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La vieille droite est morte. Elle l’a bien mérité

La vieille droite est morte. Elle l’a bien mérité Elle est morte d’avoir vécu de son héritage, de ses privilèges et de ses souvenirs. Elle est morte de n’avoir eu ni volonté ni projet. Il y a seulement quinze ou vingt ans, se dire « de droite » était une formule courante. Sans doute la droite était-elle divisée : elle l’a toujours été. Chaque clan se faisait d’elle une certaine idée, qui était aussi, souvent, une certaine idée de la France. Mais dans l’ensemble, l’étiquette ne faisait peur à personne. C’était la préhistoire. La droite, aujourd’hui, semble avoir disparu. Plus exactement, personne ne veut plus en entendre parler. C’est à se demander si elle a jamais existé. Tout se passe comme si le mot « droite » se connotait désormais de la charge affective réservée naguère au terme « extrême droite ». Dans ce domaine, le vocabulaire est d’ailleurs prodigieusement normalisé. La gauche est de gauche. L’extrême gauche est de gauche. Les giscardiens et les gaullistes jouent à savoir qui tournera l’autre par la gauche. Il n’empêche, a dit Giscard d’Estaing, que la France entend être gouvernée au centre. Mais au centre de quoi ? Par quel miracle politico-géométrique une gauche sans droite peut-elle encore sécréter un centre ?

Beaucoup d’auteurs se sont essayés à définir la droite. Ces définitions n’ont jamais fait l’unanimité — et ne pouvaient pas la faire. Jean-François Revel a défini comme doctrine de droite « celle qui fonde par principe et sans dissimulation l’autorité sur autre chose que la souveraineté inaliénable des citoyens » (Lettre ouverte à la droite, Albin Michel, 1968). Cette définition me semble un peu courte. Elle laisse entendre que dans les régimes de gauche, l’autorité dépend toujours du « peuple souverain ». Nous avons (et Jean-François Revel a certainement, lui aussi) de bonnes raisons d’en douter. Il faudrait admettre en effet que les doctrines de gauche deviennent de droite une fois qu’elles sont passées dans les faits — ce qui serait tout à fait abusif. Je ne définirai pas non plus la droite par le goût de l’ordre et de l’autorité. Toute société humaine reposant sur ces notions, tout pouvoir impliquant une minorité dirigeante et une majorité dirigée, ce goût me semble la chose du monde la mieux partagée. Enfin, je ne retiendrai pas la distinction faite par René Rémond (La Droite en France, Aubier-Montaigne, 1963) entre une droite traditionaliste et monarchiste, une droite libérale et « orléaniste », une droite plébiscitaire et « bonapartiste ». Encore qu’elle corresponde à une réalité certaine, cette distinction ne serait ici d’aucune utilité.

On peut, en revanche, tracer quelques lignes de démarcation.

Je m’en tiendrai, pour ma part, à une définition tant idéologique que psychologique. J’appelle ici de droite, par pure convention, l’attitude consistant à considérer la diversité du monde et, par suite, les inégalités relatives qui en sont nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive de monde, prônée et réalisée par le discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire, comme un mal. J’appelle de droite les doctrines qui considèrent que les inégalités relatives de l’existence induisent des rapports de force dont le devenir historique est le produit — et qui estiment que l’histoire doit continuer — bref, que « la vie est la vie, c’est-à-dire un combat, pour une nation comme pour un homme » (Charles de Gaulle). C’est-à-dire qu’à mes yeux, l’ennemi n’est pas « la gauche » ou « le communisme », ou encore « la subversion », mais bel et bien cette idéologie égalitaire dont les formulations, religieuses ou laïques, métaphysiques ou prétendument « scientifiques », n’ont cessé de fleurir depuis deux mille ans, dont les « idées de 1789 » n’ont été qu’une étape, et dont la subversion actuelle et le communisme sont l’inévitable aboutissement. On peut, bien entendu, discuter sur le détail. Je pense néanmoins qu’il n’y a pas de critère plus fondamental. Soit l’on se situe dans une perspective antiégalitaire, qui implique de juger des hommes, non sur le simple fait de leur présence au monde (politique ontologique), mais sur leur valeur, appréciée en fonction des critères propres à leur activité personnelle et des caractères spécifiques des communautés dans lesquelles ils s’inscrivent. Soit l’on se situe dans une perspective égalitaire, qui voit dans toute inégalité une manière d’injustice, qui prétend que la morale est l’essence de la politique et qui implique le cosmopolitisme politique et l’universalisme philosophique.

Cela ne signifie pas, bien entendu, que toute inégalité soit à mes yeux nécessairement juste. Il y a, au contraire, de nombreuses inégalités parfaitement injustes ; ce sont souvent celles — généralement économiques — que notre société égalitaire laisse subsister. Je ne suis pas de ceux qui confortent le désordre établi. Je n’approuve aucun privilège de caste. Je fais de l’égalité des chances un réquisit de toute politique sociale. Aussi bien, professer une conception anti-égalitaire de la vie, ce n’est pas vouloir accentuer les inégalités souvent détestables que nous voyons s’instituer autour de nous. Mais c’est estimer que la diversité est le fait-du-monde par excellence ; que cette diversité induit inéluctablement des inégalités de fait relatives ; que la société doit prendre en compte ces inégalités et admettre que la valeur des personnes diffère selon les multiples critères auxquels nous nous référons dans la vie quotidienne. C’est estimer que dans les rapports sociaux, cette valeur est essentiellement mesurée par les responsabilités que chacun assume, rapportées à ses aptitudes concrètes ; que la liberté réside dans la possibilité effective d’exercer ces responsabilités ; qu’à ces responsabilités correspondent des droits proportionnés, et qu’il en résulte une hiérarchie, basée sur le principe unicuique suum.

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Dans un pays où chacun reconnaît qu’à de rares intermèdes près — Front populaire, expérience Mendès France, etc., la gauche n’a jamais occupé le pouvoir politique, rares sont donc les hommes qui se déclarent de droite. « Pourvue pendant plus d’un siècle de partis, de journaux considérables, de théoriciens éminents, observe Gilbert Comte, la droite n’offre plus d’elle-même aucune représentation officielle, franche et admise ». Il ajoute, non sans raison : « Les répugnances de la droite actuelle à porter ses propres couleurs ne trompent certainement personne. Par-delà l’opportunisme, la versatilité des individus, elle trahit la persistance d’un trouble profond, d’une espèce de fracture morale, à l’intérieur même de la France contemporaine » (Le Monde diplomatique, janvier 1977).

La réticence de la droite à se définir comme telle a diverses causes. La plus noble, serait-on tenté de dire, est un refus implicite d’apparaître comme le représentant d’une partie de la réalité des choses. La droite ressent la division de la communauté nationale en parties (et en partis) comme le début de ce qu’elle conteste — comme l’amorce de la guerre civile. Consciemment ou non, elle repousse la tendance à donner de la réalité une explication unique. Elle repousse tous les grands unilatéralismes réducteurs fondés sur l’économie, la sexualité, la race, la lutte des classes, etc. Elle n’aime pas qu’on mette le monde en équations. Elle ne croit pas à la cohérence d’une image du monde châtrée par rapport aux possibilités de perception que nous en avons — pas plus qu’elle ne croit qu’il y a un destin pour les nations divisées. Dans l’attribution des étiquettes, elle décèle une manœuvre obscurément castratrice. Un arrière-goût d’hémiplégie.

