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La jeunesse, les beats et les anarchistes de droite

On a beaucoup écrit, trop même, sur le problème de la nouvelle génération et des “jeunes”. Dans la plupart des cas, cette ques­tion ne mérite pas du tout l'intérêt qui lui a été accordé, et l'impor­tance que l'on reconnaît parfois, aujourd'hui, à la jeunesse en général, avec pour contrepartie une espèce de dépréciation de ceux qui ne sont pas “jeunes” est absurde. Il ne fait pas de doute que nous vivons dans une époque de dissolution, si bien que la condi­tion tendant toujours plus à prévaloir est la condition du “déra­ciné”, de celui pour qui la “société” n'a plus de sens, de même que n'en ont plus les rapports qui réglaient l'existence et qui, du reste, pour l'époque qui nous a immédiatement précédés et qui se continue encore en différentes zones, n'étaient que ceux de la morale et du monde bourgeois. Naturellement, la jeunesse a res­senti de façon particulière cette situation, et dans cette perspec­tive se poser certains problèmes peut être légitime. Mais il faut met­tre à part et considérer avant tout le cas où l'on vit simplement cette situation, où l'on ne s'y trouve pas en vertu d'une quelcon­que initiative active de l'individu, comme ce pouvait avoir été le cas pour les rares individualistes rebelles de type intellectuel de l'époque précédente.
Une nouvelle génération, donc, subit simplement l'état de choses ; elle ne se pose aucun vrai problème, et de la “libération” dont elle jouit, elle fait un usage à tous points de vue stupide. Quand cette jeunesse prétend qu'elle n'est pas comprise, la seule réponse à lui donner c'est qu'il n'y a justement rien à comprendre en elle, et que, s'il existait un ordre normal, il s'agirait uniquement de la remettre à sa place sans tarder, comme on fait avec les enfants, lorsque sa stupidité devient fatigante, envahissante et impertinente.
Le soi-disant anticonformisme de certaines attitudes, abstraction faite de leur banalité, suit du reste une espèce de mode, de nouvelle convention, de sorte qu'il s'agit précisément du contraire d'une manifestation de liberté. Pour différents phénomènes envisagés par nous dans les pages précédentes, tels que par ex. le goût de la vulgarité et certaines formes nouvelles des mœurs, on peut se référer, d'ans l'ensemble, à cette jeunesse-là ; en font partie les fana­tiques des 2 sexes pour les braillards, les “chanteurs” épilep­tiques, au moment où nous écrivons pour les séances collectives de marionnettes représentées par les ye-ye sessions, pour tel ou tel “disque à succès” et ainsi de suite, avec les comportements correspondants. L'absence, chez ceux-là, du sens du ridicule rend impossible d'exercer sur eux une influence quelconque, si bien qu'il faut les laisser à eux-mêmes et à leur stupidité et estimer que si par hasard apparaissent, chez ce type de jeunes, quelques aspects polémiques en ce qui concerne, par ex., l'émancipation sexuelle des mineurs et le sens de la famille, cela n'a aucun relief.
Les années passant, la nécessité, pour la plupart d'entre eux, de faire face aux problèmes matériels et économiques de la vie fera sans doute que cette jeunesse-là, devenue adulte, s'adaptera aux routines professionnelles, productives et sociales d'un monde comme le monde actuel ; ce qui, d'ailleurs, la fera passer simple­ment d'une forme de nullité à une autre forme de nullité. Aucun problème digne de ce nom ne vient se poser.
Ce type de “jeunesse” défini par le seul âge (parce qu'ici il ne s'agit pas du tout de parier de certaines possibilités caractéristi­ques d'une jeunesse au sens intérieur, spirituel) est fortement repré­senté surtout en Italie. L'Allemagne fédérale nous présente un phé­nomène très différent : les formes stupides et décomposées dont nous avons parlé y sont beaucoup moins répandues ; la nouvelle génération semble avoir accepté tranquillement le fait d'une exis­tence dans laquelle on ne doit pas se poser de problèmes, d'une vie à laquelle on ne doit réclamer ni sens ni but ; elle pense seule­ment à utiliser les aises et les facilités que le nouveau développe­ment de l'Allemagne a procurées. On peut ici parler du type du jeune “sans problèmes”, qui a éventuellement laissé derrière lui de nombreuses conventions et acquis de nouvelles libertés, sans se créer de conflits, sur le plan de cette “factualité” bidimension­nelle à laquelle tout intérêt supérieur, pour des mythes, une disci­pline, une idée-force, est étranger.
Pour l'Allemagne, il ne s'agit probablement que d'une phase tran­sitoire, car si le regard se tourne vers des nations où l'on est allé plus loin dans la même direction, où le climat d'une “société du bien-être” est presque parfait, où l'existence est sûre, où tout est rationnellement ordonné — on peut se référer en particulier au Danemark, à la Suède et, en partie, à la Norvège — à la fin, de temps en temps, des réactions se sont produites, sous forme d'ex­plosions violentes et inattendues. Celles-ci ont été provoquées sur­tout par la jeunesse. Dans ce cas le phénomène est déjà intéres­sant et il peut valoir la peine d'y prêter attention.
