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Conrad Kilian, "inventeur" du pétrole saharien

Jusqu’où montera le prix du pétrole ? Aux États-Unis, le prix du baril qui était resté stable à 5 dollars de 1920 à 1970 - quand il atteignit 10 puis 40 $ - a dépassé en novembre les 93 $ et pourrait bientôt passer le cap des 100. Même envolée en France où, malgré le cours très élevé de l'euro, pour une fois avantageux, le prix d'un litre d'essence sans plomb oscille entre 1,30 et 1,40 €. Ce qui a de très lourdes répercussions sur le niveau de vie des ménages et l'économie en général. Alors que pour la France, comme pour le Royaume-Uni et la Norvège - pour s'en tenir à l'Europe -, l'or noir aurait pu devenir une richesse nationale. Encore aurait-il fallu pour cela ne pas signer en mars 1962 les Accords d'Evian qui livraient l'Algérie au FLN, rendant impensable une durable présence française au Sahara. Mais même avant cela, que d'occasions perdues... et de drames !

UN GÉOLOGUE DE GÉNIE
Au mois de novembre 1955, des prospecteurs français mettaient au jour le gisement pétrolier d'Edjelé - au sud de Ghadamès, non loin de la frontière algéro-libyenne - et, en août suivant, le gisement d'Hassi Massaoud, aux environs d'Ouargla, dans le sud algérien.
Or, cinq ans plus tôt, en avril 1950, était mort misérablement à Grenoble, dans le plus grand dénuement moral et matériel, celui qui, le premier, pressentit l'existence du pétrole dans le Sahara oriental : un certain Conrad Kilian - dont le nom, un moment célèbre, est aujourd'hui presque entièrement inconnu du public français.
Conrad Kilian, né en 1898 dans l'Ardèche, fils d'un savant géologue, professeur de la Faculté des Sciences de Grenoble et arrière petit-fils du paléontologiste Georges Cuvier et du révolutionnaire Boissy d'Anglas qui présida la Convention Nationale, a été l'un des explorateurs les plus étonnants de notre époque et, en même temps, un géologue de génie.
Doué d'une intuition scientifique extraordinaire dès son enfance, Kilian n'a que 24 ans lorsqu'il participe, un peu par hasard, à une expédition destinée à retrouver le fabuleux trésor des Garamantès - ces antiques nomades libyens possesseurs d'émeraudes - dont parle Hérodote. On ne trouva aucun trésor, ni aucune de ces pierres légendaires ; mais le jeune géologue profite de cette randonnée dans la région du Tassili des Ajjers pour étudier et comprendre la structure du Sahara. Il montre que celui-ci, par son socle précambrien (c'est-à-dire formé des roches les plus anciennes du globe) et par les sédiments qui l'ont recouvert, n'est autre que le prolongement de la péninsule arabique et, comme elle, a été occupé par une mer lagunaire. D'où sa vocation pétrolière.

"L'EXPLORATEUR SOUVERAIN"
À l'issue de cette première campagne de 1922, il présente au Congrès géologique internationale de Bruxelles une communication intitulée « Essai de synthèse de la géologie du Sahara sud-constantinois et du Sahara central », qui fait sensation dans le monde scientifique, et le classe, d'un coup, parmi les savants. Quelques années plus tard, il publie un ouvrage « Au Hoggar, Mission de 1922 », où il confirme sa conviction qu'il existe des gisements d'hydrocarbures dans cette zone.
Puis, à plusieurs reprises, il repartira au Sahara où il réussira, en 1927-28, en 1936, en 1943, de longues et fructueuses expéditions à dos de chameau (des "méharées") qui feront l'admiration et aussi exciteront la jalousie des Sahariens chevronnés.
Ayant obtenu une mission de l'Institut de France, il peut réaliser son rêve : parcourir les confins algéro-libyens, région pratiquement inconnue. Le 4 avril 1927, il quitte Tamanrasset (chef-lieu du Hoggar) en compagnie de deux Touareg, dans l'intention de traverser une partie du Ténéré surnommé le « désert des déserts ».
Kilian entreprend ensuite la deuxième partie de sa mission. Cette fois, il s'agit de traverser le Ténéré dans sa plus grande largeur : 800 kilomètres d'une marche épuisante, jusqu'à l'oasis de Toummo, à cheval sur la frontière libyenne. Il en suit le tracé vers le nord, touche In Ezzane et pousse une pointe en territoire fezzanais. À Ghat, l’aménokhal (le grand chef) des Touareg, Ajjer, lui propose de s'établir dans cette localité et de devenir le seigneur du Fezzan. Refus de Kilian, qui ne veut pas être un aventurier, mais seulement un explorateur travaillant pour son pays.
Il rentrera à son point de départ, Djanet, après avoir parcouru, en huit mois, quelque 4 000 kilomètres à dos de chameau - ou à pied !
C'est là un magnifique exploit. Mais son attitude orgueilleuse, souvent théâtrale, son goût pour le faste, son caractère ombrageux, son allure seigneuriale — il se présente comme « Explorateur Souverain » et a choisi pour devise « Avec Vaillants Toujours Kilian » (1) -, dressent contre lui bien des officiers des Affaires sahariennes et certains services officiels. Ses prétentions, ses algarades, ses succès aussi lui font beaucoup d'ennemis parmi la gent française du Sahara, qui le considère comme un illusionniste.