On a dit que les mots clés du vocabulaire droitier avaient été discrédités par les fascismes. Disons plutôt que ce discrédit a été savamment créé et entretenu par des factions expertes dans la diffusion de mythes incapacitants et culpabilisants. Il faut être net à ce propos. Nous ne sommes pas ici en présence d’une analyse, mais d’une propagande. Cette propagande consiste à assimiler au « fascisme » toute doctrine de droite s’affirmant avec quelque vigueur, et, corollairement, à définir comme seuls « démocratiques » les régimes qui conçoivent la liberté sous la forme d’un laisser-passer en quelque sorte statutaire aux entreprises révolutionnaires de l’ultra-gauche. Par extension, cette assimilation s’exerce rétrospectivement. On voit ainsi Ernest Kahane, de l’Union rationaliste, affirmer que l’œuvre de Gobineau est « du côté du crime » — ce qui est à peu près aussi intelligent que d’accuser Jean-Jacques Rousseau de porter la responsabilité du Goulag. Notre société offre alors le spectacle étonnant d’une droite qui ne peut s’affirmer telle sans se voir taxer de « fascisme », et d’une gauche et d’une extrême gauche qui peuvent à tout moment se dire socialistes, communistes ou marxistes, tout en affirmant, bien sûr, que leurs doctrines n’ont rien à voir avec le stalinisme ni, d’ailleurs, avec aucune forme de socialisme historiquement réalisé. Or, si les tenants des diverses variétés de socialisme ne se sentent engagés par aucune des expériences concrètes qui les ont précédés — et notamment par les plus criminelles d’entre elles —, je ne vois pas pourquoi la droite moderne, qui repousse formellement toute tentation totalitaire, aurait à battre sa coulpe ou à se justifier. Devant le prodigieux culot de partisans d’une doctrine au nom de laquelle on a déjà massacré cent cinquante millions d’hommes, et qui ne s’en présentent pas moins, la main sur le cœur et la rose au poing, comme les défenseurs de la liberté, qu’elle réponde par un rire libérateur — et qu’elle poursuive son chemin.

Tout se passe en vérité comme si la droite avait perdu jusqu’au goût de se défendre. Critiquée, harcelée, houspillée de toutes les façons, elle reste purement passive — et pratiquement indifférente. Mise en accusation, elle se replie sur elle-même. Non seulement elle ne répond plus à l’adversaire, non seulement elle ne cherche plus à se définir, mais elle ne prête presque aucune attention au mouvement des idées, aux polémiques en cours, aux disciplines nouvelles. Mieux, elle se désintéresse, dans ce mouvement des idées, de ce qui pourrait la conforter dans ce qu’elle est. Elle ignore les résultats de l’éthologie, de la génétique, de l’historiographie, de la sociologie, de la microphysique. En Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, plus de soixante livres ont paru récemment sur les implications politiques et sociales des nouvelles sciences de la vie. En France, rien — ou quasiment rien. Le livre de A.S. Neil, Libres enfants de Summerhill (Maspéro, 1970), sur l’éducation « anti-autoritaire », s’est vendu à plus de 260 000 exemplaires. Il y en a eu à l’étranger de nombreuses réfutations. Mais ici, c’est le silence. Sur Konrad Lorenz, sur Dumézil, sur Althusser, sur Lévi- Strauss, sur Gramsci, la droite semble n’avoir rien à dire. La droite pourrait tirer argument de ce qu’écrivent Jules Monnerot, Raymond Aron, Debray-Ritzen, Louis Rougier, etc., mais, curieusement, on a le sentiment que c’est surtout à gauche qu’ils sont lus, par des adversaires plus attentifs que ne le sont leurs présumés partisans. Parallèlement, la gauche, opérant en son propre sein une perpétuelle remise en cause, arrive elle-même aux résultats sur lesquels une réflexion droitière aurait dû déboucher. C’est désormais la gauche, non la droite, qui critique le mythe d’un « progrès » absolu, lié à l’idée absurde d’un sens de l’histoire. C’est la gauche qui, après avoir soutenu que la fête est essentiellement révolutionnaire (thèse de Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations, Weber, 1973), s’aperçoit aujourd’hui qu’elle est avant tout conservatrice (travaux de Mona Ozouf). C’est la gauche qui, après avoir porté aux nues l’espoir d’une égalité des chances réalisée par l’école, y voit maintenant une « mystification » (Christopher Jencks, Inequality. A Reassessment of the Effect of Family and Schooling, Basic Books, New York, 1972). C’est elle qui souligne les limites d’un rationalisme réducteur et pseudo-humaniste, constate que l’esprit des masses est plus transitoire que révolutionnaire, etc. La droite se fait ainsi peu à peu déposséder de ses thèmes et de ses attitudes mentales. Et même, il arrive qu’elle les critique — sans exploiter la contradiction dont ils sont le lieu — lorsqu’elle les retrouve chez l’adversaire, sans comprendre que c’est en son propre sein qu’ils ont été puisés. Du même coup, la droite ouvre le champ à toutes les récupérations. Devenue morte ou figée, sa pensée est retapée, remise en forme et finalement annexée par une gauche, qui devient dès lors d’autant plus crédible qu’à son héritage traditionnel, elle s’affaire, non sans succès, à annexer des thèmes droitiers — thèmes « neutralisés » et sur lesquels elle opère une inversion de sens.

Dans un article fort intéressant sur « la droite livrée au pillage » (Le Monde diplomatique, janvier 1977), Paul Thibaud, directeur de la revue Esprit, remarque : « Certains thèmes classiquement de droite reparaissent avec intensité dans la pensée contemporaine. La haine de l’abstraction faussement universaliste qui inspirait Burke surgit de tous côtés ; le sentiment réaliste des limites, et d’abord de la mort, est une obsession collective qu’impose la menace écologique ; la valeur de l’enracinement dans un particularisme culturel ou géographique est devenue un lieu commun. Mais ce renversement de tendances parait s’être opéré sans que la droite intellectuelle y gagne rien. C’est à l’intérieur de la gauche que tout cela s’est passé. La gauche joue tous les rôles, elle énonce les thèses et leur fait des objections, lance les modes et les combat. Les contenus intellectuels ne peuvent se faire admettre qu’en se rattachant à la gauche. Tout nationalisme se doit d’être révolutionnaire, tout régionalisme ne peut que se vouloir socialiste (…) Rien n’est plus caractéristique que le changement de statut de certains auteurs aujourd’hui soumis à relecture. En affrontant ses critiques les plus virulentes, ou des pensées marginales, la gauche se refait elle-même. On voit désormais des lectures de gauche, ou gauchistes, de Chateaubriand, de Balzac, de Péguy… Sorel revient à gauche dans les bagages de Gramsci. Tocqueville devient une référence pour les autogestionnaires. Les échecs de la gauche semblent être à l’origine d’une vitalité intellectuelle nouvelle, d’un antidogmatisme qui lui ouvre des champs jusqu’alors frappés d’interdit ».