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Mais pour en saisir les formes les plus typiques il faut peut-être se référer à l'Amérique, en partie aussi à l'Angleterre. En Amérique des phénomènes de traumatisme spirituel et de révolte d'une nou­velle génération sont déjà apparus très clairement et sur une grande échelle. Nous faisons allusion à la génération qui s'est donnée le nom de beat generation et dont nous avons déjà parlé, du reste, dans les pages qui précèdent : les beats ou beatnicks, ou encore hipsters, selon le nom d'une de leurs variantes. Ils ont été les repré­sentants d'une sorte d'existentialisme anarchiste et antisocial, mais de caractère pratique plus qu'intellectuel (à part certaines mani­festations littéraires de faible niveau). Au moment où nous écri­vons, la période de vogue et d'épanouissement du mouvement est déjà passée, celui-ci a pratiquement quitté la scène ou s'est dis­sous. Toutefois, il conserve une signification propre car ce phéno­mène est intimement lié à la nature même de la civilisation actuelle ; tant que cette civilisation subsistera, il faudra donc s'attendre à ce que des manifestations analogues se représentent, fût-ce sous d'au­tres formes et sous des dénominations différentes. En particulier, la société américaine représentant plus qu'aucune autre la limite et la réduction à l'absurde de tout le système actuel, les formes beat du phénomène de révolte ont revêtu un caractère spécial, paradigmatique, et, naturellement, ne sont pas à mettre sur le même plan que cette jeunesse stupide dont nous avons parlé plus haut en pensant surtout à l'Italie (1).
De notre point de vue, examiner brièvement certains problèmes dans ce contexte a une raison d'être parce que nous partageons ce qui a été affirmé par certains beats, à savoir qu'à l'opposé de ce que pensent psychiatres, psychanalystes et “assistants sociaux”, dans une société et une civilisation comme celles d'au­jourd'hui et, spécialement, comme celles d'Amérique — dans le rebelle, dans celui qui ne s'adapte pas, dans l'asocial il faut voir en général l'homme sain. Dans un monde anormal les valeurs se renversent : celui qui apparaît anormal par rapport au milieu exis­tant, il est probable que c'est justement lui le “normal”, qu'en lui subsiste encore un reste d'énergie vitale intègre ; et nous ne suivons en rien ceux qui voudraient “rééduquer” des éléments de ce genre, considérés comme des malades, et les “récupé­rer” pour la “société”. Un psychanalyste, Rober Linder, a eu le courage de reconnaître cela. De notre point de vue, la seule pro­blématique concerne la définition de celui que nous pourrions appe­ler “l'anarchiste de droite”. Nous verrons quelle distance sépare ce type de l'orientation problématique propre, presque toujours, au non-conformisme des beats et des hipsters (2).
Le point de départ, c'est-à-dire la situation qui détermine la révolte du beat, est évident. Un système est mis en accusation qui, bien que ne présentant pas de formes politiques “totalitaires”, étouffe la vie, frappe la personnalité. Parfois on fait intervenir l'in­sécurité physique dans l'avenir, étant donné que l'existence même du genre humain serait remise en cause par les perspectives (d'ail­leurs exagérées dans un sens apocalyptique) d'une éventuelle guerre nucléraire ; mais surtout on ressent le danger de la mort spirituelle inhérente à l'adaptation au système en vigueur et à la force diversement conditionnante (“hétéroconditionnante”) de celui-ci. L'Amérique, “pays pourri, cancer qui prolifère en chacune de ses cellules” — “passivité (conformisme), anxiété et ennui : ses trois caractéristiques”, affirme-t-on. Dans ce climat est res­sentie très vivement la condition de l'être déraciné, unité perdue dans la “foule solitaire” : “la société, parole vide, privée de sens”. Les valeurs traditionnelles ont été perdues, les nouveaux mythes sont démasqués, et cette “démythisation” frappe tous les nouveaux espoirs : “liberté, révolution sociale, paix — seule­ment des mensonges hypocrites”. “L'aliénation du Moi comme état habituel”, telle est la menace.
Ici, cependant, on peut déjà indiquer le trait distinctif le plus important par rapport au type de “l'anarchiste de droite” : le beat ne réagit pas et ne se révolte pas en partant du positif, c'est-à-dire en ayant une idée précise de ce que serait un ordre normal et sensé, en s'appuyant fermement sur certaines valeurs fondamentales. Il réagit d'instinct, selon un mode existentiel confus, contre la situa­tion dominante, à la manière de ce qui arrive dans certaines for­mes de réaction biologique. Par contre, l'anarchiste de droite sait ce qu'il veut, a une base pour dire “non”. Le beat, dans sa révolte chaotique, non seulement n'a pas cette base, mais il y a même fort à parier que si on la lui indiquait, il la repousserait probable­ment. C'est pourquoi la définition de “rebelle sans drapeau” ou “sans cause” peut valoir pour lui. Ceci entraîne une faiblesse fon­damentale dans la mesure où le beat et l'hipster, qui craignent tant d'être “hétéro-conditionnés” c'est-à-dire déterminés par l'ex­térieur, au fond, d'un autre côté, courent justement le danger de l'être, parce que leurs attitudes sont provoquées, sous la forme d'une simple réaction, par la situation existante. À tout prendre, l'impassibilité, le détachement froid seraient une attitude plus cohérente.
