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culture et histoire - Page 1326

  • Carl Schmitt et le nazisme partie 3

    Partie 3 – 1935-1936 : l’heure du danger

    Carl Schmitt était moins un rallié tardif au nazisme qu’un juriste d’État ayant, ainsi que tout l’appareil, intégré l’idée fin 1932-début 1933 qu’il fallait se mettre au service des nouveaux maîtres de l’Allemagne. Il le fit d’une manière particulière, puisque c’est sa doctrine originale, et l’autorité dont il jouissait pour l’imposer, qui permit aux nazis d’occuper un État redevenu souverain, à l’intérieur comme à l’extérieur, sans le heurt d’une révolution. Mais peut-être fit-il un pas de trop, hors de l’État précisément, un pas à l’intérieur du nazisme. Nous ne parlons pas de son adhésion au parti, naturelle pour un juriste engagé comme il l’était, mais de la prétention qu’il eut de se mêler de la doctrine du national-socialisme.

    Celle-ci n’a jamais été fixée par Hitler de manière dogmatique ; celui-ci tenait, au contraire, à maintenir toutes les portes ouvertes, ne serait-ce que pour conserver la maitrise de son mouvement. Schmitt a pu croire qu’il y avait un espace libre. Et ce n’est pas un hasard s’il s’est heurté très tôt, non seulement aux juristes théoriciens du droit national-socialiste (théoriciens völkish, comme Otto Koellreuter, ou carriéristes jaloux), mais plus directement à celui qui avait précisément ouvertement la prétention d’être le doctrinaire du parti, à Alfred Rosenberg, puis, dès 1935, de manière bien plus dangereuse, personnellement au chef de l’Ordre noir.

    Heinrich Himmler, dont l’emprise sur la SS et sur la police n’ont cessé de croître depuis juin 1934, va personnellement attaquer Schmitt. On peut en donner quelques exemples. Ainsi, en 1935, à la nomination de Hans Frank comme ministre, Himmler pose comme condition que Schmitt ne soit pas son secrétaire d’État. Ou encore, Schmitt devait donner une conférence devant le grand état-major, la veille on lui dit qu’elle est annulée ; mais le lendemain il apprend que finalement une conférence a bien été tenue, mais par Himmler, qui a entrepris de le démolir.

    Pour Schmitt, la situation devient véritablement intenable à partir de novembre 1936, lorsque des lettres anonymes commencent d’être publiées dans l’organe de presse officiel de la SS, Das Schwarze Korps (10 novembre 1936). Écrites depuis la Suisse par Waldemar Gurian, un ancien élève et ami de Schmitt, ces articles dénoncent ce dernier aux nazis comme un ami de jésuites et de juifs. On sait le danger que peuvent revêtir pareilles accusations dans certains contextes. Fin novembre 36, Himmler enjoint à Franck, qui s’exécute, de retirer à Schmitt son siège au conseil de direction de l’Académie de droit allemand, et sa fonction de directeur du groupe de professeurs de l’association des juristes nazis.

    Le 2 décembre Schmitt écrit directement à Himmler pour protester de son antisémitisme. Mais des lettres menaçantes continuent de paraître, le 3 décembre, puis le 10 suivant. Frank écrit alors au directeur de la revue, Gunter d’Algen. Mais en vain. Le 15 décembre, le Deutsche Juristen Zeitung (DJZ), dont Schmitt avait pris la direction depuis 1934, interrompt sa publication. Une autre lettre paraît le 18 décembre. Schmitt est menacé (« si jamais cet homme entouré de juifs se permet encore de parler ou d’écrire il aura affaire à nous »). Le 21 décembre le directeur de la revue reçoit une lettre de Hermann Goering lui demandant d’arrêter les attaques. La dernière lettre parait le 24 décembre 1936. Finalement les attaques ne cesseront que sur intervention directe de Goering auprès de Himmler.

    Le 18 janvier 37 parait encore, dans les Mitteilungen zur Weltanschaulichen Lage (publication interne des services d’Alfred Rosenberg) un article qui décrit Schmitt comme un réactionnaire, un partisan de l’alliance du trône et de l’autel, lié aux milieux catholiques, ami des jésuites, en relation avec des juifs et manquant totalement de caractère politiquei.

    Schmitt n’exercera plus aucune fonction officielle au sein du régime. Il ne conserve que son titre (honorifique) de conseiller d’État de Prusse (qui lui aurait valu la protection de Goering) et sa charge d’enseignement. Il entre, selon le mot de Gottfried Benn, dans l’émigration intérieure. L’important à noter, pour nous qui ne nous occupons ici que de la légende noire, est que Schmitt soit allé suffisamment loin dans le nazisme pour être repoussé par des nazis authentiques comme Rosenberg et Himmler, et pour, dans le même temps, s’aliéner définitivement le soutien des juristes et des intellectuels bien-pensants.

    Voilà ce qu’il en fut en réalité du nazisme de Schmitt. Espérons que les faits, dont nous n’avons donné ici que des bribes, car ils demanderaient à être précisés, étayés, documentés, permettront d’éviter les idioties du style de celles que l’on entend pour effrayer les étourneaux : « Schmitt voulait exterminer l’ennemi jusqu’au dernier », ou bien « après 36 il s’est brouillé avec Hitler » (dixit Lebreton). Et avant de dire que sa théorie est une théorie barbare, il faudrait peut-être en prendre connaissance, et ne pas se fonder uniquement sur des bruits.

    Épilogue

    Le 30 avril 1945, en pleine Bataille de Berlin, un officier soviétique interroge Schmitt à son domicile. Il est laissé en liberté. Schmitt aurait proposé ses services. Le 25 septembre 1945, la zone où habite Schmitt passe sous contrôle de l’armée américaine. Dès le lendemain il est arrêté et conduit au Centre d’interrogatoire civil de Wannsee. Les Américains perquisitionnent son domicile et réquisitionnent sa bibliothèque.