La droite sociologique a toujours manifesté une certaine réticence devant les doctrines. Dans le meilleur des cas, on a pu voir dans cette attitude une réaction assez saine contre une forme d’intellectualisme consistant à n’envisager la vie que sous l’angle d’une problématique — What’s your problem ? comme disent si bien (si mal) les social workers américains. Mais aujourd’hui, la lutte est inégale. Face à un adversaire qui s’avance à la bataille armé d’un corpus idéologique en pleine efflorescence, l’homme de droite est proprement désarmé. Des théories, Goethe disait qu’elles sont toujours grises et les opposait à l’arbre toujours vert de la vie. Je ne vois malheureusement pas d’autre issue, pour l’heure présente, que d’entrer dans la carapace des théories.

Sans théorie précise, pas d’action efficace. On ne peut pas faire l’économie d’une idée. Et surtout, on ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs. Toutes les grandes révolutions de l’histoire n’ont fait que transposer dans les faits une évolution déjà réalisée, de façon sous-jacente, dans les esprits. On ne peut pas avoir un Lénine avant d’avoir eu un Marx. C’est la revanche des théoriciens — qui ne sont qu’en apparence les grands perdants de l’histoire. L’un des drames de la droite — de la droite « putschiste » à la droite modérée —, c’est son inaptitude à comprendre la nécessité du long terme. La droite française est « léniniste » — sans avoir lu Lénine. Elle n’a pas saisi l’importance de Gramsci. Elle n’a pas vu en quoi le pouvoir culturel menace l’appareil de l’État. Comment ce « pouvoir culturel » agit sur les valeurs implicites autour desquelles se cristallise le consensus indispensable à la durée du pouvoir politique. Elle n’a pas réalisé comment l’attaque politique frontale recueille les fruits de la guerre idéologique de position. Une certaine droite s’épuise en groupuscules. Une autre, parlementairement forte, va toujours au plus pressé — c’est-à-dire aux prochaines élections. Mais à chaque fois, elle perd un peu plus de terrain. À force de jouer le court terme, la droite finit par perdre le long terme. La gauche, quant à elle, progresse. Elle doit ce progrès à l’activité de ses partis et de ses mouvements. Mais elle le doit surtout au climat général qu’elle est parvenue à créer métapolitiquement, et par rapport auquel son discours politique sonne de plus en plus vrai. Or, un tel travail n’est possible que lorsque une théorie a été produite, lorsqu’une ligne juste et des références précises ont été dégagées. C’est en cela qu’il y a une « pratique théorique », pour parler comme Louis Althusser. Un pas en avant dans la théorie = deux pas en avant dans la pratique pure. Ce serait une grave erreur d’imaginer qu’une droite qui n’ose pas dire son nom peut se maintenir longtemps au pouvoir quand son mutisme a fait disparaître l’humus psychologique dans lequel elle plonge ses racines.

Laissée à elle-même, la vieille droite raisonne de façon purement manichéenne. Pour elle, il y a les « bons » et les « méchants », comme dans Jérémie ou Les Lamentations. Elle se préoccupe peu de ce que valent effectivement les hommes. Il lui suffit de savoir s’ils sont du « bon » ou du « mauvais » côté. C’est ainsi qu’elle s’est accrochée successivement aux généraux (et aux maréchaux) étoilés, aux braves militaires de l’Algérie française, au vaillant petit régime bien corrompu de Saigon, à son allié américain, etc. Il arrive même qu’elle s’étonne, après cela, de ses échecs répétés. Cela donne prétexte à des langueurs calculées, dans les dîners en ville, ou à des exaltations mystiques, chez les Billy Graham du traditionalisme. Il serait temps, à mon sens, que la droite résolve son complexe du père. Qu’elle cesse de s’en remettre au roi, au président, au général et au petit Jésus, et qu’elle apprenne à juger des hommes et des situations par elle-même, au moyen d’une praxis rigoureuse.

N’ayant pas de stratégie, la vieille droite ne tire jamais les leçons de ses revers — et les dieux savent pourtant qu’ils sont nombreux ! Au contraire, elle cherche toujours à se justifier et réserve ses critiques à ceux qui tentent de déterminer le véritable enchaînement des causes et des effets. L’idée même d’autocritique positive lui est insupportable. Prenons l’exemple de l’Algérie française. On peut en penser ce que l’on veut. Je suis moi-même plus que partagé. Mais là n’est pas la question. D’un point de vue froid, deux constatations s’imposent :

1 - Comparée aux révoltes analogues qui se sont déroulées depuis le début du siècle, la révolte des partisans de l’Algérie française a bénéficié de moyens absolument prodigieux, tant en hommes qu’en matériel, en argent, en armes, en capital de sympathies, etc. (ce qui ne l’a pas empêchée d’aboutir à un échec, mais cela est une autre histoire) ;

2 - Toujours par comparaison, cette révolte s’est révélée d’une stérilité politique non moins prodigieuse. Bien d’autres aventures de ce genre ont échoué dans leurs objectifs immédiats. On n’en connaît aucune qui, par contrecoup, ait eu si peu de répercussions. Les rapatriés d’Algérie demandent des indemnités. Les anciens chefs de l’OAS écrivent leurs mémoires. Et c’est tout. Le reste de l’épopée s’est perdu dans les brumes de l’activisme méditerranéen et du racisme anti-arabe (politiquement, le plus stupide de tous). Je ne pense pas qu’il devait nécessairement en être ainsi.

Autre exemple : le Portugal. Pendant trente ans, la vieille droite a communié dans l’admiration émue du « vaillant petit Portugal », qui, sous la houlette du bon Salazar, résistait contre vents et marées aux tendances négatives à la mode. Là-dessus, en avril 1974, le Portugal se réveille socialiste et communiste. Et c’est l’armée, ô désespoir, qui mène le bal. Qui donc, à droite, a alors cherché à faire une critique positive de l’événement ? Personne. Personne n’a cherché à savoir comment on avait pu en arriver là. Ni ne s’est demandé si, par hasard, un peuple n’attendait pas de son gouvernement autre chose que des matches de football et des miracles à Fatima. Personne, enfin, n’a ouvert un débat pour savoir quelle stratégie il convenait d’adopter en vue d’une riposte.

Par rapport à ce qu’ils étaient il y a trente ans, les centres de décision ne sont évidemment plus les mêmes. Mais la vieille droite, ne voit pas que les lieux et les formes du pouvoir ont changé. Elle pense que, comme du temps de La Rocque et de Boulanger, les partis restent la meilleure ou la principale voie d’accès au pouvoir. Certes, les partis continuent à jouer un rôle important. Mais ils ne sont plus les seuls. Et d’autre part, des mécanismes de blocage sont désormais en place pour que certains courants de pensée ne puissent plus toucher, par ce moyen, autre chose qu’une frange d’opinion relativement minime. Les media, les groupes de pression ont pris le relais des forces politiques classiques. Les volumes sociologiques s’articulent différemment.

