Dans mon dernier billet, j’écrivais que « la campagne pour l’interdiction d’Alternative für Deutschland ne va pas bien ». Aujourd’hui, à peine soixante-douze heures plus tard, on peut dire que la campagne pour interdire Alternative für Deutschland est pratiquement morte. La raison en est que les personnes les plus déterminées à interdire l’AfD comptent parmi les opérateurs juridiques et politiques les plus stupides et les plus incompétents que le monde ait jamais connus. Leur incompétence est si grande que, pour une fois, je suis prêt à envisager des théories du complot pour expliquer comment ils ont pu saper leur propre projet. C’est aussi grave que cela.
Il y a deux semaines, vous vous en souvenez peut-être, la ministre de l’intérieur Nancy Faeser a contraint l’Office fédéral de protection de la constitution (BfV) à précipiter son évaluation de l’AfD, prévue de longue date, et à déclarer le parti comme étant une organisation « d’extrême droite confirmée ». La rumeur s’est répandue d’une mystérieuse évaluation de 1 100 pages, pleine de preuves accablantes qui soutiendraient ce reclassement. Ce document a dû être gardé secret, a expliqué M. Faeser dans une interview, « … pour protéger les sources et ne pas donner d’indications sur la manière dont nos conclusions ont été obtenues ». De l’espionnage et beaucoup de secret, wow.
Le fait est que le dossier anti-AfD ne pouvait pas être rester secret, car quelqu’un (presque certainement quelqu’un du ministère de l’Intérieur) l’a immédiatement divulgué à Der Spiegel, dont les journalistes ont publié divers extraits dans le but de démontrer à quel point l’AfD est diabolique, fasciste, nazie et hitlérienne. De cette manière, la presse a pu s’extasier à plusieurs reprises dans une vague d’orgasmes démocratiques sur la possibilité renouvelée d’une interdiction de l’AfD, même en l’absence du rapport super-secret.
Le cirque médiatique s’est toutefois rapidement dissipé. La campagne publicitaire, le divulgation, beaucoup de choses ont mal tourné, certaines de manière inexplicable. Pourtant, je pensais qu’il y avait 40 % de chances que le Bundestag tente d’ouvrir une procédure d’interdiction dans le courant de l’année. Comme je l’ai dit, c’était lundi. Ce qui s’est passé mardi, c’est que Cicero, NiUS et Junge Freiheit ont tous reçu l’évaluation secrète de 1 100 pages (en fait, elle contient 1 108 pages) et l’ont publiée dans son intégralité. Depuis mardi soir, un grand nombre de personnes ont lu ce document et se sont rendu compte de plusieurs choses.
La première chose dont ils se sont rendu compte, c’est qu’il ne contient pratiquement rien qui provienne de sources d’espionnage ultrasecrètes. Ce n’est guère plus qu’un recueil de déclarations publiques de politiciens de l’AfD. La justification de la protection des sources et des méthodes, prétexté par Faeser pour garder le rapport secret, était donc un mensonge total.
La deuxième chose qu’ils ont réalisée, c’est qu’il s’agit d’une abomination. La grande majorité des documents recueillis par le BfV ne sont même pas suspects. Il s’agit d’un grand nombre de blagues de mauvais goût, de mèmes, mais aussi de simples déclarations banales ; des milliers et des milliers de déclarations, classées sous diverses rubriques hystériques. Rien d’assez grave pour plaider en faveur de l’interdiction de l’AfD. Autre point, une grande partie de ce rapport est également très bizarre en termes d’argumentation. Donc, non seulement les perspectives d’une interdiction de l’AfD se sont pratiquement évaporées mais je pense qu’il est même probable que le parti obtienne gain de cause dans son procès actuel et que le tribunal administratif de Cologne rejette l’étiquette d’« extrémiste de droite ».
Toute œuvre doit être jugée à l’aune de sa finalité.
Ce rapport avait deux objectifs. Au sens strict, il avait pour but de soutenir et de défendre le passage de l’AfD au statut d’« extrémiste de droite confirmé ». Il est difficile d’évaluer si le dossier réussit sur ce front, car « extrême droite confirmée » est une étiquette que le BfV vient juste de sortir de nul part. Il ne s’agit pas d’une notion juridique, et ce sont les tribunaux administratifs qui devront décider si les preuves douteuses rassemblées ici justifient cette nouvelle classification.
Le second objectif est d’ordre politique. Ce document était censé étayer les arguments en faveur de l’interdiction de l’AfD. Plus précisément, il était censé convaincre ses lecteurs pour que la procédure d’interdiction ait de bonnes chances d’aboutir devant la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe. Sur ce plan, le dossier est un échec cuisant. C’est pourquoi notre nouveau chancelier Friedrich Merz a soudainement décidé, dans les 48 heures qui ont suivi la fuite du dossier, qu’il s’opposait finalement à l’interdiction de l’AfD.