    Le 31 octobre 1945, Ossip K. Flechtheim, ancien élève malheureux de Schmitt, devenu officier dans l’armée américaine, ordonne, en vertu des arrestations automatiques, son emprisonnement dans le camp de Berlin (Lichterfede Süd). Un an après, la commission d’enquête des Alliés rend un non-lieu et Schmitt est libéré (10 octobre 1946). Il est mis à la retraite.

    Mais de nouveau, le 17 mars 1947, le procureur général Robert M.W. Kempner (accusateur adjoint des Américains au procès de Nuremberg) fait arrêter et enfermer Schmitt dans la prison des hauts fonctionnaires à Nuremberg. Il comparait comme témoin au procès des hauts fonctionnaires de la Wilhelmstrasse. Le 29 mars 1947, Schmitt arrive à Nuremberg. Il retrouve Flechtheim, qui l’interroge. Kempner, le président du tribunal l’interroge deux fois et envisage de l’accuser. Il voit en lui moralement le plus criminel. Lors d’un interrogatoire, Schmitt répond : « Je suis un aventurier intellectuel, c’est comme ça que naissent les pensées et que viennent les connaissances. »

    http://www.egaliteetreconciliation.fr/Carl-Schmitt-et-le-nazisme-33943.html

  • Carl Schmitt et le nazisme partie 2

    Partie 2 – Années 1933-1934 : donner à Hitler les clés du pouvoir

    Nous tentons d’instruire, à charge et à décharge, le cas de Carl Schmitt, un juriste qui passe pour l’un des plus grands, mais dont il est dit qu’il fut un nazi et qu’il consentit, voire qu’il appela, à l’extermination des juifs, perçus comme l’Ennemi. Dans la note précédente nous avons vu qu’avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, Schmitt était un adversaire déclaré du nazisme. Nous allons voir ce qu’il en a été après cet accès au pouvoir.

    Le 1er février 1933, lendemain de sa nomination comme chancelier, Hitler prononce un discours à la radio. « Peuple d’Allemagne, dit-il, donne-nous quatre ans ! » Le Parlement est dissout le lendemain. Le NSDAP connaît dès lors un afflux constant de nouveaux membres. Mais ce qui va précipiter le changement de régime, c’est-à-dire l’accès à un pouvoir complet du parti nazi sur l’État, ce que Schmitt qualifiera de Révolution, c’est l’incendie du Reichstag, dans la nuit du 27 février 1933 [1]. Aussitôt présenté comme annonciateur d’un soulèvement communiste, l’incident donne lieu, dès le lendemain (28 février 1933) au « Décret sur l’incendie du Reichstag », qui suspend les droits fondamentaux et permet une vague d’arrestations en masse de communistes et d’opposants de gauche. Et, comme on l’a écrit, dans la nuit même qui suivit l’incendie, « tout ce que l’Allemagne avait compté d’écrivains socialistes, pacifistes, républicains, communistes, progressistes, prenait le chemin de l’exil » (Jean-Michel Palmier).

    Le 5 mars 1933, les élections au Reichstag donnent aux nazis 43,9 %. Le 20 mars, Himmler annonce l’ouverture du premier camp de concentration à Dachau. Enfin, dernier temps, le 24 mars, le Reichstag vote, par 444 voix sur 529, les voix du Zentrum étant obtenues en échange d’une promesse de concordat, la loi qui donne à Hitler pour quatre ans le pouvoir de légiférer sans Parlement.

    Signalons au passage que dès le lendemain de ce vote, le 25 mars 1933, l’Alliance internationale contre l’antisémitisme décide le boycott des marchandises allemandes. En réaction, le 28 mars, décision est prise du boycott des magasins juifs dans toute l’Allemagne à partir du 1er avril. 

    Les clés du pouvoir

    Dans les milieux intellectuels et artistiques, dont Schmitt est proche, même et surtout dans les milieux d’extrême droite, chez des gens comme von Salomon, Jünger, Spengler ou Jorge, il y a un mouvement de recul persistant à l’égard des nazis. Mais enfin le fait est là : aucun sauveur de l’Allemagne, qu’Hitler lui-même attendait, ne s’est présenté. Et ces écrivains, ces poètes et ces intellectuels ne sont ni pacifistes, ni socialistes, ni communistes, ni internationalistes, ni libéraux.

    Schmitt est toujours Professeur de droit public. Il ne va pas cesser de jouer son rôle dans l’Université et dans l’État. Pour Schmitt, continuer de s’opposer aux nazis depuis leur accès au pouvoir n’aurait pas de sens. Nous abordons le point crucial de la carrière de Schmitt. Il va faire plus que simplement collaborer. On doit à la vérité de dire que les choses se déroulent pour lui comme s’il pouvait enfin se mettre vraiment au travail (ou bien est-ce un devoir ?). Il va leur ouvrir les portes du pouvoir, avec un zèle qui l’isolera de ses amis et le rendra suspect même aux yeux des premiers intéressés. Car ce zèle est ambigu.

    Schmitt est introduit par son ami Johann Popitz dans les milieux politiques nazis. En particulier, Popitz le présente à Hans Franck, l’avocat de Hitler au procès de 1924, le futur ministre de la Justice (Gauleiter de Pologne, il sera condamné à mort à Nuremberg), qui le prend sous son aile. Au mois d’avril, Schmitt est nommé à l’Université de Cologne, que Hans Kelsen vient de quitter.

    Schmitt a toujours été hostile au Traité de Versailles, à la Société des nations (SDN) et à la République de Weimar. Il a toujours défendu la nécessité d’une décision qui sorte l’Allemagne de la guerre civile dans laquelle elle est entrée en 1917. D’un certain point de vue, la catastrophe contre laquelle il préconisait l’emploi de la force s’est produite, encore que le pire ait été évité (un pouvoir soviétique) ; mais d’un autre côté, paradoxalement, ce sont les nazis, qui figuraient parmi ceux contre qui il n’avait cessé de préconiser l’emploi de la force, qui finalement l’ont employée selon les indications qu’il avait données. Le Décret du 28 février 1933 et la Loi du 24 mars 1933 sont des mesures qu’il a prédites, si ce n’est préconisées. Il va donc les encenser.

