Après Bossuet, qui nous a rappelé les principes immuables d'un bon gouvernement, redécouvrons aujourd'hui le journaliste indomptable dont notre journal s'honore déporter le nom et qui dans la tourmente révolutionnaire qui continue, reste un exemple à suivre...
Antoine de Rivarol naquit le 26 juin 1753 à Bagnols (aujourd'hui Bagnols-sur-Cèze dans le Gard), où son père, dit-on, d'origine piémontaise, était aubergiste à l'enseigne des Trois Pigeons. Aîné de seize enfants, il montra très tôt de bonnes dispositions pour les études et fut reçu au séminaire de Sainte-Garde d'Avignon, mais sans réelle vocation. En 1777 il "monta" à Paris, fréquenta les salons où son esprit brillant et polémiste fit merveille, mais ne lui attira pas que des amitiés. Il connut Voltaire et collabora au Mercure de France. Sainte-Beuve devait plus tard le décrire ainsi : « Une figure aimable, une tournure élégante, un port de tête assuré, soutenu d'une facilité rare d'élocution, d'une originalité fine et d'une urbanité piquante, lui valurent la faveur des salons [...] Rivarol semblait ne mener qu'une vie frivole, et il était au fond sérieux et appliqué. Il se livrait à la société le jour et travaillait la nuit. Sa facilité de parole et d'improvisation ne l'empêchait pas de creuser solitairement sa pensée, il étudiait les langues, il réfléchissait sur les principes et les instruments de nos connaissances, il visait à la gloire du style. »
DÉFENSEUR DE LA LANGUE FRANÇAISE
Oui, il avait de l'ambition et son discours De l'universalité de la langue française fut en 1784 l'occasion d'acquérir une grande notoriété qui lui valut le prix de l'Académie de Berlin fondée par le roi de Prusse Frédéric II. Comparant le français aux autres langues et notre histoire à celle de nos voisins, il montrait que la langue française s'était perfectionnée au rythme de la lutte contre le désordre et le mauvais goût dans toute la société : « Enfin le bon goût ne se développa tout entier que dans la perfection même de la société ; la maturité du langage et celle de la nation arrivèrent ensemble. » Ce fut sous Louis XIV : « Le poids de l'autorité fit rentrer chacun à sa place : on connut mieux ses droits et ses plaisirs ; l'oreille, plus exercée, exigea une prononciation plus douce ; une foule d'objets nouveaux demandèrent des expressions nouvelles : la langue française fournit à tout, et l'ordre s'établit dans l'abondance. »
C'était en fait exposer à quelques siècles de distance le Politique d'abord de Charles Maurras et énoncer une vérité qui se vérifie tous les jours dans la France d'aujourd'hui : quand le pouvoir politique laisse la société s'émietter, les communautés naturelles s'étioler, l'école se clochardiser, les gens venus d'ailleurs importer leurs sabirs, comment s'étonner que le peuple français passe de la maturité à la débilité, que notre langue même s'abâtardise et qu'elle n'inspire plus le moindre respect dans le monde ? « Le goût qu'on a dans l'Europe pour les Français, écrivait encore Rivarol, est inséparable de celui qu'on a pour leur langue et [...] l'estime dont cette langue jouit est fondée sur celle que l'on sent pour la nation. »
L'auteur en arrive dans une très belle page au génie propre de notre langue : « Ce qui distingue notre langue des langues anciennes et modernes, c'est l'ordre et la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d'abord le sujet du discours, ensuite le verbe qui est l'action et enfin l'objet de cette action ; voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue le sens commun. Or cet ordre, si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations qui nomment le premier l'objet qui frappe le premier. C'est pourquoi tous les hommes, abandonnant l'ordre direct ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l'harmonie des mots l'exigeaient ; et l'inversion a prévalu sur la terre parce que l'homme est plus impérieusement gouverné par ses passions que par la raison. » Façon de dire que l'étude du français est une cure de raisonnement sain.