Nous devons être très clairs sur les normes en la matière. Pour qu’un parti soit interdit en République fédérale, il doit s’opposer à la « freiheitliche demokratische Grundordnung », c’est-à-dire à l’« ordre fondamental démocratique et libre ». Il s’agit d’une trinité idéologique composée de la dignité humaine, de la démocratie et de l’État de droit. Simplement s’y opposer ne suffit pas ; la partie incriminée doit également chercher à vaincre au moins l’une de ces divinités trinitaires de manière « agressive » et « combative ». L’agenda antidémocratique doit en outre être associé au parti dans son ensemble. En pratique, cela signifie que la direction du parti doit militer de manière agressive contre la démocratie, et/ou l’État de droit et/ou la dignité humaine.
L’évaluation du BfV est si loin de répondre à ces critères qu’on peut se demander s’il n’y aurait pas des saboteurs travaillant secrètement pour défendre l’AfD au sein des bureaux de protection constitutionnelle. Dire que ce rapport est merdique serait un euphémisme.
Des parties substantielles de ce rapport sont apparemment plagiées à partir de sources aléatoires, comme des décisions de justice sans rapport avec le sujet. La très étrange introduction ne fait que résumer les décisions du tribunal administratif de Cologne et du tribunal administratif supérieur de Nordrhein-Westfalen, qui ont confirmé la classification du parti par le BfV en tant que « cas suspect » d’extrémisme de droite. Je ne vois aucune raison à cela, et je soupçonne les fonctionnaires du BfV d’avoir simplement voulu rédiger une introduction sur les méfaits de l’AfD, mais de ne pas avoir trouvé de mots ou d’idées qui leur soient propres.
Le cœur du document est constitué de deux très longues sections, la première intitulée « Preuve des efforts visant à saper l’ordre fondamental démocratique libre » et la seconde « Preuve des efforts visant à saper l’ordre fondamental démocratique libre dans le cadre de la campagne électorale fédérale ». Le BfV avait manifestement terminé la première partie à la fin de l’année dernière, mais le gouvernement s’est effondré en novembre, la campagne électorale a démarré et l’AfD a commencé à produire davantage de documents. Le BfV a simplement décidé de commencer une toute nouvelle section plutôt que d’incorporer le matériel de campagne dans son rapport existant.
Ensuite, il y a le contenu.
Comme je l’ai dit plus haut, rien ici ne provient de sources clandestines, à deux quasi-exceptions près : Il y a quelques détails aléatoires sur des transactions financières non pertinentes de la part de certains politiciens de l’AfD, et puis il y a des informations vagues et assez triviales sur la coordination en coulisses entre l’AfD et le magazine Compact.1
Le BfV est légalement tenu d’utiliser l’espionnage en dernier recours, mais tout l’intérêt d’élever l’AfD au statut de « suspect d’extrême droite » en 2021 était d’ouvrir la porte à la surveillance et à l’infiltration. C’était absolument nécessaire pour ceux qui veulent interdire le parti, car rien de ce que leurs politiciens ont fait en public ne répond aux normes juridiques élevées de l’interdiction. L’espoir, depuis tout ce temps, est que le BfV a passé les trois ou quatre dernières années à travailler dur sur des écoutes téléphoniques et à payer des informateurs pour fournir des preuves de l’extrémisme de droite crpyto-fasciste au sein de l’AfD. Et pourtant, il n’y a absolument rien de tel dans ce rapport.
Même lorsqu’il s’agit de discuter de la structure du parti, des décisions concernant le personnel et des points de l’histoire récente, le BfV semble ne disposer d’aucune source interne et s’appuie entièrement sur des rapports de presse. Il y a par exemple un passage fou au début de l’article, lorsqu’ils décrivent cette sous-organisation de l’AfD qui s’appelle « Juifs dans l’AfD » (JAfD). Ils affirment que la JAfD est un club très petit et que son existence ne devrait pas absoudre l’AfD des soupçons d’antisémitisme. Au cours de la discussion, il apparaît clairement que tout ce que le BfV sait sur la JAfD provient directement de la presse. Le nombre de ses membres, son importance au sein du parti, sur tous ces points, la principale agence d’espionnage allemande ne peut que spéculer. Elle aurait pu appeler le président de la JAfD, Artur Abramovych, et lui demander combien de membres compte son club, comme l’a fait ce journaliste de t-online en février. Ils auraient également pu chercher sur Google cet article, comme je viens de le faire. Ils n’ont fait ni l’un ni l’autre. C’est dire à quel point ce rapport est bâclé et complètement mal informé.2
Depuis la publication de ce dossier mardi, déterrer des passages insensés est devenu un petit sport sur Internet. Björn Harms et Janina Lionello de NiUS ont fait un excellent travail en compilant certains des passages les plus absurdes :
- Dans une allusion sarcastique à la condamnation de Björn Höcke pour avoir utilisé le slogan interdit des SA « Alles für Deutschland »3, l’AfD a développé le slogan de campagne « Alice für Deutschland » pour soutenir sa candidate à la chancellerie, Alice Weidel. Le BfV estime que ce slogan est une « banalisation » du « langage national-socialiste » (!) et consacre trois pages entières à la compilation de tous les cas où les hommes politiques de l’AfD ont répété la phrase « Alice für Deutschland » au cours de sa campagne.