Ainsi, lorsque le beat, en dehors de sa protestation et de sa révolte tournées vers l'extérieur, se pose le problème positif de sa vie intérieure personnelle pour chercher à le résoudre, il se retrouve nécessairement sur un terrain chancelant et insidieux. Manquant d'un solide centre intérieur, il se jette à l'aventure, obéissant à des impulsions qui le font rétrograder plutôt qu'avancer lorsqu'il cher­che à combler de quelque façon que ce soit le vide et le non-sens de la vie. C'est une solution illusoire que celle d'un des précurseurs des beats, Thoreau, lequel avait déterré le mythe rousseauiste de l'homme naturel, de la fuite dans la nature : formule trop simple et, au fond, insipide. Mais il y a ceux qui ont suivi la voie d'une bohème nouvelle et plus crue, du nomadisme et du vagabondage (comme les personnages de Kerouac), du désordre et du caractère imprévisible d'une existence qui a horreur de toute ligne de conduite préétablie et de toute discipline (on peut se référer aux premiers romans, non privés d'un certain fond autobiographique, d'Henry Miller), avec la tentative de saisir d'instant en instant une plénitude de vie et d'existence (« brûlante conscience du présent, sans un "bien" et sans un "mal" »).
La situation s'aggrave dans le cas des solutions extrémistes, c'est­-à-dire lorsqu'on cherche à combler le vide intérieur et à se sentir “réel”, lorsqu'on veut se prouver à soi-même une liberté supé­rieure (“le Moi sans loi et sans nécessité”) au moyen d'actions violentes et même criminelles, auxquelles on donne donc le sens d'une confirmation de soi-même, et pas seulement le sens d'ac­tes de résistance extrême et de protestation contre l'ordre établi, contre tout ce qui est normal et rationnel. On a affirmé de la sorte un fond “moral” du crime gratuit, accompli sans motivations matérielles ou passionnelles, pour un “besoin désespéré de valeur”, parce qu'on veut “se prouver qu'on est un homme”, qu'on “n'a pas peur de soi”, “jeu de hasard avec la mort et l'au-­delà”. L'emploi de tout ce qui est frénétique, irrationnel et violent — le « désir frénétique de créer ou de détruire » — peuvent ren­trer dans le même cadre.
Ici, le caractère illusoire et équivoque de solutions de ce genre apparaît assez clairement. Il est évident, au fond, que dans de pareils cas la recherche d'une sensation vitale exaspérée sert pres­que toujours de succédané illusoire à un vrai sens du Moi. En fait d'actes extrêmes et irrationnels, il y aurait lieu, du reste, de relever que peuvent revêtir ce caractère non seulement, par ex., le fait de sortir dans la rue et de tirer sur le premier venu (comme André Breton l'avait proposé, en son temps, au “surréaliste”) ou de violenter une jeune sueur, mais aussi, mettons, le fait de don­ner ou de détruire tout ce qu'on possède ou le fait de risquer sa vie pour sauver un imbécile inconnu. Il faut donc être capable de voir si ce qu'on pense être un acte extrême “gratuit” n'est pas par hasard dicté par des impulsions cachées dont on est esclave, plutôt que par quelque chose attestant et réalisant une liberté supé­rieure. En général, là est la lourde équivoque de l'individualiste anar­chiste : “Être soi-même sans liens”, alors qu'on est esclave de soi-même. L'observation d'Herbert Gold pour les cas où manque cet examen intérieur est sans doute juste : « L'hipster est victime de la pire forme d'esclavage, c'est l'esclave qui, inconscient et orgueilleux de sa condition servile, l'appelle liberté ».
II y a plus. De nombreuses expériences intenses qui peuvent don­ner au beat une sensation fugitive de “réalité”, le rendent au fond encore moins “réel” parce qu'elles le conditionnent. Wilson met très clairement en lumière cette situation dans un personnage de son roman déjà cité. Celui qui accomplit, dans un climat plus ou moins beat, une série d'assassinats de type sadique sur des fem­mes pour se “réintégrer”, pour échapper à la frustration, “parce qu'on a été frustré du droit d'être un dieu”, finit par se révéler comme un être défait et irréel. « Comme un paralytique qui a besoin de stimulants toujours plus forts et pour qui rien n'a d'importance ». « Je croyais que le meurtre n'était qu'une expression de révolte contre le monde moderne et ses engrenages, car plus on parle d'or­dre et de société, plus augmente le taux de criminalité. Je croyais que ses crimes n'étaient qu'un geste de défi... Ce n'était pas ça du tout : il tue pour la même raison que celle qui pousse l'alcooli­que à boire, parce qu'il ne peut pas s'en passer. » Ceci vaut aussi, naturellement, pour d'autres expériences extrêmes.