    Le 1er avril 1933, Schmitt signe dans le Deutsch Juristen Zeitung un commentaire de la loi du 24 mars 1933 (qui a donné tout pouvoir à Hitler pour 4 ans), et analyse celle-ci comme une nouvelle Constitution, qui remplace celle de Weimar, et qui correspond à une Révolution allemande, réponse à la Révolution de 1918. Le 7 avril, Schmitt, membre d’une commission composée de Papen, Frick et Popitz, contribue à l’élaboration de la loi sur les gouvernements du Reich (Reichsstatthaltergesetz) qui consiste à dissoudre les parlements des Länder et à les remplacer par des gouverneurs. C’est une mesure typiquement conforme à la doctrine de l’État de Schmitt.

    Lettre de Heidegger à Carl Schmitt du 22 août 1933

    Je suis maintenant moi-même en plein polemos, et l’aspect littéraire des choses doit passer au second plan. Aujourd’hui, je voudrais seulement vous dire que je compte sur votre collaboration décisive ; il y va de la reconstruction interne de toute la Faculté de droit, pour ce qui est de sa mission tant scientifique qu’éducative… Le rassemblement des forces spirituelles qui doivent susciter ce qui est à venir est toujours plus urgent. J’en termine pour aujourd’hui avec mes amicales salutations.

    Heil Hitler !
    Votre Heidegger

    Sur invitation de Heidegger, Carl Schmitt adhère au NSDAP le 1er mai 1933, à Cologne (carte n°2 098 860). C’est aussi le 1er mai 1933 que le NSDAP, devant l’afflux de nouveaux membres depuis le 30 janvier 1933, passé de 1,6 millions à 2,5 millions, décide de ne plus procéder à de nouvelles adhésions à compter du 8 mai. Ce même mois de mai voit la dissolution des syndicats (le 2), et, surtout, dans les villes universitaires, les autodafés du 10 mai. Après l’interdiction du SPD le 22 juin, la dissolution des autres partis dans les semaines qui suivent, la loi du 14 juillet 1933 interdit la formation de parti autre que le NSDAP. Autant de mesures que Schmitt, pourfendeur du pluralisme, ne peut qu’approuver (s’il ne les a pas directement préconisées).

    C’est en juillet 1933 que Goering, sur la suggestion de Popitz, nomme Schmitt conseiller d’État de Prusse. Le Preussischer Staatsrat dont Goering voulait faire une chambre haute ne siègera qu’une fois, mais le titre vaudra à Schmitt la protection de Goering. On lui ouvre la présidence de divers comités.

    En outre, le 20 juillet 1933, c’est la signature à Rome d’un concordat avec l’Allemagne (Eugenio Pacelli, futur Pape Pie XII). Rappelons que Schmitt est catholique. En cette même année 1933, les églises protestantes reconnaissent officiellement Hitler et son régime. On note à l’été 1933 une relative accalmie dans l’antisémitisme, qui durera jusqu’au début de 1935.

    Le 14 octobre 1933, l’Allemagne se retire de la SDN (retrait approuvé à 95,1% dans le plébiscite du 12 novembre) et de la Conférence de Genève sur le désarmement. C’est en octobre 1933 que Schmitt obtient la chaire de droit public de l’Université de Berlin et qu’il entre au conseil de direction de l’Académie allemande du droit.

    Pour clore cette année 1933, on peut dire de Carl Schmitt que sa doctrine a donné aux nazis l’accès à la Légalité. Toutes les mesures prises, que nous venons de citer, internes comme internationales, que ce soit avec ou sans sa collaboration directe, ont pu être prises sans que le régime ne sorte du cadre du droit ; elles ne le furent que grâce à sa doctrine, qui, depuis les années vingt, allait à contre-courant de la marche vers un État parlementaire libéral et intégré au sein d’une organisation mondiale.

    Le nouveau régime a libéré Schmitt de toutes les contraintes qui pesaient sur lui sous Weimar, et réciproquement, il a été à la fois acteur de la déconstruction de cette République honnie, et auteur de l’institution d’un IIIème Reich. Mais n’est-ce pas un phénomène similaire qui se produit à peu près dans tous les rouages de l’appareil d’État, à commencer par la Reichswehr [Armée de la République de Weimar, NDLR], et même, pourrait-on dire, dans la société civile (artistes, savants, intellectuels etc.) ? 

    L’État contre le parti 

    Depuis la fusion de l’État et du parti (1er décembre 1933), de graves tensions se sont fait jour au sein du nouveau régime. Opposition qui se cristallise dans un affrontement entre la SA et la Reichswehr, mais qui ne doit pas masquer d’importantes tensions au sein même du parti entre une « gauche » (révolutionnaire) et une « droite » (réactionnaire).

    On peut interpréter comme une marque de ces tensions le fait que dès le 8 janvier 1934, Schmitt, qui finalement n’a jamais cessé d’être l’homme de la Reichswehr, fît l’objet d’attaques directes dans un article d’Alfred Rosenberg (« Totaler Staat », Völkischer Beobachter, et de nouveau, plus tard, sous la plume d’Otto Koellreuter). Au printemps 1934 le nombre de chemises brunes (SA) s’élève à trois millions. En juin 1934, Hans Franck nomme Schmitt directeur de la plus importante revue juridique, le Deutsche Juristen Zeitung.

    Le 30 juin, c’est « la Nuit des longs couteaux ». Purge sanglante au sein du parti (plus de mille de ses membres sont passés par les armes, suicide de Roehm) qui a lieu avec l’accord du grand état-major. Mais on assassine aussi des généraux hostiles aux nazis, von Schleicher (ainsi que son épouse) et von Bredow, et des opposants du clan conservateur (Kahr). Hitler tient un discours radiodiffusé. Le 13 juillet, il prononce un discours devant le Parlement.

    C’est le 1er aout 1934 qu’en accord avec le grand état-major, dans un climat de terreur, Schmitt publie un article retentissant, qui légitime Hitler en tant que gardien du Droit, tout en espérant que les assassins de Schleicher (dont il a été le conseiller) ne resteront pas impunis. (« Der Führer schützt das Recht. Zur Reichhstagsrede Adolf Hitler vom 13 Juli 1934 », Deutsche Juristen-Zeitung.)

