par Gueorgui Manaïev.
Il est faux de penser que les Tataro-Mongols ont envahi la Russie en tant qu’État unique, car cet État ne s’est en réalité formé qu’en réponse à cette invasion, pour y résister et la renverser. Comment cette menace venue d’Asie a-t-elle donc paradoxalement permis à Moscou de s’imposer ?
Le prince Iaroslav II de Vladimir a été empoisonné par la femme de Güyük, le khan (chef mongol) des khans. À l’âge de 67 ans, le prince Michel de Tchernigov a été exécuté dans la capitale de la Horde d’or (le plus puissant des khanats mongols) pour avoir refusé de vénérer les idoles mongoles. Le prince Michel III de Vladimir s’est quant à lui fait arracher le cœur dans cette même capitale, selon la Chronique des temps passés. La population russe était obligée de payer des tributs substantiels aux khans, et les princes russes n’étaient autorisés à gouverner leurs territoires qu’avec la permission du khan de la Horde d’or. Voici donc quelle était la situation durant cette domination que l’on appelle aujourd’hui le joug tataro-mongol.
Il est difficile de croire que de tels événements ont contribué à la formation de l’État russe. Mais c’est bel et bien l’opposition à ces actions qui a uni les princes russes – malheureusement, pas dans l’amitié, mais sous la poigne de fer du plus fort d’entre eux. « Moscou doit sa grandeur aux khans », a d’ailleurs écrit l’illustre historien russe Nikolaï Karamzine (1766-1826).
Au moment de l’invasion de la Rus’ médiévale, les Mongols étaient avancés tant sur le plan militaire que sur celui des systèmes de gouvernance. Seule l’unité pouvait donc aider les Russes à renverser leur régime. Comment cela a-t-il débuté ?
Par quoi l’invasion mongole a-t-elle été déclenchée ?
Tout a commencé lorsque Gengis Khan (1155-1227), le fondateur de l’Empire mongol, a envoyé son fils Djötchi (1182-1227) à la conquête des terres de l’actuelle Sibérie, de la Russie centrale et de l’Europe de l’Est.
Des armées géantes de guerriers mongols (clairement plus de 100 000 hommes, un nombre considérable au XIIIe siècle) ont alors facilement vaincu les forces faibles et peu nombreuses des princes russes, qui étaient déjà en guerre les uns contre les autres avant l’invasion.
En 1237, les Mongols, menés par le khan Batu, ont ainsi envahi la Rus’. Ils ont pris, ravagé et brûlé Riazan, Kolomna, Moscou, Vladimir et Tver, soit toutes les principales villes russes. L’invasion s’est poursuivie jusqu’en 1242 et a été un coup terrible pour les terres russes – il leur faudra presque 100 ans pour se remettre complètement des dommages causés par l’armée mongole. De plus, les terres et les villes du Sud – Kiev, Tchernigov, Galitch – ont été réduites en cendres, permettant aux cités du Nord-Est, notamment Tver, Moscou, Vladimir et Souzdal, de voir leur rôle être renforcé après l’invasion.
Cependant, les Mongols ne voulaient pas conquérir complètement ces terres, mais désiraient simplement des paiements de tribut réguliers. Et ils savaient comment obtenir ce qu’ils souhaitaient.
Comment le pouvoir mongol fonctionnait-il ?
En 1243, Iaroslav II de Vladimir (1191-1246) a été le premier prince russe à recevoir la permission de gouverner : convoqué auprès de Batu, il lui a juré allégeance et a été nommé « plus grand prince de tous les Russes ».
La cérémonie de serment d’allégeance aux Mongols était très similaire à la cérémonie française d’hommage, où le vassal s’agenouillait aux pieds de son souverain assis. Mais dans la capitale de la Horde d’or, Saraï, les princes russes étaient parfois obligés de marcher à genoux jusqu’au trône du khan et étaient globalement traités comme des inférieurs. C’est d’ailleurs ce même Iaroslav II qui a reçu le premier yarlyk et qui a été empoisonné par la suite.
Le yarlyk (un « cri », une « annonce », dans l’ancienne langue mongole) était la façon dont les Mongols appelaient les lettres de créance diplomatiques – des chartes de protection qu’ils écrivaient et remettaient aux princes et aux prêtres russes. Une partie importante de la politique des Mongols résidait dans le fait qu’ils protégeaient les églises orthodoxes russes, ne les ravageaient jamais et assuraient la sécurité du clergé. Pour sa protection, l’Église était cependant obligée de prêcher à ses paroissiens l’allégeance aux Tatars mongols.
Les tributs étaient d’abord contrôlés et collectés par les baskaks, les percepteurs mongols, qui vivaient dans les villes russes avec leur suite et leurs gardes. Pour recueillir les versements, les Mongols procédaient à un recensement de la population des principautés soumises. Les tributs allaient ensuite à l’Empire mongol, mais après 1266, lorsque l’État tataro-mongol de la Horde d’or a pris son indépendance vis-à-vis de l’Empire mongol, cet argent a été redirigé vers Saraï, sa capitale. Plus tard, après de multiples révoltes locales et suite aux supplications des princes russes, la collecte des tributs a été remise aux princes eux-mêmes.
Comment les Russes ont-ils utilisé les Mongols à leur profit ?