Au passage, pour établir de nouveau des distances précises, on peut rappeler que le monde de la Tradition a connu lui aussi la “Voie de la Main Gauche” — voie dont nous avons parlé ailleurs (3) [cf. tantrisme], qui envisage l'infraction de la loi, la destruction, l'expé­rience orgiaque elle-même sous différentes formes, mais en par­tant d'une orientation positive, sacrée et “sacrificielle”, “vers le haut”, vers la transcendance qui est incompatible avec toute limite. C'est le contraire de la recherche de sensations violentes seulement parce qu'on est intérieurement défait et inconsistant, seulement pour arriver à rester debout d'une manière ou d'une autre. C'est pourquoi le titre du livre de Wilson Ritual in the Dark est très approprié : c'est une façon de célébrer de manière ténébreuse, sans lumière, ce qui pourrait avoir, dans un autre contexte, le sens d'un rite de transfiguration.
Dans la même direction, les beats ont souvent recouru à certai­nes drogues, cherchant ainsi à provoquer une rupture et une ouver­ture au-delà de la conscience ordinaire. Cela selon l'intention des meilleurs. Mais un des principaux représentants du mouvement, Norman Mailer, en est arrivé à reconnaître le « jeu de hasard » qu'implique l'usage de drogues. À côté de la « lucidité supérieure », de la « perception nouvelle, fraîche et originelle, de la réalité, désor­mais inconnue de l'homme commun », auxquelles certains visent en recourant aux drogues, il y a le danger des “paradis artificiels”, de l'abandon à des formes de volupté extatique, de sensation intense et même de visions, privées d'un quelconque contenu spi­rituel et révélateur, et suivies d'un état dépressif lorsqu'on revient à l'état normal, ce qui ne fait qu'aggraver la crise existentielle.
Ce qui décide ici, c'est de nouveau l'attitude fondamentale de l'être :  elle est presque toujours déterminante pour l'action dans un sens ou dans l'autre de certaines drogues. L'attestent par ex. les effets de la mescaline décrits par Aldous Huxley (écrivain déjà orienté dans le sens de la métaphysique traditionnelle), lequel put penser établir une analogie avec certaines expériences de la haute mystique, par opposition aux effets tout à fait banals rapportés par Zaehner (l'auteur que nous avons cité en note à l'occasion de la critique de Cuttat), qui avait voulu répéter les expériences d'Hux­ley pour les “contrôler” mais en partant d'une équation person­nelle et d'une attitude complètement différentes. Or, quand le beat se présente à nous comme un être profondément traumatisé qui s'est jeté à l'aventure dans une recherche confuse, il ne faut pas s'attendre à grand-chose de positif de l'usage des drogues. Pres­que fatalement, l'autre alternative prévaudra, renversant l'exigence initiale (4). Du reste, le problème n'est même pas résolu par d'éven­tuelles ouvertures fugitives sur la “Réalité”, après lesquelles on se retrouve dans une vie privée de sens. Que les prémisses essen­tielles pour s'aventurer dans ce domaine soient inexistantes, cela ressort clairement du fait que dans le cas des beats et des hips­ters, il s'est agi en grande partie de jeunes privés de la maturité nécessaire et fuyant par principe toute autodiscipline.
D'aucuns ont affirmé que ce que les beats, ou du moins une partie d'entre eux, ont obscurément cherché, c'est, au fond, une nouvelle religion. Mailer, qui a dit : « Je veux que Dieu me montre son visage », a carrément affirmé qu'ils sont les porteurs d'une nou­velle religion, que leurs excès et leurs révoltes sont des formes tran­sitoires, qui « demain pourront donner naissance à une nouvelle religion, comme le christianisme ». Tout cela fait assez discours en l'air et, aujourd'hui, alors qu'on peut faire un bilan, rien n'est encore apparu. Certes, on peut reconnaître que ce qui manque à ces forces, ce sont justement des points de référence supérieurs et transcendants, semblables à ceux des religions, capables de four­nir un soutien et une juste orientation. « Recherche d'une foi qui les sauve » — a dit quelqu'un. Mais « Dieu est en danger de mort » (Mailer), ce qui se rapporte au Dieu de la religion théiste occiden­tale. C'est pourquoi celui qu'on a appelé the mystic beat a cher­ché ailleurs, a été attiré par la métaphysique orientale et, comme nous l'avons signalé dans un autre chapitre, par le Zen surtout. Mais, sur ce dernier point, il y a lieu de s'interroger en ce qui con­cerne les motivations. Le Zen a exercé une attirance sur les élé­ments en question surtout sous ses aspects de doctrine qui envi­sage des ouvertures illuminantes, soudaines et gratuites, sur la Réa­lité (par le satori), que l'explosion et le rejet de toutes les supers­tructures rationnelles, l'irrationalité pure, la démolition impitoya­ble de toute idole, l'usage éventuel de moyens violents pourraient produire. On peut comprendre que tout cela attire beaucoup le jeune Occidental déraciné qui ne supporte aucune discipline, qui vit à l'aventure et se révolte. Mais le fait est que le Zen suppose tacite­ment une orientation précédente liée à une tradition séculaire, et des épreuves très dures (il suffit de lire la biographie de certains maîtres Zen — Suzuki, qui a été le premier à faire connaître ces doctrines en Occident, a pu parler littéralement d'un « baptême du feu » comme préparation au satori) ne sont pas exclues. Arthur Rimbaud a parlé de la méthode pour devenir voyant par un dérè­glement systématique de tous les sens, et nous n'excluons pas que dans une vie absolument, mortellement aventureuse, même sans guide, procédant seule, des “ouvertures” du genre de celles aux­quelles fait allusion le Zen puissent se produire. Mais il s'agira tou­jours d'exceptions ayant vraiment le caractère d'une sorte de mira­cle : comme si l'on était prédestiné ou protégé par un bon génie. On peut soupçonner que la raison de l'attirance que le Zen et des doctrines analogues peuvent exercer sur les beats consiste en ceci : les beats supposent que ces doctrines donnent une sorte de justi­fication spirituelle à leur disposition pour une anarchie négative, pour le pur dérèglement, éludant la tâche première, tâche qui, dans leur cas, reviendrait à se donner une forme intérieure.