    C’est un article important dans la carrière de Schmitt. Il lui sera reproché, y compris par ses amis, et à cause de cet article il s’aliénera même l’amitié des milieux de la révolution conservatrice. Pourtant, la Nuit des longs couteaux peut se comprendre alors comme un choix de Hitler pour la Reichswehr, c’est-à-dire pour l’État, pour la fonction publique, pour la légalité et contre le parti et la Révolution nationale-socialiste. Il n’y a donc dans l’attitude de Schmitt rien de surprenant compte tenu de ses positions antérieures comme postérieures à l’arrivée de Hitler au pouvoir.

    Le 2 août 1934 meurt le Président Hindenburg. Schmitt est un des signataires, avec entre autres Heidegger, Sombart et Haushofer, de la Déclaration d’août 1934, qui appelle à soutenir Hitler en vue du plébiscite du 19 août 1934, qui doit entériner la loi du 1er août relative au cumul des fonctions de Chancelier et de Président du Reich.

    Déclaration d’août 1934 (extrait)

    « Nous, signataires, représentants de la science allemande et de nombreux scientifiques que nous n’avons pu contacter, exprimons notre confiance en Adolf Hitler comme Führer de l’Etat, qui sortira le peuple allemand du besoin et de l’oppression. Nous croyons fermement que sous son commandement la science recevra le soutien dont elle a besoin pour remplir la haute mission qui lui incombe dans la reconstruction de la nation. »

    Fin 1934, Schmitt commence à être connu en France en tant que Kronjurist du IIIème Reich. En somme, la situation d’alors peut s’interpréter ainsi : les nazis, en accédant au pouvoir, ont déclenché les évènements susceptibles de rendre sa souveraineté à l’Allemagne. Ce que personne avant eux, malgré les crises, n’avait osé faire. Mais, chose faite, c’est-à-dire passée cette Révolution, on a pu croire à une forme de retour à l’ordre, et en tous cas à une rupture consommée entre le parti et Hitler, désormais sous l’entier contrôle de l’appareil d’État.

    (À suivre.)

    Damien Viguier 
    Avocat, docteur en droit 

    Ouvrages de Carl Schmitt parus en français :

    Romantisme politique, Paris, Librairie Valois-Nouvelle Librairie nationale, 1928. 
    Légalité légitimité, Paris, LGDJ, 1936. 
    Considérations politiques, Paris, LGDJ, 1942. 
    La notion du politique - Théorie du partisan, Paris, Calmann-Lévy, 1972 (Flammarion, 1992). 
    Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1980. 
    Terre et Mer. Un point de vue sur l’histoire du monde, Paris, Le Labyrinthe, 1985. 
    Parlementarisme et démocratie, Paris, Seuil, 1988. 
    Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988. 
    Hamlet ou Hécube, Paris, l’Arche, 1992. 
    Théorie de la constitution, Paris, PUF, 1993. 
    Les trois types de pensée juridique, Paris, PUF, 1995. 
    Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Pardès, Puiseaux, 1996. 
    État, mouvement, peuple - L’organisation triadique de l’unité politique, Paris, Kimé, 1997. 
    La dictature, Paris, Seuil, 2000. 
    Le Nomos de la Terre, Paris, PUF, 2001. 
    Le Leviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes. Sens et échec d’un symbole politique, Paris, Seuil, 2002. 
    La valeur de l’état et la signification de l’individu, Genève, Droz, 2003 
    Ex Captivitate Salus. Expériences des années 1945-1947, Paris, Vrin, 2003. 
    La guerre civile mondiale, essais 1953-1973, éditions è®e, 2007. 
    Machiavel – Clausewitz. Droit et politique face aux défis de l’histoire, Paris, Krisis, 2007. 
    Deux textes de Carl Schmitt, Paris, Pedone, 2009. 
    Guerre discriminatoire et logique des grands espaces, Paris, Krisis, 2011. 
    La visibilité de l’église. Catholicisme romain et forme politique. Donoso Cortès, quatre essais, Paris, Cerf, 2011.

    Notes

    [1] On mesurera l’impact politique sur les masses d’un tel événement, en prenant pour point de comparaison, mutatis mutandis, l’attentat de Charlie Hebdo.

  • Carl Schmitt et le nazisme

    Partie 1 – Carl Schmitt, le nazisme et la police de la pensée

    Carl Schmitt est un juriste allemand, né en 1888 et mort en 1

    985. Il nous a laissé une œuvre monumentale, non pas tant par la quantité (tout de même plus d’une quarantaine d’ouvrages), que par la qualité : il a été le témoin intellectuel de la genèse de notre époque, le moment qui voit tout un monde s’effondrer, d’une guerre mondiale l’autre, sans que l’on ait débouché véritablement sur quelque chose depuis. Mondialisme, État et partis politiques, démocratie, terrorisme, droit de la guerre, en particulier politique anglo-saxonne et américaine, bref : sur la plupart des questions qui font notre actualité politique nationale comme internationale, Schmitt a laissé des analyses que seul quelqu’un de sa compétence, placé à l’endroit et au moment qu’il fallait, pouvait nous donner.

    Mais sans doute qu’une œuvre aussi utile dans l’immédiat, aussi critique, et donc aussi dangeureuse, ne doit pas être lue. Il faut tout faire pour en interdire l’accès. Aussi a-t-on beaucoup dit, en France surtout, que Schmitt était un nazi. Et on l’a dit de manière grossière et outrageante. Il suffit pour s’en convaincre de lire Bernard Edelman, ou Charles Yves Zarka [1]. On va jusqu’à présenter sa doctrine comme un pur et simple appel à l’extermination des juifs. Cela suffit à faire régner la terreur sur le petit monde unviversitaire et écrivant, qui ne peut plus travailler de manière sérieuse. La seule question qu’il est permis de poser s’énonce en ces termes : comment un juriste de ce niveau a-t-il pu adhérer au génocide de tout un peuple ?

