L’échange verbal de vendredi dernier dans le bureau ovale a fait ressortir la fureur du président Vladimir Zelensky, qui estime que Donald Trump et Vladimir Poutine sont très proches d’un accord sur l’Ukraine, tandis que le conclave de dimanche à Lancashire House à Londres, auquel ont participé 18 dirigeants européens, a montré que Zelensky est en bonne compagnie.
L’esprit incisif de Stephen Bryen, expert en sécurité, stratégie et technologie qui a occupé des postes de haut niveau au Pentagone et au Capitole, a écrit sur Substack : « Trump a invité [le président français] Macron et [le premier ministre britannique] Starmer à Washington pour les informer, ce qu’il a apparemment fait. Les Français sont repartis assez mécontents, mais Starmer semblait être d’accord. Starmer a plaidé pour l’inclusion de l’article 5 et de l’OTAN dans tout accord ; Trump a rejeté cette demande. » Pendant ce temps, Poutine s’est entretenu avec [le président chinois] Xi par téléphone et a envoyé Sergei Shoigu (qui dirige le Conseil de sécurité de la Russie, quelque chose comme le NSC) à Pékin pour rencontrer Xi.
Trump a invité Zelensky. La couverture de l’apparition de Zelensky à Washington était « l’accord sur les minerais » que les deux dirigeants étaient censés signer… La véritable raison de la visite de Zelensky était de l’informer sur les négociations avec Poutine et d’obtenir son soutien.
En fait, Trump n’a pu ni informer Zelensky sur l’accord au sujet de l’Ukraine, ni signer « l’accord sur les minerais », car le président ukrainien s’est vivement opposé à toute négociation avec Poutine. Il l’a fait en public, face à Trump, et devant la presse. Il n’y a donc pas eu de rencontre privée et Trump a dit à Zelensky de ne revenir que lorsqu’il serait prêt pour la paix.
Voilà où en sont les choses. La séance stratégique que Trump doit tenir dans la journée avec ses principaux conseillers donnera le ton de la suite des événements. Il est fort probable que Trump interrompe les livraisons d’armes et/ou l’aide financière à l’Ukraine.
Maintenant que le Rubicon a été franchi, il est peu probable que Trump change de cap à l’égard de la Russie – à moins, bien sûr, que Zelensky ne s’aligne dans une reddition abjecte, ce qui semble également peu probable. Les Russes se réjouissent évidemment de son éviction.
Il est très peu probable que Trump se laisse intimider par les crises de colère de l’UE ou impressionner par les déclarations grandiloquentes de la Grande-Bretagne. L’Allemagne est sans gouvernement pour les prochaines semaines, ce qui affaiblit la force de frappe des Européens.
En effet, la communication entre Moscou et Washington a pris de l’ampleur. Moscou estime que Trump a le dessus. Cela se reflète dans l’optimisme croissant des remarques de Poutine jeudi dernier, alors qu’il s’adressait au Conseil du Service fédéral de sécurité (collégialité des hauts responsables des services de renseignement étrangers russes).
Poutine a commencé par dire que le monde et la situation internationale évoluaient rapidement et que « les premiers contacts avec la nouvelle administration américaine inspiraient certains espoirs. »
Il a ajouté : « Il y a un engagement réciproque [avec Trump] à travailler pour restaurer les relations interétatiques et à traiter progressivement l’énorme quantité de problèmes systémiques et stratégiques dans l’architecture mondiale qui ont autrefois provoqué les crises en Ukraine et dans d’autres régions… Il est important de noter que nos partenaires font preuve de pragmatisme et d’une vision réaliste des choses, et ont abandonné de nombreux stéréotypes, les soi-disant règles, et les clichés messianiques et idéologiques de leurs prédécesseurs. »
Poutine a estimé que les conditions étaient réunies pour un dialogue « sur l’apport d’une solution fondamentale à la crise ukrainienne, […] un dialogue sur la création d’un système qui garantira réellement une prise en compte équilibrée et mutuelle des intérêts, un système de sécurité européen et mondial indivisible à long terme, où la sécurité de certains pays ne peut être assurée aux dépens ou au détriment de la sécurité d’autres pays, et certainement pas de la Russie ».
