Comme vous pouvez le constater, l’ouvrage de Huntington est intéressant car il contient une foule de concepts permettant d’abstraire et ainsi de comprendre la réalité. À partir de ces concepts, l’esprit peut explorer de nouvelles voies. Huntington constate par exemple que beaucoup de pays traditionnels ont évolué du kémalisme vers le réformisme. En effet, durant les premières phases du changement, l’occidentalisation favorise la modernisation. Pendant les phases suivantes, la modernisation favorise la désoccidentalisation et la résurgence de la culture indigène de deux manières. « À l’échelon sociétal, la modernisation renforce le pouvoir économique, militaire et politique de la société dans son ensemble et encourage la population à avoir confiance dans sa culture et à s’affirmer dans son identité culturelle. À l’échelon individuel, la modernisation engendre des sentiments d’aliénation et d’anomie à mesure que les liens et les relations sociales traditionnelles se brisent, ce qui conduit à des crises d’identité auxquelles la religion apporte une réponse » [p.99].
La religion comme moteur civilisationnel
La place que Huntington confère à la religion est importante. Il est évident que pour nombre de personnes désorientées, surtout dans des sociétés vides de sens, la religion peut constituer un refuge, voire une façon plus solide d’appréhender la vie dans son ensemble. La religion rend aux gens la fierté qu’ils avaient perdue, elle leur donne un passé, un présent, un futur, une structure mentale et sociologique ainsi que des aspirations communes. C’est ce qui fait la force des sociétés culturellement homogènes et la faiblesse des États multiethniques et multiculturels. Les pays à majorité musulmane sont un bon exemple de ce phénomène. Les organisations islamiques y sont de plus en plus présentes sur le terrain. Elles ont compris que pour prendre le pouvoir, il fallait être les premières à agir en cas de problème et s’imposer comme la seule alternative possible face au gouvernement en place. Lors des tremblements de terre en 1992, au Caire, ces dernières étaient souvent les premières à soigner les blessés tandis que les secours gouvernementaux tardaient. Huntington note qu’en 1995, tous les pays majoritairement musulmans, sauf l’Iran, étaient culturellement, socialement et politiquement plus islamiques et islamistes que quinze ans auparavant. L’exemple irakien est encore plus criant. Dans la détresse la plus totale, le peuple irakien se retourne inexorablement vers ses racines sunnites ou chiites. Les hôpitaux musulmans ne désemplissent pas car ils sont les seuls à offrir un service de soins efficaces et gratuits ! La suppression du régime laïc de Saddam a ouvert une voie royale à une réislamisation du pays, la présence américaine ne faisant qu’exacerber davantage la conscience identitaire de la population. Huntington assimile donc la religion à un véritable moteur civilisationnel, source de dynamisme. C’est une interprétation techniciste et bien américaine d’un phénomène à notre sens plus profond. Cependant, ignorer superbement cette donnée essentielle en politique internationale serait une erreur. Elle a déjà coûté cher à l’Occident et risque encore de lui poser des problèmes dans un proche avenir.
Chapitre IV : L’effacement de l’Occident : puissance, culture et indigénisation
Si Huntington constate un déclin de l’Occident, il est néanmoins d’accord pour dire qu’à l’heure actuelle, après sa victoire contre le communisme, la société occidentale profite toujours de sa position d’hyper puissance avec à sa tête un leader américain incontesté. Ouvrons une parenthèse pour remarquer au passage que Huntington prend bien soin de définir le communisme vaincu comme un phénomène extra-occidental. Dans son obsession de séparer la Russie de l’Europe, Huntington commet là une faute grave. Considérer le communisme indépendamment de ses racines occidentales est un non-sens historique. En effet, quoi de plus “occidental” au sens traditionnel, que le progressisme et le matérialisme historique qui caractérisent la société communiste ?