    Une telle présentation ne correspond en rien aux doctrines de Carl Schmitt, elle en est même aux antipodes, lui dont la préoccupation majeure est de maintenir l’ordre international garant, précisément, de la guerre dans les formes, ou de chercher à reconstruire un nouvel ordre qui sorte de la logique des guerres d’extermination dans laquelle les Américains et leurs alliés sont entrés depuis Hiroshima. En outre, la vérité du nazisme de Schmitt doit être nuancée, et c’est à la dépeindre avec quelque précision que les lignes qui suivent voudraient contribuer. C’est une tâche urgente, compte tenu de l’actualité toujours plus vive de cette pensée, que les mensonges ont pour résultat de tenir à l’écart.

     Rôles de l’Armée et de l’Université en Allemagne

    Précisons d’abord deux points méconnus du grand public cultivé français, particulièrement aujourd’hui, ceci expliquant d’ailleurs pour une bonne part la réception caricaturale dont Schmitt a fait l’objet en France, mais dont la prise en compte est indispensable à une parfaite compréhension de la situation historique. Tout d’abord, il faut savoir que dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, l’appareil dirigeant est constitué de l’Armée, dont les écoles de cadets remplissent depuis longtemps le rôle, mutatis mutandis, de l’ENA en France. Hindenbourg, Ludendorff, Schleicher, tous en sont issus. Le corps des officiers prussiens est le coeur de l’État. Et le grand état-major de la première guerre est la cellule dirigeante de ce corps, qui survit dans la Reiswehr. Notons au passage que Schmitt a servi, durant la Grande Guerre, au grand état-major, et Adolf Hitler lui-même, au sortir de la guerre, n’était qu’un agent au service de cet organisme.

    Ensuite et surtout, Schmitt était professeur de droit public. Depuis 1928 il occupait la chaire précédemment occupée par Hugo Preuss à la Handelschochschule de Berlin. Cela signifie que Schmitt remplissait la fonction qu’il fallait pour voir son destin lié quoi qu’il en soit à celui du nazisme. Nulle part les juristes ne sont, pas plus que les autres, des êtres désincarnés. Mais en Allemagne il y a plus. Y être professeur de droit signifie tout autre chose qu’en France. Ici les juristes sont à l’écart de la vie politique comme de la vie judiciaire. Leur engagement est exceptionnel et signifie rupture avec l’univers académique. Les politiciens, pour ne pas dire les militants, de tous bords, y sont d’ailleurs extrêmement rares, et l’on n’en verra pas beaucoup articuler une pensée théorique qui soit en accord avec leurs actions. Il suffit d’ouvrir un ouvrage de droit, ou de fréquenter ne serait-ce que quelques minutes un amphithéâtre, pour être frappé de la déconnexion que la Faculté de droit entretien avec le monde réel. En France, les juristes universitaires observent donc en général une neutralité et une réserve remarquables, commentant tout au plus avec dédain la manière dont les affaires du monde sont si mal menées. Et lorsqu’ils servent l’Administration, pour rédiger des rapports ou des projets, c’est de manière technique et neutre. Rien de tel Outre-Rhin, où les professeurs de droit ont un rôle en matière judiciaire comme en matière de gouvernement local ou national. Professeur installé au premier rang de l’Université, aux publications nombreuses et reconnues, Carl Schmitt occupait donc la charge du kronjurist appelé à jouer un rôle sous le nazisme. Puisque nazisme il y eut.

     La doctrine de Schmitt en 1932

    Il faut partir d’un fait généralement occulté. C’est que si Schmitt a en effet été mêlé, et même de plus près qu’on ne le croit, aux événements politiques qui ont provoqué l’arrivée au pouvoir de Hitler, ce n’était pas en tant que nazi, mais tout au contraire, en tant que virulent antinazi. Catholique réactionnaire, Schmitt a déjà, en 1932, une œuvre qui témoigne pour lui de son hostilité au parlementarisme, au libéralisme et même à la démocratie. Mais c’est précisément ce conservatisme classique qui en fait tout hormis un national-socialiste. En 1932, âgé de 44 ans, conseiller du gouvernement de Von Papen, Schmitt est connu pour être l’un des opposants les plus radicaux à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Il n’est pas simplement hostile à une alliance avec Hitler, mais c’est un extrémiste, favorable à l’emploi de la force, fût-ce à l’encontre de l’esprit, si ce n’est de la lettre, de la Constitution de Weimar, pour interdire cet accès au pouvoir. C’est en 32 qu’il publie Légalité et légitimité [2]. Il s’agit rien moins que d’un appel à peine voilé à ce coup de force, qu’il appelle de ses vœux et qui frapperait à droite et à gauche, nazisme et communisme. Mais que l’on ne s’y méprenne pas. Ce qu’analyse et décrit Schmitt, ce sont les conséquences néfastes et dangereuses de la démocratie libérale, qui a ruiné la légitimité traditionnelle. Il y a deux aspects notables.

    1° D’un côté l’État est devenu un appareil neutre, monstre froid, rationnel et efficace : seule compte la loi, qui vaut toutes les légitimités. Cela donne un pouvoir sans limite à celui qui est en mesure d’élaborer et surtout d’interpréter et d’exécuter la loi. Alors que les lois se font toujours plus nombreuses, toujours plus éphémères, que leur obscurité s’épaissit, tout en acquérant une omnipotence qu’elles n’avaient jamais eues, ceux qui détiennent le pouvoir disposent d’un instrument devenu très dangereux. La loi permet à celui qui en dispose de ruiner ou d’ôter des vies impunément. À mesure que la légalité devient plus dangereuse pour l’opposant, pour le dissident, pour l’ami d’hier, le conflit pour l’accès au pouvoir se fait plus vif.

    2° Et d’un autre côté, c’est précisément cette même disparition de la légitimité traditionnelle au profit de l’instauration de la loi comme instrument neutre et égalitaire qui a ouvert à tous l’accès au pouvoir. Le parlementarisme et la liberté politique favorisent même les ambitions les plus crasses et donne aux plus vils, aux plus riches et aux moins scrupuleux la possibilité d’exercer un jour le pouvoir. Cette neutralité de la légalité n’interdit d’ailleurs pas non plus le coup de force. Autrement dit, dans le temps même où l’État est devenu une arme plus dangereuse, il est aussi devenu plus accessible, son caractère dangereux s’amplifiant encore dans la mesure de l’élargissement de son accessibilité aux êtres les moins recommandables. 