On sait bien que là où prédominent les parlers anglo-saxons à la syntaxe souvent bizarre, ou l'allemand mettant l'action avant la pensée, on a peut-être de quoi se livrer efficacement aux affaires commerciales ou aux épanchements sentimentaux, mais il manque de quoi approfondir une réflexion. D'où l'urgence aujourd'hui encore de ne pas laisser notre langue se corrompre par le style de tant de plumitifs qui se prennent pour des écrivains. « Une langue, disait Rivarol, vient à se corrompre lorsque confondant les limites qui séparent le style naturel du figuré, on met de l'affectation à outrer les figures et à rétrécir le naturel pour charger d'ornements superflus l'édifice de l'imagination. C'est ce défaut qui perd les écrivains des nations avancées ; ils veulent être neufs et ne sont que bizarres ; ils tourmentent leur langue pour que l'expression leur donne la pensée et c'est pourtant celle-ci qui doit toujours amener l'autre. »
LE TACITE DE LA RÉVOLUTION
Cet homme bien de son temps - d'un temps où, comme devait le dire Pierre Gaxotte, « il existait une Europe et elle était française », parlait français et pensait clair -, avait déjà prouvé par son discours De l'universalité de la langue française, qu'il n'était pas qu'un improvisateur spirituel. Mais c'est la Révolution qui devait opérer en lui un changement remarquable, le critique élégant et caustique du Petit almanach de nos grands hommes (1788) devenant alors le défenseur intransigeant de l'ordre social traditionnel, au point d'être salué par Edmund Burke, lui-même contre-révolutionnaire, mais anglais, comme « le Tacite de la Révolution ».
Changement soudain ? Moins qu'on ne le croie. Nous entretenant il y a quelques années avec Éric Vatré, celui-ci nous disait très justement : « Je crois que le combat de Rivarol résulte d'une pensée politique mûrie avant la Révolution : il sait trop ce que la civilisation française et, partant, sa langue doivent à nos Rois. Lecteur positif de Montesquieu, il défend vigoureusement le principe de la continuité monarchique, ne cesse d'invoquer les nécessaires réformes de l'institution, adjurera le roi de "faire le Roi", le conseillera pertinemment (création de clubs royalistes, visites aux provinces, etc.) Mais en vain. »
Rivarol, que Voltaire désignait comme « le Français par excellence », ne pouvait évidemment pas assister sans réagir au meurtre et au suicide de son pays. Il se mit à poursuivre de son ironie vengeresse la sottise et prétention révolutionnaires et notammant ce monstre d'ineptie que fut dès août 1789 la déclaration des Droits de l'Homme, « préface criminelle d'un livre impossible ». Dans un article des Actes des Apôtres, para en 1792, il en publia un pastiche qui, sous la dérision, ne manquait pas d'audace et de colère rentrée : « Article premier : À compter du 14 juillet prochain, les jours seront égaux aux nuits pour toute la surface de la terre, le jour commençant à cinq heures. Article second : Au moment où le jour finira, la lune commencera à luire et elle sera dans son plein jusqu'au lever du soleil.
