Dialogue parfois hermétique
On s’attendait à un choc de personnalités, à l’ancienne. À deux visions du monde, l’une mondialiste, l’autre patriote. À deux espérances. On a eu droit à une bataille de chiffres et de précisions techniques où il fut bien difficile de retrouver ses petits, même quand l’économie ne vous est pas étrangère. L’audience devrait logiquement traduire l’étroitesse du public de ce choc très contemporain, avec ses qualités – les deux débatteurs montrent une mémoire sans faille et une vraie aisance dans la profondeur des dossiers, échangent des arguments chiffrés, précis – et ses défauts – un dialogue hermétique, sans la moindre vision sociétale, le moindre souffle, le moindre rêve, la moindre aspiration, la moindre aspérité. On ne vend pas l’avenir ni le rêve, ils se sont cachés derrière d’implacables équations démonstratives. Il faut être un expert omniscient pour déterminer qui a raison ou tort sur le fond. Échappent à cette avalanche de quantitatif quelques idées, pas toujours neuves.
Les taxes aux frontières ? « Si on les met en place, les autres pays le feront aussi, assure Attal. Des entreprises françaises gagnent des marchés publics à l’étranger. » Il cite quelques exemples. Mais il faudrait comparer avec la masse des entreprises dépouillées par l’ouverture des frontières, comme en témoigne l’état de notre tissu industriel…
Plus simple d'enrôler l'avenir
Bardella tente de s’élever et prône « la fin de la naïveté », montrant que nos marchés publics sont ouverts à 82 %. Il démontre à coups de chiffres la ruine de l’industrie automobile (trois millions d’autos produites sous Chirac, un million aujourd’hui). « On ne protège pas nos frontières », déplore-t-il en réclamant des droits de douane. Mais Attal voit plus loin : c’est toujours plus simple d’enrôler l’avenir. Il compte les usines de batteries électriques, évoque la chute des ventes des véhicules chinois en Europe depuis qu’on les taxe, il est d’accord sur le retour des douanes et pense que le Président Macron a relancé la politique énergétique. Gonflé ! Reprise de volée de Bardella, qui rappelle l’abandon du projet Astrid et la fermeture de Fessenheim, entre autres, par soumission envers les Verts.
On prend un peu de hauteur avec le débat sur le rôle de la France en Europe : Bardella dénonce « une dilution de la France » avec l’élargissement de l’UE à 37 pays soutenu par la Macronie. Il tient à notre droit de veto, « le cœur de la France », et « ne veut pas que l’Europe lève l’impôt ». Question de souveraineté. La réplique attalienne vous recolle au niveau des pâquerettes : le Premier ministre a noté « sur votre liste des antivax et des eurosceptiques ». Horreur ! Sur l’agriculture, on se noie dans les tonnes de fromages français vendus au Canada grâce à l’accord CETA. « Vous mentez », réplique Bardella à son interlocuteur lorsqu'il assure que les négociations sont closes.
Vient l’immigration : le plat de résistance déçoit, lui aussi. « Vous avez pulvérisé un à un tous les records d’immigration », accuse Bardella, incontestable. Attal conteste pour la forme les chiffres du retour des OQTF, à presque 15 % selon lui, mais reconnaît : « On ne sera jamais d’accord sur l’immigration. » Courage, fuyons ! On comprend qu’il assume de lutter contre l’immigration clandestine, mais c’est tout. « Notre pays et notre Europe ont besoin d’immigration », lâche Attal, que le chiffre de Bardella – 77 % des violeurs à Paris sont étrangers - ne semble pas émouvoir.
Un peu de France
La Russie aura donné l’occasion de l’échange le plus tendu, à défaut d’être le plus nouveau. Pour Attal, le RN est tenu par le pays de Poutine. « Vous n’êtes pas libres de vos votes. » « Ce n’est pas du niveau du Premier ministre de la France », rétorque Bardella, qui évoque « des coups sous la ceinture » et précise que Marine Le Pen n’a pas reçu Poutine à Brégançon…
« Vous avez le fédéralisme honteux ! », lance le patron du RN. « Bardella n’aime pas l’Europe », déplore Attal.
Il faut attendre les derniers mots pour que Jordan Bardella parle un peu de la France : « On porte les espoirs d’une génération. Je me bats pour tous ces Français qui ont le cœur qui saigne devant l’état du pays. » Attal, fidèle au miroir aux alouettes macroniste, tente de convaincre qu’on a « besoin du marché unique », assurant qu’« un emploi, c’est l’UE qui le permet » ! Et convaincu, comme le président de la République, qu’il faut « investir dans les secteurs d’avenir ». Et laisser mourir les autres ?
De campagne en campagne, la technicité, l’avalanche de chiffres et de preuves avec leurs cortèges de « vérificateurs » suspects finissent par étouffer le débat d’idées au point de cacher et gâcher les grands desseins. Résultat : les colloques de conseillers techniques ont remplacé les grands matchs de boxe où Giscard, Mitterrand et Chirac faisaient du combat politique un art. Sans doute pas la meilleure évolution pour convaincre de s’intéresser au sort de la France et de se rendre aux urnes, le 9 juin…
Marc Baudriller