L’information ne circule plus de la même manière dans les structures sociales — du moins en dehors des périodes de crise aiguë, qui sont pour la plupart imprévisibles. Cela n’empêche pas les hommes de droite de s’affairer dans des partis, de créer des mouvements, de faire et de défaire d’éphémères rassemblements. Jusqu’à ce que les hommes craquent ou que les mouvements disparaissent. Je ne pense pas que ce soit là un bon emploi des énergies. Mais je ne nie pas qu’il faille parfois en passer par là. D’ailleurs, pour certains, c’est une question de physiologie. Beaucoup plus de gens qu’on ne croit ne peuvent pas vivre sans distribuer des tracts ou faire tourner une ronéo.

À force de jouer le court terme, la bourgeoisie finit toujours par perdre le long terme. Elle gagne dans un premier temps, et puis sa marge de succès se rétrécit. On en arrive ainsi à des majorités de 51 % : avant-goût de la basculade. La droite, elle aussi, croit qu’il existe des raccourcis dans l’histoire. L’idée d’œuvrer pour quelque chose dont elle ne verra pas l’aboutissement lui est difficilement supportable. Réflexe humain, trop humain. Malheureusement, l’histoire n’est pas seulement une affaire de volonté. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de révolution possible, pas de changement possible dans l’ordre du pouvoir, si les transformations que l’on cherche à opérer dans le domaine politique n’ont pas déjà été réalisées dans les esprits. Toutes les grandes révolutions de l’histoire ont concrétisé sur le plan politique une évolution qui s’était déjà faite dans les esprits — à commencer, bien sûr, par celle de 1789. C’est ce qu’avait bien compris l’Italien Antonio Gramsci, dont les néo-marxistes contemporains appliquent si amplement les leçons.
Il va sans dire que la vieille droite qui, dans son ensemble, n’a lu ni Marx ni Lénine, n’est pas près de lire Gramsci. On se demande d’ailleurs ce qu’elle peut lire, en dehors des journaux satiriques et des magazines littéraires, quand on s’aperçoit qu’au cours de ces dernières années, aucun des ouvrages fondamentaux dont elle aurait pu tirer argument, dans un sens ou dans l’autre, ne semble avoir retenu son attention. La paresse intellectuelle de la vieille droite ne s’explique pas seulement par sa méfiance instinctive vis-à-vis des idées pures. Pendant longtemps, les saintes Écritures lui ont servi de doctrine. Tout étant censé avoir été dit, il apparaissait comme inutile de constituer une autre Summa que celle de Thomas d’Aquin. Cette conviction prévaut encore aujourd’hui dans un certain nombre de cénacles. Mais pour combien de temps ? Après avoir été, nolens volens, la religion de l’Occident, après avoir été porté par un esprit, une culture, un dynamisme européens, qui l’avaient précédé de quelques millénaires, le christianisme, opérant un retour aux sources, redécouvre aujourd’hui ses origines. Pour assumer sa vocation universaliste et devenir la religion du monde entier, il entend se « désoccidentaliser ». Dans l’immédiat, il développe une stratégie, dont on peut se demander si elle ne revient pas à lâcher la proie pour l’ombre. Le christianisme sociologique est en train de disparaître, laissant la place au militantisme évangélico-politique. L’impulsion vient de la tête. La hiérarchie accélère le mouvement. Les traditionalistes, attachés dans leur Église à tout ce dont celle-ci ne veut plus entendre parler, auront du mal à faire croire que le meilleur moyen d’endiguer la « subversion » est de batailler dans une croyance qui les a déjà abandonnés pour passer à l’ennemi.

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Dans Le Complexe de droite et Le Complexe de gauche (Flammarion, 1967 et 1969), Jean Plumyène et Raymond Lasierra allaient plus loin que la boutade en affirmant que l’homme de droite a une tout autre gastronomie que l’homme de gauche. C’est qu’effectivement aucun domaine n’échappe à l’idéologie, ou, plutôt, à la vue-du-monde dont on a hérité ou que l’on a choisie. Tout est neutre en dehors de l’homme. Mais dans les sociétés humaines, rien n’est neutre. L’homme est l’animal qui donne du sens aux choses qui l’entourent. Il y a différentes façons de voir le monde et d’être-au-monde (des façons « de droite » et « de gauche », si l’on y tient), et celles-ci englobent aussi bien les connaissances pures que les croyances intuitives, les émotions, les valeurs implicites, les choix quotidiens, les sentiments artistiques, etc. Entendons-nous. Je ne crois pas qu’il y ait véritablement des idées de droite et de gauche. Je pense qu’il y a une façon de droite et de gauche de soutenir ces idées. (La défense de la « nature » n’est pas plus de droite que de gauche, mais il y a une façon de droite et de gauche d’appréhender le concept de nature.) Les arts, les lettres, la mode, les symboles et les signes, rien n’échappe à l’interprétation qu’une vue-du-monde spécifique est susceptible de donner. En général, l’homme de gauche l’a compris, et c’est ce qui a longtemps fait sa supériorité méthodologique. Il sait ce qu’il faut penser, de son point de vue, des rapports de production à l’époque féodale, de la peinture abstraite, du cinéma-vérité, de la théorie des quanta ou de la forme des HLM. Ou du moins, il sait que sur cela comme sur tout, la théorie dont il se réclame à quelque chose à dire. L’homme de droite, pour sa part, se contente trop souvent de hausser les épaules. Il ne veut pas voir pour n’avoir pas à faire. Je pense que la droite aura grandement progressé lorsqu’elle aura : 1 - compris la nécessité de se déclarer pour ce qu’elle est ; 2 - identifié son « ennemi principal », c’est-à-dire l’égalitarisme, négateur et réducteur de la diversité du monde ; 3 - admis que rien n’est « neutre » dans l’existence, et que sur tout sujet elle se doit de produire un discours.

Devant ses échecs répétés, une certaine droite s’est recroquevillée dans un simple refus. Cela n’était pas dans sa nature. La vocation naturelle de la droite tient dans une approbation — l’approbation tragique de ce monde et de ce qui y advient. L’homme de droite, contraint au refus, est généralement devenu un naïf, qui ne décèle plus la manœuvre adverse, ou un aigri saisi par la plaie de l’hypercriticisme. Disons-le tout net : la droite française a bien souvent hypertrophié, non les meilleurs aspects du caractère national — l’exaltation d’un certain style —, mais les plus contestables : l’individualisme, le comportement « verbomoteur », la xénophobie. La droite n’a su ni prévoir ni analyser des faits aussi fondamentaux que l’accession du Tiers-Monde à la décision politique, le conflit sino-soviétique, la situation géopolitique créée par le nouveau partage des forces, la débâcle des doctrines constituées, les transformations de structure des sociétés occidentales, l’évolution des États-Unis, la formation de l’eurocommunisme, etc. À ces données nouvelles, elle a trop souvent répondu par des slogans et des bons mots. Il y a une droite guettée par Méphisto. Par le ricanement hypercritique. La droite de l’aigreur, de la rancœur et de la mauvaise humeur. Elle a cru avoir remporté une victoire au soir de la mort du général de Gaulle. Ses sentiments me sont étrangers.