Toutefois, Poutine a également souligné que certaines élites occidentales « sont toujours déterminées à maintenir l’instabilité dans le monde et que ces forces tenteront de perturber ou de compromettre le dialogue qui vient de reprendre » et qu’il est donc essentiel de tirer parti de « toutes les possibilités offertes par le dialogue et les services spéciaux pour contrecarrer de telles tentatives ».
En effet, le New York Times a révélé aujourd’hui que le secrétaire à la défense, Pete Hegseth, a ordonné au U.S. Cyber Command d’arrêter les opérations offensives contre la Russie « dans le cadre d’une réévaluation plus large de toutes les opérations contre la Russie ». De même, il a été rapporté que Poutine avait donné des instructions similaires aux agences russes.
Ce qui conforte cette idée, c’est que bon nombre des opérations les plus sophistiquées des États-Unis contre la Russie sont menées depuis le Government Communications Headquarters britannique, la célèbre agence de renseignement qui a déchiffré les codes Enigma pendant la Seconde Guerre mondiale. En d’autres termes, les États-Unis semblent s’affranchir des opérations conjointes menées de longue date avec la Grande-Bretagne contre la Russie.
Un rapport du Guardian corrobore les informations du Times sur le changement de politique des États-Unis. Il ajoute que le réchauffement des relations entre les États-Unis et la Russie se manifeste également dans certains incidents récents qui indiquent que les États-Unis « ne considèrent plus la Russie comme une menace pour la cybersécurité ».
Le journal affirme que des analystes de la très secrète Cybersecurity and Infrastructure Security Agency (Cisa) des États-Unis ont déclaré au Guardian, sous le couvert de l’anonymat, qu’ils avaient été « informés verbalement qu’ils ne devaient pas suivre les menaces russes ou en rendre compte, alors qu’il s’agissait auparavant d’une préoccupation majeure de l’agence ».
De toute évidence, une crise de confiance est apparue dans la « relation spéciale » américano-britannique – ou, pour le dire autrement, l’administration Trump prend des mesures pour empêcher la Cisa de mener des opérations crapuleuses.
L’histoire de la guerre froide est jalonnée d’opérations malhonnêtes menées par des agences d’espionnage. L’un des cas les plus célèbres est l’incident du 1er mai 1960, lorsqu’un avion espion américain U-2 piloté par Francis Gary Powers, volant à une altitude de 80 000 pieds, a été abattu au-dessus de l’espace aérien soviétique, déclenchant une crise diplomatique qui a entraîné l’échec d’une conférence au sommet à Paris entre le président américain de l’époque, Dwight Eisenhower, et le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev – et la mort soudaine du rêve de détente que les deux dirigeants nourrissaient de près.
Une situation analogue existe aujourd’hui. Washington et Moscou en sont tous deux conscients. La nécessité d’un tel voile de secret autour du dialogue de haut niveau entre le Kremlin et la Maison Blanche est évidente. Il y a trop de détracteurs dans l’Occident collectif qui ne se contenteront de rien de moins qu’une défaite russe en Ukraine et qui préféreraient que la guerre continue.
Dans un tel scénario, du côté russe, l’autorité du Kremlin finira par prévaloir, quelles que soient les voix discordantes au sein du complexe militaro-industriel ou parmi les super faucons à la mentalité revancharde. Mais ce n’est pas le cas aux États-Unis, où des vestiges de l’ancien régime occupent encore des postes sensibles, comme le montre de façon frappante le rapport du Guardian. En fin de compte, il se pourrait donc bien que – pour citer Stephen Bryan – Trump « laisse l’Ukraine s’effondrer mais cherche à conclure un accord avec Poutine sur l’Ukraine une fois que Zelensky sera parti ».
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
Source Indian Punchline