LA LUTTE CONTRE L'INDIFFÉRENCE
À  Alger, à Paris, il se démène pour faire triompher ses idées et alerter les autorités gouvernementales. Il se débat contre l'indifférence et le scepticisme. En juillet 1930, cependant, il parvient à forcer les portes de l'Elysée pour exposer au président Doumergue (dont il a donné le nom à une chaîne de montagnes au sud-est de Tassili : les « Monts Doumergue ») les grandes lignes de son action et l'importance, pour l'Afrique française, de ces confins libyens qu'il vient de parcourir, avec quelle passion !
Aussi bien le problème est-il d'actualité. Des tractations sont en cours entre Paris et Rome car l'Italie du Duce est sur le point de réoccuper la Tripolitaine. À la fin de 1930, les Italiens installent à Ghat un détachement militaire.
Au début de 1936, après un long séjour en métropole, Kilian prend à nouveau le départ vers le Sud. Il s'agit encore une fois d'étudier ces fameux confins et de reconnaître les ressources - et sans doute les richesses - du sous-sol saharien et fezzanais. Il a bien reçu une mission officielle ; mais c'est lui qui devra subvenir à presque tous les frais de l'expédition !
De Tamanrasset, il marche vers l'est, en direction de Toummo, la plupart du temps à travers le désert de sable. Et encore une fois, il y trouvera un puits, sur lequel il comptait, "bouché" non par le sable mais par la main de l'homme. Sur l'ordre de qui ? Il découvrira dans certains régions du Tassili un ensemble d'admirables gravures rupestres - représentant souvent des animaux (bœufs, chevaux, gazelles, rhinocéros, poissons même) ou des scènes de chasse ou de guerre - qui prouvent que le Sahara n'a pas toujours été un désert inhospitalier et dépourvu de rivières.

LA DERNIÈRE EXPÉDITION
Bientôt ce sera la guerre en France, le deuxième conflit mondial. Le lieutenant d'artillerie Kilian se distingue à la défense du Quesnoy. Prisonnier, il sera libéré au titre de combattant de 1914-18. Il n'a de cesse de retourner vers son désert.
Dès le mois de janvier 1943, il entreprend une nouvelle campagne - ce sera la dernière... Parti d'Agadès, dans le nord du territoire du Niger, il remonte vers le vaste massif d'Aïr, qu'il explore et étudie au point de vue géologique. Il y rencontre d'ailleurs un groupe de prospecteurs étrangers qui s'intéressent à un gisement de wolfram (minerai qui procure du tungstène, très précieux pour l'industrie). A-t-il découvert là une activité qui aurait dû rester secrète ?
Rentré à Tamanrasset, il est reçu par le chef de l'Annexe, le capitaine Florimond. Mais il tombe gravement malade, présentant tous les symptômes d'un empoisonnement par une drogue berbère redoutable et habituellement mortelle, bien connue au Hoggar sous le nom de « bor bor ». Est-ce un acte criminel ? Ne se sentant plus en sécurité, il quitte la ville clandestinement, malgré son état, à bord d'un camion qui rejoint le Tell. Soigné à Alger, il se remet, mais se ressentira toujours de cette violente intoxication.
Convalescent à Alger, où il résidera jusqu'à la fin de la guerre, il est sollicité par des représentants de compagnies pétrolières étrangères pour reprendre la tête des recherches à effectuer au Sahara et en Libye. Il repousse la proposition ; mais, dès ce moment, il se prétendra poursuivi par les agents de l'Intelligence Service. Et il pense que l'atmosphère de Paris lui conviendra mieux que celle d'Alger où grenouillent tant d'aventuriers.
Dans la capitale, il fait le tour des ministères pour attirer l'attention sur la nécessité de conserver les richesses minières du Fezzan, qui est alors occupé par les Français. Il écrit au président du gouvernement provisoire au mois d'août 1945. Il voudrait que la France conservât le Fezzan, avec un débouché sur la Méditerranée par le golfe libyen de la Grande Syrte.
« Le Fezzan conquis par Leclerc, déclare Kilian, doit rester sous obédience française. Il est possible de le faire car personne ne sait encore l'énorme réservoir de naphte que constitue le Fezzan Syrtique » - c'est en effet, dans cette région que se trouvent actuellement les puits les plus riches.