- Au milieu de la longue tentative susmentionnée de condamner l’AfD pour antisémitisme, le BfV décide que « globaliste » est un « jargon » antisémite déployé par le parti, et qu’attaquer Bill Gates en tant que « globaliste » est donc antisémite, parce que Gates est « perçu comme juif ».
- Le BfV cite également la critique de George Soros comme étant ipso facto une preuve d’antisémitisme. Chaque fois qu’un membre de l’AfD se plaint de Soros, cela va directement dans leur dossier d’antisémitisme.
- Alice Weidel a qualifié un migrant qui a tué quelqu’un à l’arme blanche de « l’un de ces porteurs de couteaux », ce que le BfV considère comme une « déclaration xénophobe et anti-minorité ». Plusieurs politiciens de l’AfD, qui parlent de « migrants porteurs de couteaux » ou de « migration de porteurs de couteaux », sont également coupables d’atteinte à la dignité humaine, car « le terme … établit une corrélation directe entre la migration …. et l’augmentation des délits impliquant des couteaux ». À plusieurs reprises, le BfV qualifie de politiquement suspectes de simples références aux crimes commis par des migrants.
- Björn Höcke, que le BfV considère comme un extrémiste de droite particulièrement extrémiste, a qualifié le mémorial de l’Holocauste à Berlin de « monument de la honte » en 2017. Dans un récent discours de campagne, Alice Weidel a déploré l’abattage d’arbres dans le Reinhardswald pour faire de la place à des éoliennes, et elle a qualifié ces éoliennes de « moulins à vent de la honte. » Ce discours est politiquement suspect parce qu’elle a utilisé le mot « honte », qui est le même que celui utilisé par Höcke sept ans avant son discours.
- Le BfV cite un cas dans lequel un politicien de l’AfD a retweeté quelqu’un d’autre qui parlait de « Biodeutsche », un raccourci contemporain extrêmement répandu pour « Allemand ethnique » qui n’est en aucun cas associé à la droite. Ils s’écrient que ce retweet indique des interprétations « ethniques » et « basées sur l’ascendance » politiquement suspectes.
On pourrait facilement allonger cette liste avec beaucoup plus d’exemples, mais vous voyez ce que je veux dire. Ce rapport représente le travail de centaines de personnes qui ne font rien d’autre que de parcourir Facebook et Twitter tous les jours, en archivant des milliers de messages, de discours et de commentaires de blogs sur les médias sociaux. Parce qu’ils sont incroyablement stupides, peu inspirés et laborieux, ils ne peuvent manquer de se ridiculiser encore et encore. Vraiment, vous pouvez ouvrir ce truc à presque n’importe quelle page et y trouver une nouvelle connerie.4
L’argumentation du rapport est souvent très excentrique. Comme beaucoup d’entre nous, les politiciens de l’AfD ont fréquemment critiqué les mesures Covid et les développements connexes en établissant des comparaisons avec l’Allemagne de l’est. D’autres ont attaqué la réponse européenne à la guerre en Ukraine en affirmant que nos pays agissaient au profit des États-Unis. Selon le BfV, ces arguments et d’autres similaires visent à saper la confiance du public dans la démocratie allemande et sont donc antidémocratiques. C’est déjà absurde, mais les crétins invétérés qui compilent ces citations semblent souvent oublier leur raisonnement alambiqué et se contentent, pendant de longues périodes, de citer les uns après les autres des politiciens de l’AfD qui se plaignent des défauts de la démocratie allemande comme preuve de leur hostilité à la démocratie. On a l’impression de perdre la tête tellement c’est dingue.