La droite est devenue « massiste ». Elle se rassure par l’idée d’une « majorité silencieuse » — nouvel avatar du « pays réel » maurrassien. Elle ne voit pas que cette masse est silencieuse avant d’être majorité — ou plutôt qu’elle n’est majorité que comme silence. Elle en profite pour ne pas se poser le problème de la nature des centres de décision, et de la façon d’y accéder. Elle croit que nous sommes devenus faibles parce que nous avons été « subvertis ». Alors que c’est le contraire qui s’est produit : nous avons été « subvertis » parce que nous sommes devenus faibles. La gauche n’est forte que des faiblesses de la droite, de ses doutes, de ses hésitations. Certes, dans le monde actuel, les sujets de mécontentement ne manquent pas. Ce n’est pas une raison pour se borner à déplorer. La droite, avec son lamento, verse dans une erreur de la gauche : celle qui consiste à attribuer aux autres la responsabilité de son propre sort. Un regard plaintif n’est pas une analyse. Il n’atteste qu’une incompréhension. Porter un diagnostic, c’est d’abord identifier les causes. Mais la droite n’identifie pas les causes. Il semble parfois qu’elle y renâcle. Ou bien elle s’en remet aux causes immédiates, qui sont, elles aussi, des effets. La droite parle de « subversion ». C’est vrai qu’une subversion est à l’œuvre. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Dire la subversion, ce n’est pas seulement énumérer des symptômes. La droite a abandonné son rôle explicatif ; elle a laissé cela aux pédagogues, dont c’est le métier. Seulement, les pédagogues sont passés à la subversion.

Et pourtant, l’idéologie de droite existe. À l’intérieur. La droite ignore souvent ce qu’elle porte en elle. Elle n’a jamais complètement pris conscience, sur le plan formel, de tout ce que ses aspirations impliquent. Son message est implicite. Tout le travail est de l’amener en surface. On demande un docteur Freud.

Cela dit, la question de savoir, personnellement, si je suis ou non de droite m’est complètement indifférente. Pour l’heure, mes idées sont à droite ; elles ne sont pas pour autant nécessairement de droite. Je peux même très bien imaginer des situations où elles pourraient être à gauche. Plus exactement, je discerne à droite comme à gauche des idées qui correspondent à ce que je pense. La seule différence, aujourd’hui, c’est qu’à droite on me reconnaît ces affinités, et qu’à gauche on me les dénie. On verra ce qu’il en adviendra avec le temps. D’un autre côté, on ne peut pas perpétuellement siéger au plafond. Acceptons donc ce terme de droite : les mots, après tout, ne sont pas les choses. Et disons qu’en France aujourd’hui, à une époque où tort le monde se dit de gauche, ou peu s’en faut, être « de droite » est encore le meilleur moyen d’être ailleurs.

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Parmi les causes de ce qu’on appelle habituellement le « malaise » des esprits, l’une des plus caractéristiques me semble être l’évacuation progressive de la substance de l’État. L’État se dépolitise. Non au sens de la « politique politicienne », plus présente que jamais. Mais au sens du politique. De l’essence du politique. L’État devient purement gestionnaire. Par là même, il se met en position d’être renversé par les pouvoirs qui se constituent en dehors de lui — et contre lui. L’État nie son propre principe, qui est un principe d’autorité et de souveraineté, pour ne s’occuper essentiellement que de problèmes économiques et sociaux. Mais les hommes ne vivent pas seulement pour leur pouvoir d’achat. Ils vivent pour tout autre chose. Jamais nous n’avons vécu dans une société aussi riche. Jamais le niveau de vie du plus grand nombre n’a été aussi élevé. Jamais l’éducation n’a été aussi massive. En même temps, pourtant, jamais le malaise n’a été si grand, jamais la contestation n’a été si forte, jamais l’inquiétude n’a autant régné. L’État est devenu prisonnier du « principe du plaisir » : au lieu d’apaiser la revendication, toute satisfaction donnée à ceux qui réclament la rend encore plus aiguë. C’est que l’État a lui-même enfermé cette revendication dans l’enclos économique et social. Dans le domaine spirituel, l’État ne dit plus rien, ne propose plus rien, ne sécrète plus rien. Il ne trace l’ébauche d’aucun destin. Je dis que les hommes, une fois leurs besoins élémentaires satisfaits, aspirent à un destin, aspirent à l’autorité que justifie un projet. Car seul un projet peut donner du sens à leurs vies. Or, l’État ne donne pas de sens. Il ne fournit pas des raisons de vivre — mais des moyens d’exister. (Rien n’a plus de valeur, mais chaque chose a un prix). Et dès lors que ce rôle n’est plus rempli par l’État, les sectes, les partis, les groupes de pression, les sociétés de pensée tendent à le remplir, dans le désordre et la confusion. Évacué de sa sphère naturelle, le politique resurgit partout.

La gauche, de son côté, au-delà du foisonnement des théories, me semble dominée par l’influence — avouée ou non — du « gramscisme » (au plan de la méthode) et de l’école de Francfort. Jamais la critique négative, prêchée par Horkheimer et Adorno, ne s’est exercée avec autant de virulence. L’ultra-gauche a compris qu’au sein d’une structure sociale où tout se tient (où l’arrangement de la société est le reflet d’une structure mentale), il n’y a pas de réforme possible : il n’y a qu’une révolution — qui soit la contestation de tout. L’écologisme, le néo-marxisme, le néo-féminisme, le freudo-christianisme sont dans leur logique intérieure quand ils exigent l’abolition de toute l’histoire dont notre culture a été le vecteur ; quand ils dénoncent les institutions (toute institution) comme « aliénantes », le pouvoir (tout pouvoir) comme « répressif », quand ils travaillent à la disparition de l’État, à la remise en cause de la technologie, à la réhabilitation de la folie, etc. C’est, progressivement, la réalisation du célèbre programme de Pierre Dac : « Pour tout ce qui est contre, contre tout ce qui est pour ».

L’ultra-gauche danse sur les ruines d’un pouvoir qui se nie. Elle en pourchasse partout les traces et les vestiges. Elle en cerne les « ruses » dans l’inconscient du concept. Jacques Attali (Bruits, Seuil, 1977) prétend libérer la musique de la « norme » — la libérer, la malheureuse, de l’aliénation de la gamme et du contrepoint. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Roland Barthes a déclaré : « La langue n’est ni réactionnaire ni progressiste, elle est tout simplement fasciste ». Il entend par là que la langue oblige à dire, qu’elle contraint tout locuteur à mouler sa pensée dans la forme d’un langage donné. Ainsi, le spécifiquement humain — la pensée conceptuelle et le langage syntaxique — serait « fasciste ». Toute société, en tant qu’elle met en forme un corps social, est « fasciste ». L’État est « fasciste ». La famille est « fasciste ». L’histoire est « fasciste ». La forme est « fasciste ». Alors, il ne reste qu’une étape à franchir pour l’avouer : le phénomène humain est « fasciste », puisque toujours et partout, il met du sens, de la forme, de l’ordre, et qu’il s’efforce de les faire durer. Mais en même temps, la « théorie critique » n’aboutit qu’à une perpétuelle frustration. Si tout langage est « fasciste », que faire sinon se taire ? Si tout pouvoir est « fasciste », que faire sinon renoncer à l’action? Et si la « fête » elle-même se cristallise en Éternel Retour, que deviennent les retrouvailles de l’être avec son propre ? Il reste alors le refus absolu. Les communautés « horizontales », la musique « planante », l’art informel, la drogue, la rupture avec le monde, l’accession — par tous les moyens — à l’univers des essences fraternelles, de l’ « amour » universel et des abstractions métaphysiques. En attendant, comme les structuralistes nous l’annoncent, que l’homme disparaisse. Voilà où en est l’ultra-gauche « avancée ».