Ce besoin confus d'un point de référence supérieur, métaration­nel, et, comme quelqu'un l'a dit, de saisir « l'appel secret de l'être », est d'ailleurs complètement dévié quand cet “être” est confondu avec la “Vie”, sous la suggestion de théories comme celles de Jung et de Reich, et quand on voit dans l'orgasme sexuel et dans l'abandon à cette espèce de dionysisme dégradé et paroxystique parfois offert par le jazz nègre d'autres voies valables pour “se sen­tir réel”, pour prendre contact avec la Réalité (5).
Au sujet du sexe, il faudrait répéter ce que nous avons déjà dit plus haut, au chapitre XII, en examinant les perspectives des apô­tres de la “révolution sexuelle”. Un des personnages du roman déjà cité de Wilson se demande si « le besoin d'une femme qu'on éprouve n'est pas seulement le besoin qu'on a de cette intensité », si une impulsion plus haute, vers une liberté supérieure, ne se mani­feste pas obscurément dans l'impulsion sexuelle. Cette demande peut être légitime. Nous avons déjà rappelé que la conception non biologique ou sensualiste, mais d'une certaine manière transcen­dante, de la sexualité a, en effet, des antécédents précis et non extravagants dans les enseignements traditionnels. Mais il faut se référer à la problématique étudiée par nous dans Métaphysique du sexe, où nous avons aussi mis en évidence l'ambivalence de l'expérience sexuelle, c'est-à-dire les possibilités soit positives, soit régressives, “déréalisantes” et conditionnantes, qui y sont ren­fermées. Or, quand le point de départ est une sorte d'angoisse exis­tentielle, au point que le beat apparaisse obsédé par l'idée de ne pas atteindre “l'orgasme parfait” sous l'influence des vues déjà signa­lées de Wilhelm Reich et, en partie, de DH Lawrence, lesquels y ont vu le moyen de s'intégrer à l'énergie primordiale de la vie confondue avec l'Être ou l'esprit, dans ce cas il y a lieu de suppo­ser que ce seront les contenus négatifs et dissolvants de l'expé­rience sexuelle qui prédomineront — une fois de plus parce que les conditions existentielles préliminaires afin que l'opposé se véri­fie, sont inexistantes : le sexe et la force débordante de l'orgasme posséderont le Moi, et non vice versa, comme il le faudrait pour que tout cela puisse servir de voie. De même que pour les dro­gues, ce n'est pas une jeune génération à la dérive qui peut affronter des expériences de ce genre, par ailleurs envisagées en principe aussi par la Voie de la Main Gauche. Quant à la pleine liberté sexuelle comme simple révolte et anticonformisme, elle est banale et n'a rien à voir avec le problème spirituel.
La direction négative se précise lorsque les beats font du jazz une sorte de religion et y voient un autre des moyens positifs pour surmonter leur “aliénation”, pour saisir des moments d'intensité libératrice. Les origines nègres du jazz (lesquelles, en tant que base, ne disparaissent même pas dans les formes élaborées de ces rythmes, lorsque s'établit le climat du swing et des be bop ses­sion), au lieu de faire réfléchir, sont mises en valeur. Nous avons déjà indiqué, dans un autre chapitre, comme un aspect de la “négrification” spirituelle de l'Amérique, le fait que Mailer juste­ment, dans un essai fameux, ait pu assimiler la position du beat à celle du Noir, parler du premier comme d'un « nègre blanc », admirer certains aspects de la nature nègre irrationnelle, instinc­tive, violente. En plus, il y a eu parmi les beats une tendance affi­chée à la promiscuité, y compris sur le plan sexuel, avec des jeu­nes fille blanches qui ont défié les “préjugés” et les conventions en se donnant à des Noirs. En ce qui concerne le jazz on peut recon­naître, dans ces milieux, une compréhension plus sérieuse que celle propre à l'engouement de cette jeunesse stupide non américaine dont nous avons parlé au début de ce chapitre ; mais c'est précisément pour cela que la chose est beaucoup plus dangereuse : il y a lieu de croire que dans l'identification à des rythmes frénétiques et élé­mentaires se produisent des formes d'“autotranscendance des­cendante” (pour employer cette expression précédemment expli­quée), des formes de régression dans l'infra-personnel, dans ce qui est purement vital et primitif, des possessions partielles qui, après des moments d'une intensité et d'un déchaînement paroxystique avec des passages semi-extatiques, laissent plus vides et irréels qu'avant. Si l'on considère l'atmosphère des rites nègres et des cérémonies collectives auxquelles le jazz renvoie par ses origines et ses premières formes, cette direction semble assez évidente parce qu'il est clair qu'on se trouve, comme dans la macumba et dans le cadombé pratiqués par les Noirs d'Amérique, devant des for­mes de démonisme et de transe, devant d'obscures possessions auxquelles échappe toute ouverture sur un monde supérieur.
