Un des sujets actuels qui mobilisent nos élites, c’est le quota des boursiers qui devraient intégrer les grandes écoles. Le président de la République a déjà pris position en fixant pour objectif aux grandes écoles 30 % de boursiers, contre 23 % actuellement dans les écoles d’ingénieurs, de 10 à 15 % dans les plus prestigieuses.
Comme toujours, l'idéologie primant tout, de grandes décisions sont prises sans même avoir été réfléchies au préalable. Quelles sont les causes de l’insuffisance constatée ? Quelles seront les conséquences inévitables de telles mesures si elles sont appliquées au forcing, c’est à dire sans la moindre préparation en amont ?
Cette question, véritable problème de société qui touche la nation dans son ensemble et son avenir, ne préoccupe pas seulement gouvernement et politiques, mais aussi, pour des raisons différentes, des professionnels de l’éducation et de l’enseignement qui ont certainement une vue plus concrète de la situation.
Polémia a reçu un texte signé de Michel Segal, professeur de mathématique, et de Laurent Lafforgue, mathématicien, lauréat de la médaille Fields 2002, déjà présenté sur le site à plusieurs reprises. Le voici.
Polémia
Comment on empêche les enfants de pauvres d’accéder à l’élite
Choquées, indignées, écœurées sont les belles âmes par la déclaration de Pierre Tapie mettant en garde contre la baisse de niveau qu’entraînerait un quota de 30% de boursiers à l’entrée des grandes écoles.
Baisse du niveau d’exigence dans nos grandes écoles
Boursiers ou non, cela fait déjà des années que se profile le spectre de la baisse du niveau d’exigence dans nos grandes écoles. Celles-ci étant soumises à une concurrence mondiale, s‘inquiéter de la qualité du recrutement est une préoccupation pour le moins légitime, surtout si l’on souhaite que la France continue de compter parmi les pays les plus riches.
Hormis cela, la question est de savoir pourquoi les enfants de pauvres ne parviennent plus à se hisser vers un enseignement supérieur d’excellence, alors que c‘était le cas jusque dans les années 70 où il n‘était nul besoin de quotas pour obtenir des statistiques incomparablement meilleures qu'aujourd'hui. La réponse a trois versants : collège unique, réussite de tous et objectifs de réussite au baccalauréat.
Collège et lycée uniques
À la différence de celui des grandes écoles, le problème du collège unique intéresse peu d’intellectuels parce que c’est surtout un problème pour les pauvres. Faut-il rappeler cette évidence, il y a dans les quartiers difficiles beaucoup plus d’élèves en difficulté de travail, de compréhension et de comportement, que dans les quartiers où vivent les belles âmes qui s‘indignent que cette réalité soit énoncée. Dans tous ces quartiers difficiles, les bons élèves sont laminés par les plus faibles qui, submergés par leurs difficultés, font sans cesse reculer le niveau des attentes des enseignants, et tirent en arrière des classes entières, des établissements entiers. Mais c’est sur ceux-là que se règlent les programmes car le souci du ministère est d’obtenir coûte que coûte un certain taux de réussite au baccalauréat. Il y a quelques décennies, les bons élèves pauvres étaient entraînés à l’exigence et accédaient en bon nombre à des enseignements d’excellence qu’ils étaient parfaitement capables de suivre. Ils s’en voient aujourd’hui structurellement empêchés par le principe d’un enseignement unique pour tous : par nécessité, l‘exigence est alors bannie des programmes et interdite dans les pratiques de classe. Les élèves doués et travailleurs issus de milieux modestes, que nous voyons tous les jours dans les classes, n’auraient besoin, pour réussir selon leur mérite, ni de quotas, ni de concours adaptés à leur origine sociale, mais seulement d‘un peu d‘ambition de la part de l‘école. Hélas! Le ministère et ses belles âmes ne l’entendent pas de cette oreille et imposent la « réussite de tous », c'est-à-dire de personne. Chaque année, les programmes sont allégés et le niveau n’en finit pas de baisser, entraînant dans sa chute tous les enfants pauvres doués pour les études, en ne les éduquant pas dans le désir de perfection, d’effort, de travail et d'exigence vis-à-vis de soi. N’ayant rien appris de tout cela pendant leur enfance et leur adolescence, ceux-là, qui auraient pu devenir des étudiants brillants, sont détruits par cette école qui les laisse stagner dans la facilité, la passivité et l‘ennui.
Comme si cela ne suffisait pas, pour enraciner le collège unique, le gouvernement vient d’en créer son prolongement : le lycée unique. (Le candidat Sarkozy n'avait-il pas promis de mettre fin au collège unique ?) Comme pour afficher son irresponsabilité, le gouvernement se vante d’avoir imaginé sa réforme en écoutant les préconisations des enfants. Il tente un rééquilibrage en cherchant à supprimer la réputation d’excellence de la filière S. C'est vouloir éliminer la dernière petite chance que les pauvres pouvaient encore saisir pour échapper au massacre, car le regroupement des bons élèves est la meilleure façon de parvenir à un renouvellement des élites, à un rééquilibrage des classes sociales. Il faut s’attendre à ce que la situation empire et il n’y aura bientôt plus que des relèvements du seuil des revenus pour augmenter le nombre de boursiers.
Réussite de tous et objectifs de réussite au baccalauréat.
Que des filières sélectives dès le collège représentent la seule chance de justice sociale, les gouvernements refusent obstinément de l’admettre. Mais c’est justement dans de telles filières que les enfants pauvres dotés de bonnes capacités scolaires peuvent améliorer encore ces capacités, être stimulés, se cultiver davantage, chercher au fond d’eux-mêmes de nouvelles ressources et parvenir à l’excellence. Tout cela, contrairement aux autres, ils ne peuvent l’acquérir qu'à l'école. L’enseignement secondaire est devenu un tel havre d’oisiveté et de médiocrité, que l’exigence et l’ambition ne peuvent plus être transmises que dans le milieu familial, ce qui explique pourquoi aujourd’hui, seuls les enfants de classes socio-culturellement élevées peuvent parvenir aux grandes écoles.
C’est parce que toutes les réformes, du collège unique de 1975 au lycée unique de 2009, ont été programmées pour éradiquer toute exigence à l’école, que les enfants de familles défavorisées ont été chassés de l’enseignement supérieur d’excellence. Nos princes ont beau jeu de s’indigner de l'idée que la mise en place de quotas ferait encore baisser le niveau des grandes écoles. Non seulement c’est une réalité, mais ils en sont les artisans.
Michel Segal, professeur de mathématiques en collège et Laurent Lafforgue, mathématicien, lauréat de la médaille Fields 2002.
12/02/2010
Coauteurs de La débâcle de l'école, une tragédie incomprise (éd. F.-X. de Guibert, 2007)
Correspondance Polémia 10/03/2010
Les intertitres sont de la rédaction