Il en va de même pour ce que je considère comme le cœur de ce rapport ; les longues sections consacrées à démontrer que l’AfD a une compréhension des différences humaines qui dépendent de l’« ethnicité » et de la « descendance ». La stratégie du BfV a toujours été d’affirmer que l’AfD complotait pour traiter les Allemands naturalisés comme des citoyens de rang inférieur ou pour les priver de leurs passeports et les expulser. Cela va à l’encontre de la « dignité humaine » et représente donc un délit qui mérite d’être interdit.5 Les preuves que l’AfD complote réellement quelque chose de ce genre sont toutefois introuvables, et le BfV se contente donc de compiler des milliers de déclarations dans lesquelles les politiciens de l’AfD font référence ou supposent l’existence d’Allemands ethniques et de non-Allemands ethniques et crient à quel point c’est terrible. Comme pour l’approche du BfV au sujet de l’antidémocratie, leur argumentaire se dégrade au cours du rapport lui-même, laissant le BfV dans la position bizarre d’accuser tous ceux qui se réfèrent à l’ethnie ou à la race humaine d’être des extrémistes de droite.
Quiconque lit ce monument d’incompétence et de zèle politique mal placé comprendra immédiatement ce qui se passe ici : Alternative für Deutschland est un parti d’opposition populiste comme il en existe partout en Europe. Nos élites politiques veulent interdire l’AfD non pas parce qu’il s’agit de néo-nazis, ni parce qu’ils ont l’intention de détruire l’État de droit, la démocratie ou la dignité humaine. Non, elle veut interdire l’AfD parce que sa force croissante commence à rendre impossible l’obtention de majorités parlementaires parmi les partis des pouvoirs en place. Les frontières du politiquement acceptable doivent donc être redessinées pour exclure l’AfD. Ce projet implique une campagne massive visant à jeter un voile de suspicion nazie, voire de criminalité, sur des types de discours politiques ordinaires. Il est désormais potentiellement nazi de comparer les méthodes de ceux qui ont imposé le confinement et les vaccins Covid à celles de l’Allemagne de l’est. Il est potentiellement nazi de remarquer que les migrants sont responsables d’une grande partie des agressions à l’arme blanche et des viols collectifs. Il est potentiellement nazi de parler d’Allemands de souche, de déplorer les globalistes et d’attaquer Bill Gates. Tous les points de discussion, les propositions politiques ou la terminologie propres à l’AfD, quels qu’ils soient, sont redéfinis comme étant d’extrême droite.
Je l’ai déjà dit, mais je le répète. L’Allemagne a des politiques vraiment, mais vraiment stupides.
Eugyppius
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
Notes
- Les informations financières proviennent de la cellule de renseignement financier de la police douanière allemande ; elles ne représentent en rien le travail du BfV. Quant à Compact, vous vous souvenez peut-être qu’il s’agit du magazine que M. Faeser a tenté d’interdire en juillet dernier. Je soupçonne que ce matériel provient d’une enquête distincte du BfV sur Compact, liée à la tentative de Faeser d’interdire le magazine. Aucun de ces éléments ne représente une surveillance spécifique ou des opérations d’informateurs contre l’AfD. Je trouve cela tout simplement insensé. ↩
- La JAfD compte 22 membres à part entière. Mais ne le dites pas au BfV. ↩
- Par la présente, je me distancie de tous les slogans et symboles nationaux-socialistes déplorables, y compris celui-ci. ↩
- Comme l’explique Ulrich Vosgerau dans cette interview, l’accumulation de citations est une tactique de force brute contre les inévitables contestations juridiques de l’AfD. Les avocats de l’AfD se présenteront devant les juges administratifs et plaideront qu’ils ne sont pas d’extrême droite, et que la seule façon de résoudre l’affaire sera de passer en revue tout cet enchevêtrement de citations, l’une après l’autre. Les juges rejetteront la plupart de ces absurdités, mais le BfV espère que, quelque part dans cette grande masse de verbiage, quelques éléments resteront. Lorsqu’il a déclaré l’AfD « soupçonnée » d’extrémisme de droite en 2021, il a utilisé une approche identique, mais les normes de preuve sont plus élevées aujourd’hui. ↩
- Cette stratégie découle de l’ancienne tentative, qui a échoué, d’interdire le Parti national démocratique d’Allemagne depuis 2017. Le NPD aurait eu des ambitions politiques dans ce sens et les juges de Karlsruhe ont fait savoir qu’un parti pouvait être interdit pour avoir attaqué la « dignité humaine » de cette manière. Depuis lors, le BfV s’est emparé de cet angle d’attaque et a cherché à l’utiliser contre l’AfD – j’imagine que c’est parce que la jurisprudence sur ce que, exactement, les partis doivent faire pour être interdits est relativement rare. Il s’agit d’un point ferme dans une vaste mer d’incertitude.
Source A Plague Chronicle