Boucs émissaires
Le retraité bashing a le vent en poupe. Il ne se passe pas un jour sans que, sur les réseaux sociaux, on ne tape sur ces supposés « privilégiés ». On peut y voir un réflexe humain : en principe, dans un pays qui va bien, chaque génération apporte sa pierre à l’édifice et fait la courte échelle à la suivante pour grimper un peu. C'est le souhait de tout parent : voir ses enfants un peu mieux réussir que soi-même. Las, dans un pays en plein effondrement, c’est tout l’inverse qui advient. L’ascenseur social n’est pas seulement en panne, il s’est mué en toboggan, les classes moyennes ne se hissent pas vers le haut, elles dégringolent. Et l’on tient pour responsable les boomers, à écrire « boumers » : avec eux, la France a fait boum, elle a explosé, ne restent plus que des décombres.
Rajoutez à cela que cette génération, il y a quelques années, a plébiscité Emmanuel Macron : la détestation dont fait l’objet celui-ci dans l'opinion s’étend, par contagion, à tout son électorat. De fait — quel paradoxe ! —, le très jeune candidat qui promettait le « nouveau monde » a été porté à la magistrature suprême… par les Français les plus âgés. Emmanuel Macron leur plaisait : de la prestance, un costume bien taillé, un discours européiste… L’Europe de la paix est un rêve de la génération d’après-guerre, née sur les ruines de deux guerres fratricides. Biberonnés au libéralisme dans cette Europe fondée sur le commerce (la Communauté européenne du charbons et de l'acier) et dès l'origine convertie au capitalisme anglo-saxon, ils n'ont pas anticipé, pour beaucoup, les dangers du mondialisme. Quant à l’immigration… Fréquentant encore les églises, ils en avaient la jolie vision irénique prêchée par les curés progressistes.
Dans la famille de Nicolas-qui-paie, ils portent un nom, ou plutôt un prénom : Bernard et Chantal. On les imagine comme les couvertures de Notre Temps : leurs cheveux gris argent scintillent comme leur sourire ultra-bright, ils sont bronzés toute l’année et quand ils ne jouent pas au golf, ils courent pied nus main dans la main, sur une plage… celle sur laquelle a fait escale leur croisière Concordia. On leur reproche de refuser de sacrifier leur train de vie. Ils sont devenus les boucs émissaires du ressentiment. Ils veulent qu’on leur serve leur retraite mais, contaminés par l’hédonisme de Mai 68 servi par la contraception et avortement, ils n’ont pas eu suffisamment d’enfants hier, et il n’y a donc plus de cotisants aujourd’hui. Sauf que les générations actuelles qui leur en font le reproche en ont encore moins… puisque la natalité n’a jamais été aussi basse depuis 1945.
Division intrafamiliale
Puis on peut voir les choses tout à fait différemment : si le retraité bashing était un piège tendu par le gouvernement ?
Tout d’abord, il n’y a pas plus de Boomeristan que de Jeunistan : alors que l’amalgame est dénoncé pour tous les autres segments de population, pourquoi celui-là serait-il essentialisé ? Non, tous les retraités ne sont pas riches, loin s’en faut ; certains n’osent même pas changer leurs lunettes ou se rendre chez le dentiste. Que dire, notamment - angle mort du féminisme -, des mères qui, au détriment de leur carrière, ont élevé des enfants et ne peuvent prétendre maintenant qu’à une pension de retraite exsangue ? Leur progéniture est active, cotise... mais ce sont d'autres qu'elles qui en profitent.
Ensuite, quel que soit leur train de vie, ces retraités n’ont pas triché ni tiré au flanc, ils ont joué le jeu, en un temps où l’on travaillait plus : n’existaient, à l'époque, ni RTT ni 35 heures. C’est sur ces 39 heures qu’ont été calculées leurs propres cotisations.
Par ailleurs, pour le gouvernement, ce retraité bashing est tout bénéfice. Dans le discours sur le budget du Premier ministre, il n’a nullement été question d’immigration, mais beaucoup des retraités. Parmi les annonces, deux touchent les retraites : « l’année blanche » sur les pensions et la fin de l’abattement fiscal, remplacé par un forfait annuel.
« On sait que [les retraités] peuvent amortir cette baisse de revenus grâce à leur épargne, et on a besoin de demander des efforts à ceux qui épargnent », commente, dans La Croix, l’économiste François Langot. Nous y sommes, le mot est lâché : le gouvernement a trouvé un gisement de cette fameuse « épargne des Français » autour de laquelle il tourne depuis des mois. On le voit presque se frotter les mains. Il est pourtant bien normal, et même souhaitable, que les retraités épargnent, puisqu’ils ne peuvent plus emprunter. Rajoutons que ce bas de laine est aussi un amortisseur pour leurs enfants, qu’ils peuvent aider en cas de coup dur. Cet argent qu’on leur aura extorqué, ira-t-il à la génération de leurs enfants ? Rien n’est moins sûr. Ce transfert façon vase communicant pourrait se concevoir dans un petit pays fermé par des frontières protectrices, mais dans le tonneau des Danaïdes qu’est devenue une France ouverte à tous vents, cette somme ainsi collectée sera aspirée par le trou noir de la redistribution, à destination de populations allochtones arrivant à flux continu sur notre sol et auxquelles on répète toute la sainte journée que nous avons collectivement à leur endroit une dette éternelle.
Ruiner Bernard et Chantal ne va pas enrichir Nicolas. C’est la famille entière — que le gouvernement aura, en sus, réussi à diviser en attisant la rancœur — qui va faire banqueroute, dans l’incapacité de s’entraider. En plus de contrevenir au respect naturel que l’on doit à ses parents et grands-parents, le retraité bashing est un leurre mortifère.