Vu sa position de leader, les sociétés appartenant à d’autres civilisations ont toujours besoin de l’Occident aujourd’hui pour parvenir à leurs fins et protéger leurs intérêts car les nations occidentales :
- possèdent et animent le système bancaire international ;
- contrôlent les monnaies fortes ;
- représentent les principaux pays consommateurs ;
- produisent la majorité des produits finis ;
- dominent les marchés internationaux de capitaux ;
- exercent une autorité morale considérable sur de nombreuses sociétés ;
- contrôlent les voies maritimes ;
- mènent les recherches techniques les plus avancées ;
- contrôlent la transmission du savoir technique de pointe ;
- dominent l’accès à l’espace ;
- dominent l’industrie aéronautique ;
- dominent les communications internationales ;
- dominent le secteur des armements sophistiqués. [p.107-108. D’après Jeffery R. Barnett, « Exclusion as National Security Policy » in : Parameters n°24, 1994, p. 54]
Mais qu’adviendra-t-il demain de la société occidentale. Huntington inventorie aussi les signes manifestes de notre déclin :
- faible croissance économique ;
- stagnation démographique ; (cf. figure n°2 = figure 5.2 [p. 127])
- chômage ;
- déficit budgétaire ;
- corruption dans les affaires ;
- faible taux d’épargne ;
- déclin moral… [p. 108]
Parmi les plus évidentes manifestations du déclin moral, Huntington cite avec une très grande lucidité :
- Le développement de comportements antisociaux, tel que le crime, la drogue, et plus généralement la violence.
- Le déclin de la famille, se traduisant par l’augmentation du taux des divorces, les naissances illégitimes, les grossesses d’adolescentes et les familles monoparentales.
- Le déclin du “capital social”, tout du moins aux États-Unis, c’est-à-dire la participation plus faible à des associations bénévoles et, de fait, le relâchement des relations de confiance qui s’y nouent.
- La faiblesse générale de “l’éthique” et la priorité accordée à la complaisance.
- La désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, qui se manifeste aux États-Unis [comme en Europe] par la baisse du niveau scolaire. [p. 458]
Il s’ensuit une certaine érosion de la culture occidentale, tandis que les mœurs, les langues, les croyances et les institutions indigènes, enracinées dans l’histoire, sont réaffirmées. La puissance accrue des sociétés non occidentales sous l’effet de la modernisation engendre le renouveau des cultures non occidentales dans le monde entier. « Le lien entre puissance et culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire de la modernisation. Ils refusent de reconnaître que la logique de ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin, elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au progrès » [p. 125-126]. Et pourtant, désormais, les Extrêmes-Orientaux attribuent leur réussite économique non aux emprunts à la culture occidentale mais à leur adhésion à leur propre culture. Ils réussissent, pensent-ils, parce qu’ils sont différents des Occidentaux. Cette résurgence des cultures non occidentales, Huntington la désigne au moyen du concept d’“indigénisation”. Cette indigénisation s’accompagne d’un renouveau religieux favorisé notamment par la chute du communisme. Les civilisations voient le communisme comme le dernier dieu laïc à avoir échoué. La religion prend la place de l’idéologie, et le nationalisme religieux remplace le nationalisme laïc. Nous sommes habitués dans nos pays d’Europe occidentale à associer la pratique religieuse à la vieille génération. Force est de constater que dans les pays musulmans ou encore en Inde, ce sont les jeunes de la classe moyenne qui sont à la tête de ce mouvement religieux qu’Huntington appelle aussi « la revanche de Dieu ». Face à cette déferlante jeune et dynamique, à forte conscience identitaire, Huntington n’a-t-il pas raison de lancer un cri d’alarme, n’en déplaise à ses détracteurs ?
Chapitre V : Économie et démographie dans les civilisations montantes
Ce chapitre n’est pas essentiel. Il ne fait qu’appuyer, colonnes de chiffres à l’appui que l’économie et la démographie occidentale régressent alors que plusieurs autres civilisations émergent dans les deux domaines. Huntington écrit un peu avant la crise financière asiatique et n’en parle donc pas.
Chapitre VI : La recomposition culturelle de la politique globale
Une autre conséquence de la fin de la guerre froide est la suivante. Alors qu’avant il était loisible à un peuple de se définir comme non aligné, c’est-à-dire comme n’appartenant ni à l’une ni à l’autre idéologie, il devient de plus en plus difficile à l’heure actuelle d’échapper à cette question : “Qui êtes-vous ?”. Selon Huntington, tous les États doivent pouvoir répondre à cette question au risque de ne pas trouver leur place dans le concert des nations. Ce problème d’identité est évidemment d’autant plus intense dans les pays où vivent d’importants groupes de population appartenant à différentes civilisations. C’est un élément crucial en effet. Lorsque l’Inde entre en conflit avec son voisin pakistanais, les combats n’embrasent pas seulement les frontières mais également les centres urbains où cohabitent hindous et musulmans. Huntington a très bien compris le danger que pouvaient représenter la cohabitation au sein d’une même entité politique de plusieurs communautés d’origine différentes. La moindre étincelle est susceptible de mettre le feu aux poudres. Nous croyons d’ailleurs que les dirigeants européens commencent tout doucement à comprendre le phénomène : leur refus de prendre part à la dernière guerre du Golfe n’était sans doute pas seulement motivé par le respect des institutions internationales.