Les Mongols n’ont jamais imposé de présence militaire constante aux Russes, mais si ces derniers se révoltaient contre leur régime, ils pouvaient envoyer des armées. Cependant, les khans mongols, rusés et politiquement sophistiqués, manipulaient les Russes, les incitaient à la haine et aux guerres entre eux pour mieux contrôler ces États faibles et divisés. Bientôt, les princes ont néanmoins appris eux aussi cette tactique et ont commencé à l’appliquer contre les Mongols.
Pendant un siècle, d’innombrables campagnes militaires ont éclaté entre les Mongols et les Russes. En 1328, la Principauté de Tver s’est par exemple révoltée contre les Mongols, tuant le cousin du khan Özbeg. Tver a alors été brûlée et détruite par la Horde, cette dernière bénéficiant de l’aide des princes de Moscou et de Souzdal. Pourquoi ?
Dans une guerre entre les principautés, le prince moscovite a compris que quelqu’un devait prendre la tête du combat contre les Mongols en soumettant les autres souverains russes à son autorité. Après la disparition de Tver, Ivan Ier Kalita de Moscou est donc devenu le premier prince à recueillir les tributs des terres russes au lieu des baskaks – c’est ce qu’il a obtenu pour avoir aidé les Mongols à assassiner ses compatriotes de Tver. Cela a étonnamment contribué à apporter la fameuse « Trêve de 40 ans », durant laquelle les Mongols n’ont pas attaqué les terres moscovites (mais ont ravagé d’autres principautés). Pendant ce temps, Moscou a donc utilisé les défaites des autres princes pour ses propres intérêts.
Les Russes ont aussi rapidement appris des Mongols à utiliser des contrats écrits, à signer des actes, à promulguer des lois ; ils ont même utilisé le système des yams – des stations routières, employées d’abord par Gengis Khan à des fins multiples : abris pour les voyageurs, relais de chevaux pour les messagers de l’armée, etc. Ce système a été installé sur les terres russes par les Mongols pour leurs propres besoins, mais a finalement commencé à être utilisé par les Russes afin de connecter leurs terres entre elles.
Comment s’est terminé le joug mongol ?
Ce que les princes de Moscou ont également appris des impitoyables Mongols, c’est que soit vous tuez votre ennemi, soit vous le mettez hors d’état de nuire pour qu’il ne puisse se venger. Or, simultanément au renforcement des princes de Moscou, la Horde d’or est tombée dans une crise politique. En 1378, Dmitri de Moscou, connu sous le nom de Dmitri Donskoï (1350-1389), a ainsi, pour la première fois depuis longtemps, écrasé l’une des armées de la Horde.
En 1380, Dmitri Donskoï, qui avait auparavant cessé de verser son tribut à la Horde, a également vaincu l’armée de 60 000 à 110 000 hommes du khan Mamaï lors de la bataille de Koulikovo, un grand moment de liesse pour toutes les terres russes. Cependant, en 1382, Moscou n’a pas tardé à être brûlée par Tokhtamych, un khan d’une autre fraction de la Horde démantelée.
Pendant une centaine d’années, les terres russes ont livré de temps en temps des tributs aux différents khans, mais en 1472 (ou 1476 selon les sources historiques), Ivan III de Moscou (1440-1505) a refusé de rendre cet hommage aux Tatars. Cette fois, la Grande-principauté de Moscou apparaissait en mesure de défier l’autorité mongole, Ivan, et avant lui son père Vassili II, ayant entamé le rassemblement des terres russes sous l’autorité de Moscou, un tournant crucial dans l’histoire du pays.
Ahmed, le khan de la Horde d’or, a alors tenté de faire la guerre à Ivan, mais après la fameuse Grande halte sur la rivière Ougra en 1480, il s’en est retourné chez lui sans avoir combattu. Ce face-à-face étrangement pacifique a marqué la fin de la domination et du contrôle mongols, mais pas des tributs. La Russie a continué à envoyer de l’argent et des biens de valeur à différentes parties de l’ancienne Horde dans le simple but de faire la paix avec les Tatars. On appelait ces versements « pominki » (signifiant approximativement « hommages ») en russe.
La Russie a payé des pominki à différentes anciennes dynasties de la Horde jusqu’en 1685. Officiellement, les hommages n’ont été interdits par Pierre le Grand qu’en 1700, conformément au traité de Constantinople entre le Tsarat de Russie et l’Empire ottoman. Le Khanat de Crimée, l’un des derniers bastions mongols de l’époque, vassal de l’Empire ottoman, était le dernier à qui la Russie a versé un tribut. Le traité disait :
« Parce que l’État de Moscou est autonome et libre – le tribut qui était jusqu’à présent versé annuellement aux khans de Crimée ne sera désormais plus versé par Sa Sainte Grandeur le Tsar de Moscou, ni par ses descendants ».
Il est très symbolique que Pierre, le dernier grand tsar de Moscou et le futur premier empereur de Russie, ait signé ce traité en 1700, la première année qui a commencé en Russie non pas à partir du 1er septembre, comme dans la Rus’ médiévale, mais à partir du 1er janvier – tout comme en Europe.
illustration : Cadre du film « Mongol » de Sergueï Bodrov. Sergueï Bodrov/Compagnie cinématographique STV, 2007
source : https://fr.rbth.com