    L’année 1932

    On insiste déjà trop peu sur un premier évènement qui est une comme une première application des idées de Schmitt en faveur d’une dictature militaire. Cette même année 32, le 13 juillet, les nazis font 37,3 % aux élections. Le 20 juillet, Von Papen tente un coup d’État en Prusse au moyen de l’article 48 de la Constitution, en se faisant nommer commissaire du Reich pour leLand de Prusse dirigé par le social-démocrate Severing, qu’il contraint à la démission. Il s’agit d’une des préconisations typiques de Schmitt, qui est d’ailleurs parmi les avocats de la République de Weimar (et donc de Papen) lors du procès qui s’ensuit (octobre 1932) avec le gouvernement de Prusse et les sociaux démocrates, devant la Cour suprême de Leipzig.

    Mais l’évènement qui précède immédiatement l’arrivée au pouvoir de Hitler est quant à lui généralement occulté. Le 6 novembre 1932, les nazis font 33,1 %. Le 17 novembre Papen présente sa démission. Dès fin novembre 32, des négociations secrètes commencent entre Papen et Hitler. Mais elles échouent, car le 2 décembre c’est finalement Schleicher, qui représente l’aile conservatrice de la Reichsweir, hostile à Hitler, et à laquelle Schmitt a toujours été favorable, qui est nommé chancelier. Néanmoins, dans l’entourage de Hindenbourg, les tractations avec Hitler continuent secrètement avec des hommes politiques du Zentrum(centristes catholiques), von Papen et Schacht. Le 4 janvier 33, Papen rencontre secrètement Hitler. Entre le 17 et le 29 janvier 33, des accords sont passés avec Hitler, qui impliquent Papen et le Zentrum, et qui passent par un complot contre le chancelier Schleicher.

    Il est une preuve que Schmitt représentait alors un obstacle à l’accès au pouvoir de Hitler [3]. C’est une manigance de ce petit milieu qui a consisté à l’évincer, pour affaiblir Schleicher. Le 26 janvier 33, le chef du Zentrum, le prélat Kaas, adresse une lettre à Schleicher pour le menacer de lui retirer l’appui de ses voix s’il ne renvoie pas immédiatement Schmitt. Et Schmitt est renvoyé. Ce qui n’empêche pas le Zentrum de voter le 28 contre Schleicher. Et le même jour, devant le refus de Hindenbourg de lui accorder les pleins pouvoirs qu’il demande, Schleicher démissionne. Le 30 janvier 1933 Hitler est nommé chancelier, mais Papen est vice-chancelier et seuls deux nazis entrent au gouvernement : Frick, à l’Intérieur, et Göring. Kaas, pour sa part, ira poursuivre sa carrière ecclésiastique à Rome.

    Damien Viguier 

    Avocat, docteur en droit

    Notes

    [1] Bernard EDELMAN, « Une politique de la mort », dans Le Monde des Livres, Le Monde daté du vendredi 28 novembre 1988 ; le passage du cours de Liberté publique de Gilles Lebreton en était la copie. Et Yves Charles ZARKA, Un détail nazi dans la pensée de Carl Schmitt, Paris PUF, 2005 (voir aussi la conférence du 23 octobre 2009 à l’Institut français de Tel-Aviv : « Carl Schmitt, la critique de la démocratie libérale et l’antisionisme aujourd’hui »).

    [2] Traduction française : Légalité légitimité, Paris, LGDJ, 1936 ; repris dans Du politique. Légalité et légitimité et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1980.

    l[3] Je tiens cette information de Julien Freund, qui la tenait directement de Carl Schmitt.

    http://www.egaliteetreconciliation.fr/Carl-Schmitt-et-le-nazisme-33567.html

  • La tactique de la guérilla

    La tactique de la guérilla est issue du principe de base de forces n’acceptant le combat que selon leurs conditions, ce qui suppose de connaître la position et la force de son adversaire, de savoir lorsqu’il est coupé de toute aide ou empêché d’échapper avant tout secours, de disposer de l’effet de surprise et de combattre au moment choisi. Privé de la force du nombre, et des armes pour s’opposer à une armée en campagne, les guérillas préfèrent éviter les batailles rangées. L’embuscade et le raid représentent leurs modes de combat favoris. Par-dessus tout, la guérilla évite toujours de tenir le terrain car cela inviterait l’ennemi à la découvrir, à l’encercler et à la détruire. Frappant rapidement et de manière inattendue, les raids de la guérilla s’attaquent aux dépôts et aux installations d’approvisionnement, tendent des embuscades aux patrouilles et aux convois de ravitaillement, coupent les lignes de communication et cherchent par-là à désarticuler les activités ennemies et à capturer des équipements et du ravitaillement pour leur propre usage. En raison de sa mobilité, de la dispersion de ses forces en petits groupes, de leur aptitude à disparaître au sein de la population civile, il est très difficile de forcer la guérilla à livrer bataille. Les guerres contre les guérillas se mènent sans ligne de front fixe. Les objectifs des guérilleros par leurs attaques sont de déstabiliser l’ennemi, de porter atteinte à ses ressources (hommes et lignes de communication) par des séries continuelle d’attaques en coups d’épingle sur une période étendue, qui à la longue affaiblissent l’ennemi matériellement, le forcent à se concentrer sur sa propre protection et entament sa résolution. 
    Général Sir Rupert Smith, L’utilité de la force. L’art de la guerre aujourd’hui

  • « Le Labyrinthe / Compliquer pour régner », de Jacques Bichot

     Cette note de lecture n’est pas une rediffusion : cet ouvrage est d’actualité et à lire.