Malheureusement, il n'y a pas beaucoup plus à recueillir d'une analyse de ce que beats et hipsters ont cherché, sur le plan indi­viduel et existentiel, comme contrepartie d'une révolte légitime con­tre le système existant, pour remplir un vide et résoudre le pro­blème spirituel. La situation de crise subsiste. En des cas excep­tionnels seulement, on se rapproche de ce qui pourrait avoir une valeur positive quand il s'agit d'un “anarchiste de droite”. En défi­nitive, le problème est celui du matériel humain. Pour tout ce qui est anticonformisme pratique, démythisation, froide désidentifica­tion par rapport à toutes les institutions de la société bourgeoise : pour cela uniquement il n'y a rien à objecter, quand cette ligne est sérieusement suivie par la nouvelle génération. Selon le souhait de certains représentants de la beat generation, nous n'avons pas considéré ici leur mouvement comme une mode passagère. Nous nous sommes arrêté sur ce mouvement à travers ses aspects typi­ques ; sa problématique est une expression naturelle de l'époque contemporaine. Sa signification demeure, bien que ces formes aient cessé d'être actuelles en Amérique et d'avoir un mordant particulier.
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Nous voulons maintenant envisager un cas particulier, en ce qui concerne la jeune génération. Il y a des jeunes qui se révoltent con­tre la situation politico-sociale existant en Italie, et qui s'intéres­sent simultanément aux horizons propres à ce que nous avons l'ha­bitude d'appeler, en général, le monde de la Tradition. Alors que, d'un côté, ils s'opposent sur le plan pratique aux forces et aux idéo­logies de gauche qui avancent dangereusement, de l'autre ils regar­dent vers des horizons spirituels, ils s'intéressent, au moins sur le plan théorique, aux enseignements et aux disciplines d'une anti­que sagesse en des termes plus positifs que ce qui s'est vérifié dans les approches confuses du mystic beat.
Nous avons donc des forces qui, potentiellement, sont “à dis­position”. Le problème, c'est celui des directives capables de don­ner une orientation positive à leur activité.
Notre livre Chevaucher le tigre, considéré par certains comme un “manuel de l'anarchiste de droite”, résout le problème jusqu'à un certain point dans la mesure où il s'adresse essentiellement — chose que, souvent, on n'a pas relevé suffisamment — à un type humain différencié bien précis, ayant en propre un haut degré de maturité. Par conséquent, les orientations proposées dans ce livre ne sont pas toujours adaptées et, en général, réalisables, pour la catégorie de jeunes à laquelle nous avons fait allusion.
La première chose qu'il faut recommander à ces jeunes, c'est la méfiance pour des formes d'intérêt et d'enthousiasme qui pour­raient n'être que d'origine biologique, c'est-à-dire dues à leur âge. Il faudra voir si leur attitude restera inchangée avec l'approche de l'âge adulte, quand ils devront résoudre les problèmes concrets de l'existence. Malheureusement, notre expérience personnelle nous a montré que c'est rarement le cas. Au tournant, disons, des trente ans, bien peu restent sur les mêmes positions.
Nous avons déjà parlé d'une jeunesse qui n'est pas seulement biologique, mais qui a aussi un aspect intérieur, spirituel, donc pro­pre à n'être pas conditionnée par l'âge. Mais cette jeunesse supé­rieure peut se manifester dans l'autre jeunesse. Nous ne dirons pas qu'elle est caractérisée par “l'idéalisme”, car le terme est galvaudé et suspect et car la capacité de “démythifier” les idéaux en s'ap­prochant même du point zéro des valeurs courantes devrait être une qualité que ces jeunes partageraient avec d'autres courants d'une orientation éventuellement très différente. Nous parlerons plutôt d'une certaine capacité d'enthousiasme et d'élan, de dévouement inconditionné, d'un détachement de l'existence bourgeoise et des intérêts purement matériels et égoïstes. Or, la première tâche con­sisterait à assimiler ces dispositions qui, chez les meilleurs, affleu­rent parallèlement à la jeunesse physique, pour en faire des quali­tés permanentes résistant à toutes les influences contraires aux­quelles on est fatalement exposé avec l'avancement de l'âge (6). Quant à l'anticonformisme, la première chose requise c'est un style de vie fermement antibourgeois. Durant sa première période Ernst Jünger n'eut pas peur d'écrire : « Mieux vaut être un délinquant qu'un bourgeois » ; nous ne disons pas qu'il faut prendre cette for­mule à la lettre, mais une orientation générale y est indiquée. Dans la vie quotidienne il faut aussi prendre garde aux pièges représen­tés par les affaires sentimentales concernant le mariage, la famille et tout ce qui appartient aux structures subsistantes d'une société dont on reconnaît l'absurdité. C'est là un point fondamental. Par contre, pour le type en question, certaines expériences, dont nous avons reconnu tout le caractère problématique dans le cas des beats et des hipsters, pourraient ne pas présenter les mêmes dangers.
