » ( ibidem, p. 153) se succéderont tout au long du XVIe et du XVIIe siècle, jusqu’à «  l’attaque massive placée au tout début de l’ordonnance civile de 1667 » ( p. 155). De notre point de vue, l’un des intérêts de l’ordonnance de 1667, c’est son absence de nouveauté  : dans tous les pays d’Europe, on retrouve le même type de conflit entre le législateur et le juge, et les mêmes prohibitions  : « C’est uniquement dans la forme que l’interdiction d’interpréter proclamé par Louis XIV en 1667 se distingue de toutes les autres (…) Quant au fond (…) Pussort avait bien raison, pour se défendre de toute accusation de nouveauté, de faire observer (…) «  qu’il n’y a pas un article qui ne trouve son exemple dans les anciennes ordonnances » (cité ibidem, p. 157).

[4] Cf. F. Olivier Martin, Histoire du droit français des origines à la révolution, Paris, Domat, 1948, p. 528: l’auteur note que Louis XI utilisa fréquemment cette expression.

[5] C’est ce que fait par exemple, sur un ton très vif, le chancelier Michel de l’Hospital devant le Parlement de Normandie en 1563 : « Vous jurez (…) de garder les ordonnances (…) ( Mais) les gardez-vous bien ? La plupart d’entre elles est mal gardée ». Vous faites « ainsi qu’il vous plaît (…) Vous dites être souverains 

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