Article troisième : Il régnera constamment d'une extrémité du globe à l'autre une température modérée et toujours égale. » On n'a jamais si justement montré la perfidie des révolutionnaires de vouloir recréer le monde d'après leurs principes... Il entreprit alors d'écrire l'histoire de la Révolution au jour le jour dans son Journal politique national (1792) (1) en des formules si fortes qu'elles sont passées en maximes. « Son génie, dit Jean Dutourd, était fait d'ironie, de gaieté dans l'écriture, de plaisanteries, de blâmes implacables cachés sous des louanges ambiguës, toutes choses qui font mal et qu'on ne pardonne pas. » On se souvient de M. de Launay, gouverneur de la Bastille qui, le 14 juillet 1789, « avait perdu la tête avant qu'on la lui coupât »... Façon de montrer que le pauvre homme croyait trop en la bonté naturelle de l'homme conquérant la liberté. Dans ses écrits Rivarol aimait donner la mesure exacte des prétendus grands philosophes du XVIIIe siècle. Jean-Jaçques Rousseau n'est qu'« un maître sophiste, le paradoxe incarné » Voltaire ne méritait pas d'être mieux traité : « Le dictionnaire philosophique de Voltaire, si fastueusement intitulé la Raison par alphabet est un ouvrage de très mince portée philosophique. » « J'aime mieux Racine que Voltaire par la raison que j'aime mieux le jour et les ombres que l'éclat et les taches. » Pourtant, il sut rendre justice même à Jean-Jacques : « Toutes les fois qu'il n'écrit pas sous l'influence despotique d'un paradoxe et qu'il raconte ses sensations ou dépeint ses propres passions, il est aussi éloquent que vrai. »
Il dénonçait aussi le dogmatisme intolérant de la Révolution : « La philosophie a ses bulles et le Palais Royal est son Vatican », ainsi que son caractère passionnel : « La philosophie moderne n'est rien autre chose que les passions armées de principes » et sa violence intrinsèque : « La Révolution est sortie tout à coup des lumières comme une doctrine armée. »
La préface du Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution (1792) (2) résume son interprétation des événements de 1789 : « C'est par un accord parfait entre le rebut de la Cour et le rebut de la fortune que nous sommes parvenus à cette misère générale qui atteste seule notre égalité. Quoi de plus injuste en effet que cette inégale distribution des biens qui forçait le pauvre à travailler pour le riche, ce qui donnait à l'argent une circulation mal entendue et à la terre une fertilité dangereuse ! Grâces au ciel, tout est rétabli dans l'état sauvage où vivaient les premiers hommes. Le parti de plus fort s'est trouvé naturellement le plus juste ; et comme tout le monde s'est mis à gouverner, les cris des mécontents ont été étouffés. »
Dès 1791, Rivarol prévoyait Napoléon Bonaparte : « Ou le roi aura une armée ou l'armée aura un roi. » Observateur lucide et analyste pénétrant, il décrivit plus tard le processus révolutionnaire commencé dans l'euphorie, mais devant aboutir au drame et à la mise à mort du roi : « L'assemblée constituante tua la royauté et par conséquent le roi : la Convention ne tua que l'homme. La première fut régicide et l'autre parricide ». Le roi... il voulut tant l'avertir et l'aider, d'où ces mots cruels : « La sottise mérite toujours ses malheurs » ou « Autrefois les rois avaient leur couronne sur le front, ils l'ont aujourd'hui sur les yeux. »
Rivarol, eut, comme il le dit lui-même, l'esprit méchant, mais le cœur bon. Il sut transcender sa douleur pour la faire servir à l'instruction de la postérité, et quand il dut se résoudre à l'émigration en Allemagne, il cria que l'injustice de quelques hommes ne le détacherait jamais de sa patrie. Il écrivit alors De l'homme intellectuel et moral (1797) : « Il est dur sans doute de n'avoir que des fautes ou des crimes à raconter et de transmettre à la postérité ce qu'on ne voudrait que reprocher à ses contemporains ; mais comme dit un Ancien, quand on ne peut faire peur aux hommes il faut leur faire honte. » Cet homme que l'on nous présente trop souvent comme léger, n'a-t-il pas écrit ce mot sublime à l'adresse de ceux qui depuis la Révolution tentent d'établir en France le laïcisme : « Tout État, j'ose le dire, est un vaisseau mystérieux qui a ses ancres dans le Ciel » ? Il devait mourir à Berlin le 4 avril 1801.
On le voit, les raisons de s'enrichir intellectuellement et spirituellement en relisant Rivarol sont multiples...
M.F Rivarol du 27 avril 2012
1) Domaine public. Ed. Flammarion.
2) Lire aussi Bernard Fay : Rivarol et la Révolution. Perrin 1978.
Réédité en 1988 aux Ed. Desjonquères.