Comme contrepartie, chez lui devrait se manifester un goût pour l'autodiscipline sous des formes libres, détachées de toute exigence sociale ou “pédagogique”. Il s'agit, pour les jeunes, du problème de leur formation, au sens le plus objectif du terme. Ici une diffi­culté se présente, du fait que toute formation suppose, comme point de référence, certaines valeurs, alors que le jeune révolté repousse toutes les valeurs, toute la “morale” de la société exis­tante et de la société bourgeoise en particulier.
Mais, à cet égard, il faut établir une distinction. Il y a des valeurs qui ont un caractère conformiste et une justification tout à fait exté­rieure, sociale, pour ne pas parler des valeurs devenues telles parce que leurs fondements originels ont été irrévocablement oubliés. Par contre, d'autres valeurs se proposent uniquement comme des appuis pour assurer à un être une véritable forme et une fermeté. Le courage, la loyauté, la franchise, la répugnance pour le men­songe, l'incapacité de trahir, la domination de tout égoïsme mes­quin et de tout intérêt inférieur peuvent être comptés au nombre des valeurs qui, d'une certaine façon, surplombent le “bien” comme le “mal” et se tiennent sur un plan non “moral”, mais ontologique : précisément parce qu'elles donnent un “être” ou le renforcent, contre la condition présentée par une nature insta­ble, fuyante, amorphe. Il n'y a ici aucun impératif. Seule doit déci­der la disposition naturelle de l'individu. Pour prendre une image, la nature nous présente aussi bien des substances parvenues à une complète cristallisation que des substances qui sont des cristaux imparfaits et inachevés, mêlés à une gangue friable. Certes, nous n'appellerons pas “bonnes” les premières, “mauvaises” les autres, dans un sens moral. Il s'agit de différents degrés de “réa­lité”. La même chose vaut pour l'être humain. Le problème de la formation du jeune et son amour pour l'autodiscipline doivent être considérés sur ce plan, au-delà de tout critère et de toute valeur de la morale sociale. F. Thiess a écrit justement :
    « Il y a la vulga­rité, la méchanceté, la bassesse, l'animalité, la perfidie, tout comme il y a la pratique imbécile de la vertu, le bigotisme, le respect con­formiste de la loi. La première chose vaut aussi peu que l'autre ».
En général, tout jeune est caractérisé par un trop-plein d'éner­gies. Le problème de leur emploi se pose, dans un monde comme le monde actuel. À cet égard, on pourrait envisager d'abord tout le développement ultérieur sur le plan physique du processus de “formation”. Nous nous garderons bien de conseiller la pratique des sports modernes dans leur quasi-totalité. Le sport est en ef­fet un des facteurs typiques de l'abrutissement des masses moder­nes, et un caractère de vulgarité lui est presque toujours associé. Mais certaines activités physiques particulières pourraient entrer en jeu. Un exemple est offert par l'alpinisme de haute altitude, à condition qu'il soit ramené à ses formes premières, sans la technicisation et les débouchés sur un acrobatisme qui l'ont déformé et matérialisé ces derniers temps. Le parachutisme peut offrir lui aussi des possibilités positives — dans ces 2 cas la présence du facteur risque est une aide utile pour le renfor­cement intérieur. On pourrait donner comme autre exemple les arts martiaux japonais, si l'on avait la chance de pouvoir les apprendre selon la tradition d'origine et non sous leurs formes désormais si répandues en Occident, formes privées de cette contrepartie spiri­tuelle grâce à laquelle la maîtrise de ces activités pouvait se rat­tacher étroitement à des formes subtiles de discipline intérieure et spirituelle. En des temps assez proches, certaines corporations estudiantines d'Europe centrale, les Korpsstudenten qui prati­quaient la Mensur — c'est-à-dire les “combats” sous la forme cruelle de duels non mortels suivant des normes précises (comme traces, des cicatrices sur le visage) — dans le but de développer le courage, la fermeté, l'intrépidité, la résistance à la douleur physi­que, tandis qu'on honorait certaines valeurs d'une éthique supé­rieure, de l'honneur et de la camaraderie, sans fuir éventuellement certains excès, ces corporations offraient différentes possibilités. Mais les cadres socio-culturels y correspondant ayant disparu, on ne peut pas penser aujourd'hui, en Italie spécialement, à quelque chose de semblable.