Si le livre d’Huntington a suscité tant de cris de chattes effarouchées de la part de nos intellectuels européens “immigrophiles”, c’est sans doute parce qu’il est bâti sur un principe très simple, tellement simple mais aussi tellement dérangeant que la propagande émolliente caractérisant nos médias tente chaque jour de nous le faire oublier : les affinités culturelles facilitent la coopération et la cohésion, tandis que les différences culturelles attisent les clivages et les conflits. C’est pourquoi, pour répondre à ses détracteurs, Huntington dresse dans son chapitre six, un argumentaire en six points appuyant ce principe :
- Dans un monde globalisé, les entités culturelles les plus larges sont les civilisations. Il est donc logique que les conflits entre groupes appartenant à différentes civilisations soient centraux dans la politique globale.
- Dans la mesure où l’Occident ne se contente pas d’appliquer la doctrine Monroe à seule sphère civilisationnelle mais cherche à l’étendre au monde entier, il est logique que par réaction, les cultures se radicalisent et adoptent une position défensive sinon de combat.
- L’identité se définit toujours par rapport à l’autre. Si tout le monde était blanc, il serait stupide de nous définir comme étant de race blanche, c’est parce qu’il existe d’autres types de population que cette distinction devient effective. Les exemples historiques ne manquent pas pour prouver que l’attitude des peuples a toujours été modelée selon ce principe. Dans la haute Antiquité, les Grecs se distinguaient des barbares, au Moyen Âge et durant les Temps modernes, les règles régissant les relations entre nations chrétiennes étaient différentes de celles dictant l’attitude vis-à-vis des Turcs et des autres “infidèles”. Enfin le Coran distingue clairement le Dar al-Islam et le Dar-al-Harb (c’est-à-dire la zone des convertis et la zone à convertir) et la guerre sainte ne sera jamais totalement terminée tant que l’Islam ne se sera pas imposé à l’ensemble de la planète.
- Les différents culturels sont difficiles à résoudre car les valeurs et les principes d’une culture ne sont pas négociables. Il en va ainsi des problèmes territoriaux très aigus qui opposent musulmans d’Albanie et orthodoxes serbes à propos du Kosovo ou bien des Juifs et des Arabes à propos de Jérusalem, puisque ces lieux ont pour chaque camp une signification historique, culturelle et affective profonde. La question du foulard qui secoue la politique française actuellement et qui pose également des problèmes en Belgique, relève du même type de conflit. De tels problèmes culturels appellent des réponses par oui ou par non, non des demi-mesures.
- Les conflits ont existé, existent et continueront à exister. La guerre est une dimension ontologiquement humaine même si elle est à déplorer. Tout au plus l’homme peut-il diminuer la probabilité qu’elle survienne.
- Huntington reprend enfin l’idée force de Carl Schmitt : l’essence de la politique est de définir qui sont nos amis et qui sont nos ennemis. Une entité politique qui n’a que des amis est une utopie.
La structure des civilisations
Parmi les concepts opératifs majeurs présents dans son ouvrage, les plus importants à notre sens sont relatifs à la structure des civilisations. Huntington propose de classer les pays selon différentes catégories :
- États phares : Une civilisation possède en général un lieu au moins qui est considéré par ses membres comme la source principale de sa culture. Ce lieu est souvent constitué d’un État ou de plusieurs États. Huntington parle dans ce cas d’État phare. L’État phare possède un rôle important dans la sphère civilisationnelle puisque c’est généralement lui qui fédère les autres États autour de lui. Dans la civilisation orthodoxe, c’est la Russie qui joue ce rôle. La civilisation chinoise porte chez Huntington le nom de son État phare, la Chine. Nous avons déjà mentionné précédemment que la Chine avait des prétentions à réunir dans un même État l’ensemble de ce qu’elle considère comme la civilisation chinoise. L’axe franco-allemand et les États-Unis constituent les États phares de la civilisation occidentale. Par contre, le problème de la civilisation musulmane, note Huntington, est qu’elle ne possède pas d’État phare.
À suivre