    « La complication foisonne dans de nombreux domaines : la législation et la réglementation, la finance, les modes de rémunération, la tarification des services, les contrats, l’information, etc. Cela n’est pas le fruit du hasard : la complication est utilisée comme méthode de gouvernement et d’enrichissement, comme technique de dissimulation de la vérité, comme instrument de pouvoir sur les hommes. »

    Au fil d’une petite vingtaine d’ouvrages, Jacques Bichot s’est fait une spécialité de l’analyse et de la critique des dérives de l’Etat-providence. Mais là où beaucoup d’auteurs limitent leur propos à une dénonciation, certes, justifiée mais parfois un peu superficielle et journalistique des faits – on pense à certains livres sur les fraudes à l’indemnisation du chômage.

    J. Bichot n’oublie pas qu’il est professeur émérite d’économie en même temps qu’homme de conviction : c’est dire qu’à l’instar des travaux d’institutions comme l’IFRAP, ses réflexions sont toujours fortement étayées et nuancées, même si l’ironie n’en est pas absente.

    Dans son dernier opusLe Labyrinthe, il convoque le mythe de Dédale et de Minos, qu’il présente dans un bref mais dense chapitre introductif : « Ce mythe d’une extraordinaire richesse est porteur de nombreuses intuitions et interrogations relatives à la condition humaine. Parmi elles, les rapports du pouvoir et de la complication sont au premier rang. La complication sert à conquérir le pouvoir et à l’exercer ? Mais elle est aussi, à l’occasion, l’instrument de la perte de ceux qui le détiennent. »

    Le propos de Jacques Bichot repose sur une distinction préalable entre complexité et complication : il est établi que nos sociétés sont complexes, et sont appelées à le devenir de plus en plus, ne serait-ce que du fait des évolutions technologiques. La complication est radicalement différente, malgré l’amalgame – un de plus ! – entretenu volontairement entre les deux notions. Elle « désigne une accumulation, due à l’action humaine, de mécanismes et de dispositions dont la complexité n’a pas d’utilité du point de vue de l’intérêt général ».

    Pourquoi la complication est-elle devenue un moyen de gouvernement ? Parce qu’elle est « particulièrement utile pour exercer le pouvoir par la ruse plutôt que par la force, pour dépouiller autrui de façon insidieuse plutôt que violente ». Outre que les dirigeants politiques et les hauts fonctionnaires n’ont souvent pas les compétences pour concevoir des réformes BM 6simplificatrices, ils ont intérêt à « compliquer pour régner », parce que cela permet :

    • d’arriver au pouvoir par des promesses mirifiques (la retraite à 60 ans, les mesures catégorielles) ;
    • de montrer que l’on a un peu de pouvoir (l’accumulation des amendements parlementaires) ;
    • d’exercer le pouvoir qui vous a été délégué (le mécanisme des conventions collectives qui permet aux syndicats de se faire valoir) ;
    • d’affirmer le triomphe des experts autoproclamés ;
    • de contourner la difficulté de mise en œuvre de textes irréalistes qu’un gouvernement a promis hâtivement et qu’il est contraint d’assumer.

    Ces perspectives sont autant de facteurs qui contribuent à l’édification de ce labyrinthe normatif, à cette inflation de textes mal écrits qui permettent au législateur d’exister, au haut fonctionnaire de se rendre indispensable vis-à-vis des ministres et de leur cabinet, et à tout ce microcosme de compliquer la vie des « sujets » que nous sommes pour simplifier le travail des gouvernants, et de « régner sur les mots à défaut de manager les hommes ».

    L’inflation normative débouche, parmi d’autres dommages collatéraux, sur une insécurité juridique qui prend la forme d’une instabilité chronique des règles de droit, maintes fois pointée du doigt par le Conseil d’Etat dans ses rapports depuis plus de vingt ans, sans effet tangible comme on peut le constater au quotidien. Cette instabilité a plusieurs causes :

    • la mauvaise préparation des textes ;
    • le « perfectionnisme des bureaux », qui veulent prévoir toutes les situations imaginables dans le détail, dans une conception extensive de la norme juridique, au lieu de se cantonner à la définition des principes et des lignes directrices ;
    • le cloisonnement entre services, qui est un mal français bien identifié, mais accru par la décentralisation et par la construction bruxelloise ;
    • l’instabilité ministérielle, « dans un contexte où les ministres estiment nécessaire, par vanité et pour leur avenir politique, d’attacher leur nom à au moins une loi» (1).

    L’insécurité juridique, cumulée avec l’insécurité culturelle qui a fait l’objet d’un intéressant ouvrage de Laurent Bouvet commenté le 11/05/2015, contribue à faire perdre à nos compatriotes tous leurs repères et leur donne le sentiment d’évoluer dans un environnement où le Bien et le Mal, le Beau et le Laid, le Vrai et le Faux ne sont plus discernables, car perpétuellement remis en cause par l’arbitraire d’un dirigeant politique ou d’un fonctionnaire trop zélé. Il en résulte un stress permanent et une décohésion sociale croissante.

    De plus, l’insécurité juridique se double d’un intégrisme juridique ou judiciairedéfini comme une « production de complication par refus d’interpréter les normes juridiques à la lumière du bon sens », en appliquant la lettre de la loi au mépris de la référence à son esprit, à des situations non pertinentes. Jacques Bichot en donne quelques illustrations éloquentes et met en évidence le fait que ce phénomène se traduit in fine par des injustices et une déshumanisation de la société, car « il donne le pouvoir de faire du mal à Y parce que X vous en a fait ».

    Ayant ainsi défini son cadre conceptuel, l’auteur le nourrit d’exemples nombreux, puisés en premier lieu dans ses domaines d’expertise favoris : la fiscalité, les régimes de retraite, la sécurité sociale. Mais il étend son champ d’investigation à d’autres secteurs tout aussi passionnants : les institutions et le maquis inextricable des mécanismes de subvention européens, de FEDER en FSE, de FED en PAC, sans oublier l’euro, dont la simplicité apparente ne masque pas qu’il est devenu un véritable enjeu de pouvoir au sein de l’Union européenne.