Un autre trait caractéristique du monde actuel est probablement l’éclatement des systèmes constitués. Les écoles de pensée rigides ne tiennent plus. L’Église fait son aggiornamento. L’URSS a eu son XXème Congrès. La psychanalyse éclate en mille sectes. On « relit » Marx à la lumière de Freud, et Freud à la lumière de Marx. On cherche à ressusciter le christianisme médiéval — ou celui des catacombes. Dans une sorte de fièvre, chacun cherche à rénover ce qui fut déjà. À l’autre bout de l’horizon politique, dans le monde des réalités, c’est un pragmatisme prudent qui domine. Les gouvernements des pays occidentaux évitent de plus en plus de se référer à un système donné. Les hommes d’État « pilotent à vue » ou tentent de se mettre d’accord à court terme par de fréquentes rencontres au sommet Les spéculations sur le système monétaire, sur l’économie mondiale, sur la dissuasion nucléaire, deviennent des calculs hyper-abstraits que personne ne sait plus manier réellement. La crise latente des structures politiques, économiques et sociales, se double d’un ébranlement profond de toutes les certitudes acquises. Le doute, alimenté par des remises en cause de plus en plus systématiques, ronge les croyances les plus élémentaires. L’accord ne se fait plus sur rien.

Cette confusion m’apparaît comme un fait acquis. Il ne sert à rien de le déplorer. Mais on peut se préoccuper de ce qui vient. Dans cette inadéquation de plus en plus évidente des formules et des idéologies toutes faites, il y a un sentiment qui se fait jour. L’aspiration à une synthèse. Nombreux sont ceux qui ressentent la nécessité d’aller au-delà des lignes de partage actuelles. La façon dont, depuis quelques années, certains thèmes passent de la droite à la gauche (ou de la gauche à la droite) est l’un des signes d’une telle aspiration. Mais c’est là, précisément, que les choses achoppent. Il ne faut pas se le dissimuler : ce dont la fin de ce siècle a besoin, c’est d’une synthèse des aspirations positives qui, jusqu’à présent, se sont présentées d’une façon éparse. Cette synthèse équivaut à un dépassement du stade actuel de la condition humaine. Je crois à la possibilité d’une telle synthèse. Mais je ne suis pas sûr que nous aurons assez d’audace pour la mettre en oeuvre. Je crains que l’idéologie égalitaire nous empêche de la réaliser.
Nous savons aujourd’hui plus de choses que l’homme, avant nous, n’en a jamais su. Mais il semble que nous en comprenions de moins en moins. L’une des grandes erreurs de ce temps — elle est à la base de la conception égalitaire de l’enseignement — est de croire qu’en accumulant les connaissances, on sait automatiquement comment s’en servir. C’est l’inverse qui est vrai. Sans un fil d’Ariane de la pensée, sans une vue-du-monde clairement formée, l’accumulation des connaissances est inhibitrice et paralysante. À force de savoir le pour et le contre de toutes choses, sans avoir le moyen de discriminer et de trancher, on ne fait plus rien. Je connais des hommes qui sont si savants qu’ils ne peuvent plus rien écrire : dès qu’ils tracent une phrase sur le papier, ils perçoivent immédiatement tant d’arguments contraires qu’ils ont renoncé à dire quoi que ce soit. Globalement parlant, je crois que notre société est dans ce cas. Il me semble qu’autrefois, on avait des certitudes à proportion qu’on avait des doutes. Aujourd’hui, on a surtout des doutes. Et surtout, on a peur de se tromper. Alors, on ne juge plus et l’on dit que « tout le monde a raison ». C’est là également qu’intervient l’égalitarisme : si tous les hommes se valent, toutes les opinions se valent aussi. Je considère que ce doute est mortel — et surtout qu’il correspond à une idée fausse de la « vérité ». En matière de devenir historique, il n’y a pas de vérité métaphysiquement établie. Ce qui est vrai, c’est ce qui se met en position d’exister et de durer. Ce qui mériterait d’être, sera. Ce qui méritait d’être, est déjà. Si fausses dans l’abstrait que puissent être les idéologies les plus néfastes, elles deviennent « vraies » dans la mesure où elles constituent la réalité quotidienne qui nous environne et par rapport à laquelle nous nous définissons. Le marxisme peut être la « vérité » de demain. Mais c’est une « vérité » que l’on est en droit de refuser pour lui en opposer une plus forte. Ce qui nous parait avoir été hier la vérité, n’était qu’un refus du doute — parfois même, une ignorance du doute. Là où il y avait une volonté, il y avait un chemin. On ne se demandait pas si ce chemin était conforme à une vérité abstraite. On créait le chemin, et le reste s’ensuivait. Les « connaissances » n’avaient pas grand-chose à voir avec cette création. C’est que le savoir n’est pas univoque, alors que l’énergie créatrice l’est obligatoirement. Nos contemporains se comportent comme s’il existait en dehors d’eux-mêmes une vérité absolue à laquelle il leur faudrait se conformer au plus près. C’est du moins l’impression que l’on retire de leur terreur à découvrir que « tout est convention ». L’ultra-gauche hypercritique proclame que rien, ni les mots, ni les signes, ni la science, etc., que rien n’est innocent. La belle évidence ! Non, rien n’est innocent. Et pourquoi les choses devraient- elles l’être ? Dès que l’homme est là, il met du sens ici. À lui seul, le regard qu’il pose sur le monde lui donne du sens. Et ce sens varie selon ce regard. Et ce sens ne vient que de lui. Et ce sens ne dure que par lui. Non, les choses ne sont pas « innocentes ». Heureusement.

Je ne crois ms à l’objectivité, mais je crois à la nécessité de tendre à l’objectivité. Je ne crois pas à la vérité pure — à cette terrible vérité au nom de laquelle on a tenté de transformer le monde par le génocide, le racisme de classes ou l’Inquisition. Je crois, comme Malraux, qu’en matière de destin historique, le monde réel n’existe que comme encadrement d’images et accroche-mythes. Je crois que l’objet en soi est inaccessible à l’entendement comme à la perception, mais qu’il suffit à l’un et à l’autre qu’ils puissent se construire comme les données d’un sujet. Je crois surtout que c’est parce que la vérité pure est indécidable qu’il faut, plus que jamais, construire « héroïquement ». Sauf à voir la pensée régresser vers l’indéterminé où, comme dit Hegel, « toutes les vaches sont grises ».