UN INEXPLICABLE ACCIDENT
Or, en novembre 1947, on apprend que l'avion qui transportait le général Leclerc et plusieurs officiers de son état-major s'est écrasé contre le ballast de la voie ferrée Oran-Kenadza, à quelques kilomètres de Colomb-Béchar. On accuse la météo, une tourmente de sable, l'imprudence du général...
Mais que croire, alors qu'il a été établi que les conditions météorologiques, sans être bonnes, ne pouvaient empêcher un avion de voler (comme l'ont fait ce jour-là plusieurs autres appareils dans la même région), et que d'autre part, un témoin oculaire a affirmé que l'avion n'a pas éclaté en heurtant le sol, mais qu'il a explosé alors qu'il était encore en l'air ? « J'ai vu une grande lueur blanche qui ressemblait à un soleil... L'avion a pris feu et s'est abattu ! »
Et puis, n'a-t-on pas trouvé, parmi les corps des victimes, le cadavre d'un inconnu, dont certains ont assuré qu'il était un « agent de l'étranger » ? Tout cela reste troublant.
L'accident a été officiellement attribué à la violence du vent ; mais les initiés ont chuchoté qu'un rapport secret avait conclu à un attentat. Et d'expliquer que Leclerc était, lui aussi, partisan de la réunion du Fezzan au Sahara français...
Deux années plus tard, en 1949, Londres crée le gouvernement de Cyrénaïque, à Benghazi, et l'ONU prévoit la fondation d'un État libyen unifié englobant la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. L'indépendance de la Libye est proclamée le 25 décembre 1959.
L'oasis de Koufra, que Leclerc avait conquise en 1941, est évacuée en juin 1951 ; le Fezzan tout entier est abandonné en 1956.

SUICIDE... OU ASSASSINAT ?
En 1956, il y a six ans que Conrad Kilian est mort. Depuis 1945, il vivait maigrement dans un petit logement de la rue du Bac, à Paris. Il n'a jamais cessé de défendre ses idées ; il fait encore de multiples démarches ; il rédige un long rapport, établi en 17 exemplaires, qu'il fait remettre à une quinzaine de personnalités au mois de mars 1947. C'est ce qu'il appelle la « note en prenant congé », qui est une synthèse magistrale de sa doctrine.
S'il a conservé des amitiés fidèles, Kilian se sent entouré d'hostilité. Son appartement a été fouillé : on cherchait des documents. Et puis il craint toujours les agissements des services secrets étrangers, qui s'efforcent, dit-il, de détourner la France des pétroles sahariens.
Cédant aux instances de ses amis qui lui conseillent de fuir l'ambiance déprimante de Paris, il s'installe, en décembre 1949, à Grenoble, ville où il a passé son enfance. Il y mène une vie retirée et plus calme. Mais il traîne le désespoir d'être incompris et de n'avoir pas eu le temps et la force d'achever son oeuvre.
Or, le 28 avril 1950, il échappe à un accident. Le conducteur d'une voiture automobile inconnue a failli l'écraser en fonçant sur lui, tous feux éteints. Accident ou nouvelle tentative d'assassinat ?
Le lendemain 29 avril, après avoir travaillé à la bibliothèque de la faculté des Sciences et rendu visite à un ami, il rentre à son hôtel vers 21 heures. On entend du bruit dans sa chambre... Et le 30 avril à 8 heures, on découvre un corps inanimé, les yeux fermés et maculé de sang, pendu à l'espagnolette de sa fenêtre.
Suicide ? Comment un homme de 1m78 peut-il se pendre à une espagnolette située à 1m 20 du sol ? Et pourquoi une pendaison provoque-t-elle tant de sang ? Tout laisse à penser à un assassinat camouflé en suicide. Kilian n'a-t-il pas déclaré, quelques années auparavant : « Le jour où l’on viendra vous dire que je me suis suicidé, n'en croyez rien. Vous saurez qu'en aucun cas, il n'y aura eu suicide... » ? L'enquête policière conclut cependant à la mort volontaire.
Comme l'a rapporté Euloge Boissonnade dans son livre : « Conrad Kilian, Explorateur Souverain » (aux Editions France-Empire), plusieurs témoins dignes de foi ont entendu, quelques semaines après le drame, un major britannique affirmer : « Ah oui ! Conrad Kilian, l'homme qui a découvert le pétrole au Fezzan ? L'Intelligence Service s'est occupé de lui... Ce fut du travail bien fait. »
Frédéric BARTEL. Écrits de Paris mars 2008
(1) Pour marquer en 1975 le 25e anniversaire de la disparition du grand géologue-explorateur, la Monnaie de Paris édita une médaille portant son portrait et, en exergue, sa devise : « Avec Vaillants, Toujours Kilian ».

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