    On saura gré à Jacques Bichot, par ailleurs, de ne pas avoir cédé à la facilité consistant à charger les seuls fonctionnaires du « péché de complication ». Les deux chapitres consacrés, à la fin de l’ouvrage, au secteur bancaire et financier et au labyrinthe de la vie quotidienne montrent s’il en était besoin que les entreprises privées ne sont pas en reste lorsqu’il s’agit d’assujettir leurs clients ou usagers, voire leurs propres salariés. La prolifération des modes de démarchage intrusifs, les dérives du commerce en ligne, la difficulté croissante à accéder aux informations contractuelles, ou encore l’effervescence continue du droit du travail disent mieux qu’un long discours le monde dans lequel nous vivons.

    Le citoyen doit-il se résigner à être l’instrument docile d’une oligarchie qui a pris pour devises, d’une part, « compliquer pour régner », d’autre part, « gouverner par le chaos » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif éponyme (2) commenté sur le site en mars 2014 ? Le tableau campé par Jacques Bichot n’incite évidemment pas à l’optimisme. Il est clair, par exemple, que nos dirigeants, aidés comme il se doit par la classe médiatique, jouent de l’heuristique de la peur en brandissant la menace terroriste et justifient ainsi le renforcement de la tunique de Nessus normative (la loi sur le renseignement), au nom d’un paternalisme protecteur. Malgré tout, se référant toujours au mythe minoen, l’auteur souligne bien que dans la geste de Thésée, la complication est certes un instrument de pouvoir, mais aussi « un sous-produit du pouvoir, lorsque ceux qui l’exercent n’ont pas l’intelligence nécessaire pour découvrir un fil d’Ariane (le moyen de faire triompher la simplicité) et, pour finir, elle constitue le Talon d’Achille de ceux qui ont régné en la faisant grandir et prospérer ». Dans l’exemple évoqué ci-dessus, même si la politique du bâton et de la carotte peut fonctionner à court terme, il sera évidemment impossible de voiler éternellement la contradiction entre, d’une part, la complication par des lois liberticides pour lutter contre une menace que l’on prétend prioritaire, d’autre part, le discours lénifiant du padamalgam que l’on nous inflige ad nauseam.

    Le labyrinthe normatif est à beaucoup d’égards une forme de constructivisme au sens hayekien du terme, car il procède de l’idée, illusoire, que l’on peut changer la société par décret, et, plus généralement, de la conviction que l’empilement de règles toujours plus nombreuses participera à l’émergence de « l’homme nouveau » – cet électron se croyant libre – que nos dirigeants actuels appellent de leurs vœux.

    Mais à la différence du constructivisme délibéré du marxisme et du socialisme, le labyrinthe que nous décrit Jacques Bichot, s’il a encore de beaux jours devant lui, est intrinsèquement désordonné, donc condamné à terme par ses excès et ses contradictions. Car la seule force montante dans les pays soumis au règne de la complication, le populisme, n’est pas qu’une réaction contre la perte des repères identitaires, il est aussi protestation contre cette société bureaucratique envahissante qui nous asservit dans chacun de nos actes.

    L’auteur est sur ce point très réaliste et ne cache pas que les mouvements populistes sont guettés, comme avant eux la droite et la gauche « de gouvernement », par le risque d’affadissement. Tous sont en effet sur un marché politique fermé, celui des électeurs, et « ont besoin de séduire une clientèle très diversifiée. Il leur faut donc acheter les suffrages de personnes très différentes. Pour cela, il convient de présenter un programme de gouvernement comportant une multiplicité de mesures ponctuelles, qui souvent concerneront un nombre restreint d’électeurs, mais compteront beaucoup pour ces électeurs-là ». L’allusion à certains volets du programme du FN est transparente, et ses dirigeants seraient bien inspirés d’y voir une forme d’avertissement. Car tout laisse à penser que les électeurs seront de moins en moins dupes des « promesses faites pour ne pas être tenues ». Il serait dommage que le FN dilapide ce qui lui reste de capital de sympathie pour ses positions en faveur des valeurs identitaires pour avoir défendu des mesures clientélistes qui lui aliéneront des voix de la vraie droite sans lui faire mordre autrement que marginalement sur l’électorat de gauche.

    Jacques Bichot observe très justement que « Plus une société est policière, plus le pouvoir est lié à la complication », et que celle-ci est « liée à la boulimie d’hommes de pouvoir qui entendent imposer leur volonté, et cela aussi bien dans le domaine des affaires, des entreprises, que dans la sphère politique. Autrui, en tant qu’être humain, leur importe assez peu : c’est un administré, un client, un salarié, qui constitue une sorte de matière première pour la fabrication d’une success story… Le chef n’a pas pour projet de servir, mais de se servir des autres pour atteindre ses propres objectifs… ».

    Le dirigeant altruiste, au contraire, « réellement soucieux des autres, et ipso facto désireux de leur rendre service, ne cherche pas à compliquer par tactique : il joue franc jeu ». La question est dès lors de savoir s’il existe encore des dirigeants altruistes. Pour Jacques Bichot, la réponse est positive, mais il est trop bon connaisseur du monde dans lequel nous vivons pour attendre le salut d’une collection de démarches individuelles, tant le Système est gangrené. C’est bel et bien d’un sursaut des consciences que nous avons besoin. Pour ce faire, l’auteur rappelle que la lutte contre la complication relève largement de la maxime de la Seconde Epître de Paul aux Corinthiens : « La lettre tue, c’est l’esprit qui vivifie ». La lutte contre la complication est donc une lutte pour l’esprit, contre les forces mortifères de la désintégration sociale et culturelle. C’est dire que la route sera longue et semée d’embûches.

    Bernard Mazin , 9/7/2015

    Jacques Bichot, Le Labyrinthe / Compliquer pour régner, éd. Les Belles Lettres, mars 2015, 238 pages.

    Notes :

    1. Laurent Bouvet, L’Insécurité culturelle / Sortir du malaise identitaire français, éd. Fayard, janvier 2015, 183 pages.

    2. Collectif, Gouverner par le chaos / Ingénierie sociale et mondialisation, éd. Max Milo, collection Essais–Documents, 29/04/2010, 94 pages.

    http://www.polemia.com/le-labyrinthe-compliquer-pour-regner-de-jacques-bichot/