La formule « si Dieu n’existe pas (ou plus), tout est permis » n’est qu’une expression littéraire : personne ne se comporte comme si tout était permis. (Re)mettre un ordre en place, (re)créer des normes sociales, revient donc à se demander ce que l’on va (ré)instituer comme instance dernière ou comme tiers suprême. Ce défi est au cœur de la crise du monde contemporain. Qui oserait dire aujourd’hui, comme Périclès : « Notre audace nous a frayé par la force un chemin sur terre et sur mer, élevant partout à elle-même des monuments impérissables pour le bien comme pour le mal ? » Je pense qu’une nouvelle droite pourrait répondre à ce défi. Une droite pour laquelle la force véritable consisterait, non à détenir la vérité, mais à ne pas en craindre les manifestations.

Les excès marchent par couple. Je me fais une certaine idée de la troisième voie. Celle qui rejette, de part et d’autre, les extrémismes et les unilatéralismes. Une ligne juste est toujours nuancée. J’entends par là qu’elle prend en compte ce qu’il peut y avoir de juste dans chaque système ou dans chaque point de vue. Seule une telle démarche peut aboutir à une synthèse. Mais je ne crois pas non plus que la troisième voie soit une voie « moyenne », une sorte de compromis — pas plus qu’une étape transitoire vers l’un ou l’autre des systèmes existants. Toute vraie synthèse est un dépassement. Elle n’est pas un peu de ceci et un peu de cela, successivement, mais ceci et cela, avec la même intensité, au même moment. Cela exige qu’on ne se laisse jamais enfermer dans une alternative, que l’on adopte une logique mentale du tiers inclus. Et bien sûr, l’aboutissement de cette démarche « de droite » ne peut être que la résorption en un seul ensemble des notions de « droite » et de « gauche » comme on les conçoit actuellement. Je n’entends pas par là que l’on ne soit « ni de droite ni de gauche » — ce qui ne veut rien dire. Mais que l’on parvienne à être en même temps et la droite et la gauche. Je crois que l’avenir appartient à ceux qui seront capables de penser simultanément ce qui, jusqu’ici, n’a été pensé que contradictoirement. Héraclite disait : « Dieu est le jour et la nuit, l’été et l’hiver, la guerre et la paix, le pain et la faim ». Paracelse déclarait : « Tout est en toi-même et rien ne peut te venir de l’extérieur ni d’en haut ». Je crois que l’homme est la quintessence de tout, qu’il peut réaliser l’unité et le dépassement des contradictions. Coincidentia oppositorum.

La menace principale, aujourd’hui, quelle est-elle ? Elle est la disparition progressive de la diversité du monde. Le nivellement des personnes, la réduction de toutes les cultures à une « civilisation mondiale » bâtie sur ce qu’il y a de plus commun. Déjà, d’un bout à l’autre de la planète, on voit s’élever le même type de constructions, s’instaurer les mêmes habitudes mentales. De Holiday Inn en Howard Johnson, on voit se dessiner les contours d’un monde uniformément gris. J’ai beaucoup voyagé — sur plusieurs continents. La joie que l’on éprouve au cours d’un voyage, c’est de voir des modes de vie variés encore enracinés, c’est de voir vivre à leur rythme des peuples différents, d’une autre couleur de peau, d’une autre culture, d’une autre mentalité — et qui sont fiers de leur différence. Je crois que cette diversité est la richesse du monde, et que l’égalitarisme est en train de la tuer. C’est pour cela qu’il importe, non seulement de « respecter les autres », mais de susciter partout le désir le plus légitime qui puisse être : le désir d’affirmer une personnalité à nulle autre pareille, de défendre un héritage, de se gouverner soi-même selon ce qu’on est. Et cela implique de lutter, de front, contre un pseudo-antiracisme négateur des différences, et contre un racisme menaçant, qui n’est, lui aussi, que le refus de l’Autre — le refus de la diversité.

Nous vivons aujourd’hui dans une société bloquée. Au plan mondial, nous commençons à peine à distinguer les moyens de sortir de l’ordre institué à Yalta. Au plan national, jamais, en temps de paix, la coupure entre les factions politiques n’a été aussi vive. Au plan philosophique et idéologique, nous ne cessons d’osciller entre des excès inverses, sans parvenir à trouver un équilibre. La cause comme le remède de cette situation se trouvent en l’homme. Dire que notre société est en crise n’est qu’un lieu commun. L’homme est une crise. Il est la tragédie même. Chez lui, rien, jamais, n’est définitivement dit. Toujours, homme peut trouver en lui-même la trame d’un nouveau discours, correspondant à une nouvelle façon d’être-au-monde, à une nouvelle forme de son humanité. L’homme est en crise depuis qu’il existe. L’originalité de notre temps n’est pas là. L’originalité — la triste originalité — de notre temps réside dans le fait que, pour la première fois, l’homme recule devant les implications de ce que seraient son désir et sa volonté de résoudre la crise. Pour la première fois, l’homme croit que les problèmes le dépassent. Et ils le dépassent effectivement dans la mesure où il le croit, alors que ces problèmes sont nés de lui, qu’ils sont à sa mesure et à la mesure des solutions qu’il porte en lui.

Nous ne sommes plus à l’époque où les hommes s’entretuaient parce qu’ils n’étaient pas nés du même côté d’une frontière. Les guerres d’aujourd’hui n’opposent plus les nations (ou, plus exactement, ne les opposent que secondairement), mais bien des vues-du-monde différentes, des idéologies, des façons d’être opposées. La lutte dont le monde est désormais le théâtre, lutte dont un seul protagoniste semble être pour l’heure pleinement conscient et à laquelle, pour la première fois également, participe la totalité de la planète, oppose des façons différentes d’appréhender le monde, de le concevoir et de chercher à le reproduire. Une façon différentialiste et une façon universaliste. Une façon anti-égalitaire et une façon égalitaire. Une façon qui aspire à une société organique, fondée et gouvernée par toujours plus de diversité, et une façon qui aspire à une société mécanique, où règnerait toujours plus d’homogénéité.

Je pense enfin que nous sommes entrés dans l’avant-guerre. Jusque vers 1965-1968, les principaux événements politiques se situaient dans le prolongement direct de la situation créée en 1945. La démocratie chrétienne, la guerre froide, la décolonisation, etc., ont été autant de phénomènes résiduels. Les événements que nous vivons aujourd’hui ne terminent pas, ne « complètent » pas une époque. Ils en annoncent une autre. Ils en forment déjà une autre. Ce sont des signes annonciateurs. De quoi ? De ce que nous voudrons que cette fin de siècle soit. Depuis 1974-75, nous sommes entrés dans la « décennie décisive » — celle où les choses se décantent, où les eaux se séparent, où de nouvelles factions se mettent en place. Je suis convaincu que les lignes de partage à venir seront très différentes de celles qui existent encore aujourd’hui. Je crois que la prochaine décennie ruinera les prévisions de beaucoup de « futurologues ». Et qu’elle redonnera son importance à la politique étrangère — la seule, finalement, qui compte vraiment. Ernst Jünger disait : « Il n’y eut pas de création au début, mais il est possible à chaque époque de s’enflammer à sa mesure ». Je crois que nous pourrons encore nous « enflammer ».

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La vieille droite, en France, a de tout temps été réactionnaire. L’esprit réactionnaire est peut-être la chose au monde que j’exècre le plus. La vieille droite française semble toujours vouloir ressusciter quelque chose, comme si elle voulait retourner à un stade antérieur, automatiquement jugé meilleur. Les uns veulent revenir en 1789, les autres en 1933 ou en 1945. Cela dépend des nostalgies. Ce type d’attitude s’est toujours révélé stérile. L’histoire se répète, mais elle ne repasse pas les plats. Elle est riche d’enseignements, non parce qu’elle permet de savoir ce qui va se passer, mais parce qu’elle aide à retrouver l’esprit qui a produit un certain type d’événement. C’est ce que voulait dire Nietzsche, qui, en même temps qu’il prêchait l’Éternel Retour, affirmait : « On ne ramène pas les Grecs ». En clair : on ne recommencera pas le miracle grec, mais en se pénétrant de l’esprit qui l’a produit, on se mettra peut-être en mesure de créer quelque chose d’analogue. C’est ce qu’on pourrait appeler la régénération de l’histoire.

Nous sommes au siècle où tout semble avoir été dit. La culture est en crise : comme si elle était arrivée à épuisement. On continuera à faire des peintures et des sculptures, mais il est peu probable que de nouvelles révolutions se produiront dans ce domaine. Il en va de même sur le plan musical. Wagner, en quelque sorte, a clos le cycle de la musique occidentale. On ne peut, après lui, que « wagnériser », « mozartiser », etc., ce que font tous les compositeurs contemporains, de l’avant-garde aux variétés. Même dans le secteur scientifique, apparemment en plein développement, la technique prend de plus en plus le pas sur la recherche pure. Ou, plus exactement, cette dernière ne semble plus en mesure d’aboutir à une révolution comparable à celles induites par Copernic ou Einstein. (J’appelle ici « révolution » l’éclosion d’une discipline qui, pour s’exprimer et produire, doit créer son propre langage et, par là même, fonder une nouvelle vue-du-monde). La dernière en date des révolutions dans l’ordre des façons d’appréhender le monde est celle de la microphysique. Depuis, nous n’avons plus que des perfectionnements et des confirmations. L’éthologie , par exemple, est une discipline à la fois nouvelle et passionnante. Mais elle confirme simplement ce que l’on savait il y a deux ou trois mille ans : que l’homme est un loup pour l’homme.

En décelant ainsi dans notre époque une césure fondamentale, je ne crois pas céder à la tentation de juger de l’histoire seulement par rapport à nous. Je pense véritablement que nous arrivons au terme d’un processus, qui est peut-être, tout simplement, l’histoire de l’homme actuel. Ce qui a été fondé lors de la révolution néolithique en est peut-être à son terme. Dans ces conditions, l’alternative est à la fois simple et redoutable. Il s’agit de savoir si l’homme ira plus loin. S’il relèvera ce défi fondamental qu’il en est ainsi venu à se lancer à lui- même. Ou, au contraire, s’il retombera au-dessous de sa condition, dans le paradis horizontal où les êtres sont « agis » par leur structure et leur appartenance à l’espèce. En d’autres termes, il s’agit de choisir entre la progression ou la régression : entre le surhomme ou l’infrahumanité . Mais nous voilà évidemment assez loin des problèmes de la droite.

Revenons-y. Au mot « réaction », j’oppose celui de « conservatisme ». Cela peut surprendre : preuve que nous sommes constamment piégés par le vocabulaire. (Tout discours « de droite » commence par des définitions). J’appelle réactionnaire l’attitude qui consiste à chercher à restituer une époque ou un état antérieur. J’appelle conservatrice l’attitude qui consiste à s’appuyer, dans la somme de tout ce qui est advenu, sur le meilleur de ce qui a précédé la situation présente, pour aboutir à une situation nouvelle. C’est dire qu’à mes yeux, tout vrai conservatisme est révolutionnaire. Entre le ghetto néo-fasciste (ou intégriste) et le marais libéral, je crois à la possibilité d’une telle doctrine. Beaucoup n’y verront qu’une exaltation des contraires. Ils n’auront pas tort. L’homme de l’avenir sera le seigneur des contraires. Il aura la mémoire la plus longue et l’imagination la plus forte. Il pratiquera un romantisme d’acier.

Toute idéologie s’exprime au cours de l’histoire dans une succession de trois formes : 1 - sous la forme d’un mythe ; 2 - sous la forme d’une théorie « séculière » ; 3 - sous la forme d’une « science ». Dans un premier temps, l’idéologie s’impose, non par sa vérité intrinsèque (les idées justes ne sont pas nécessairement celles qui ont le plus de succès, autre évidence fortement méconnue à droite), mais par sa puissance affective. Ce n’est que par la suite qu’elle a besoin d’une démonstration. À la suite de quoi, de « théologique », elle devient terrestre et profane. Enfin, dans un dernier temps, elle ne prétend plus à l’autorité absolue qu’en prétendant reposer sur des fondements scientifiques. Dans le développement de l’idée égalitaire, ces trois formes ont correspondu successivement au christianisme (égalité devant Dieu), à la théorie démocratique du XVIIIème siècle (égalité politique des sociétaires), et au marxisme et à ses dérivés (égalité de fait dans tous les domaines de la vie). Si l’on admet cette distinction, il est clair que le « moment » actuel de l’idée égalitaire ne correspond nullement au « moment » actuel de l’idée anti-égalitaire. La première arrive à la fin d’un cycle, l’autre n’en est qu’au début. C’est peut-être ce qui peut donner espoir. Si l’égalitarisme arrive à son « succès final », ce qui viendra après lui sera nécessairement autre chose que lui. En outre, si le monde actuel est la matérialisation de la fin d’un cycle, il est non moins clair que la seule source d’inspiration possible pour ce qui est à naître ne peut qu’être antérieure à ce qui vient de s’écouler. La force projective pour le futur réside dans l’esprit du plus lointain passé.

Le « nihilisme positif » de Nietzsche n’a pas d’autre sens que celui- ci : on ne peut construire que sur une place préalablement rasée. Il y a ceux qui ne veulent pas construire (une certaine gauche) et ceux qui ne veulent pas raser (une certaine droite). Je crois que ces deux attitudes sont également condamnables. Si l’on veut faire naître une nouvelle droite, tout reste encore à faire. Et vu le retard à rattraper, il doit nous rester quelque chose comme un siècle avant d’aboutir. Autant dire qu’il n’y a pas une minute à perdre.

Janvier 1976 — avril 1977. Alain de Benoist http://www.voxnr.com

Notes :

En janvier-février 1976, la revue Item, qui venait de se lancer, publiait une série d’ « opinions libres » consacrées à la droite. Ce texte, qui devait susciter des réactions diverses, fut rédigé pour figurer dans le cadre de l’enquête.

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