Le trop-plein d'énergies peut aussi mener à diverses formes d'“activisme” dans le domaine politico-social. Dans ces cas-là serait essentiel, en premier lieu, un examen sérieux pour s'assurer que l'engagement éventuel en faveur d'idées opposées au climat général n'est pas seulement le moyen de déverser des énergies (d'autant plus qu'en d'autres circonstances même des idées très différentes pourraient également servir au même but) ; donc que le point de départ et la force motrice sont une véritable identifica­tion due à la reconnaissance méditée de leur valeur intrinsèque. Cela étant, pour un quelconque activisme la difficulté est que si le type de jeune auquel nous nous référons peut avoir clairement compris pour quelles idées il vaut la peine de combattre, il pourrait difficilement trouver, par contre, dans le climat actuel, un front, un parti, un groupe politique défendant vraiment, avec intransi­geance, des idées de ce genre. Une autre circonstance — à savoir qu'étant donné le stade où nous sommes la lutte contre les courants politiques et sociaux qui dominent désormais a peu de chan­ces d'aboutir à des résultats globaux appréciables — pèse peu en dernière analyse, car ici la norme devrait être de faire ce qui doit être fait en étant disposé à se battre, éventuellement, même sur des positions perdues. De toute manière, affirmer aujourd'hui une “présence” par l'action sera toujours utile.
Quant à un activisme anarchiste de simple protestation, qui pour­rait aller de certaines manifestations violentes jugées “délictueu­ses” du genre de celles de la jeunesse de certaines nations (nous avons déjà parlé du cas de pays d'Europe du Nord où règne la “société du bien-être”) jusqu'à des actes terroristes comme ceux auxquels s'adonnèrent les anarchistes politiques nihilistes du siè­cle dernier, si l'on exclut — et on devrait les exclure — les motiva­tions de certains beats, c'est-à-dire le désir d'une action violente quelconque simplement parce qu'on a besoin de la sensation qu'elle procure —, même dans le cadre d'un simple exutoire d'énergies cet activisme apparaît peu sensé. Certes, si l'on pouvait organiser aujourd'hui une espèce de Sainte Vehme agissante, capable de tenir les principaux responsables de la subversion contemporaine dans un état d'insécurité physique constante, cela serait une excellente chose. Mais ce n'est pas une chose qu'une jeunesse peut organi­ser, et, d'autre part, le système de défense de la société actuelle est trop bien construit pour que de semblables initiatives ne soient pas brisées dès le départ et payées à un prix trop élevé.
Un dernier point doit être envisagé. Dans la catégorie des jeu­nes dont nous sommes en train de parler et qui, par rapport au monde actuel, pourrait être définie comme celle des anarchistes de droite, on en trouve un certain nombre sur lesquels, en même temps, les perspectives de réalisation spirituelle qu'ont fait con­naître les études de sérieux représentants du courant traditiona­liste, avec des références à d'anciennes doctrines sapientielles et initiatiques, exercent une attraction. Il s'agit ici de quelque chose de plus sérieux que l'intérêt ambigu suscité par l'irrationalisme d'un Zen mal compris chez certains beats américains, ne serait-ce qu'en raison de la qualité différente des sources d'information. Cette attraction est compréhensible si l'on pense au vide spirituel qui s'est créé à la suite de la décadence des formes religieuses qui ont dominé en Occident et de la remise en cause de leur valeur. On peut donc concevoir que, détaché de ces dernières, on aspire à quelque chose d'effectivement supérieur, et non à de vains succé­danés. Toutefois, quand il s'agit de jeunes, il ne faut pas nourrir d'aspirations trop ambitieuses et éloignées de la réalité. Il n'est pas seulement nécessaire d'arriver à la maturité requise ; il faut aussi tenir compte du fait que la voie dont nous avons indiqué le sens ici, dans des chapitres précédents (XI et XV), exige et a toujours exigé une qualification particulière et quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle la “vocation” au sens spécifique dans le domaine des Ordres religieux. On sait que dans ces Ordres un certain temps est laissé au novice afin qu'il vérifie la réalité de sa vocation. En rapport avec ceci, on doit répéter ici ce qui a été dit au sujet d'une vocation plus générale que l'on peut ressentir lorsqu'on est jeune : il faut voir si, à mesure que passent les années, elle se renforce au lieu de s'affaiblir.
Les doctrines auxquelles nous avons fait allusion ne doivent pas faire naître les illusions favorisées par de nombreuses formes impures issues du néo-spiritualisme contemporain — théosophisme, anthroposo­phie, etc. —, à savoir s'imaginer que le but le plus élevé est à la portée de tous et réalisable avec tel ou tel expédient ; alors qu'il doit apparaître comme une lointaine ligne de crête vers laquelle seule peut conduire une voie longue, âpre et périlleuse. Malgré tout, on peut toujours indiquer à ceux qui nourrissent un intérêt sérieux certaines tâches préliminaires non négligeables. En premier lieu, on peut se consacrer à une série d'études concernant la vision géné­rale de la vie et du monde, vision qui est la contrepartie naturelle de ces doctrines, pour acquérir une formation mentale nouvelle qui corrobore, sur la base de quelque chose de positif, le “non” dit à tout ce qui existe aujourd'hui, et pour éliminer les multiples et profondes intoxications dues à la culture moderne. La seconde phase, la seconde tâche, serait de dépasser le plan purement intel­lectuel en rendant “organique” un certain ensemble d'idées, en faisant en sorte que cela détermine une orientation existentielle fon­damentale et suscite par là même le sentiment d'une sécurité ina­liénable, indestructible. Une jeunesse qui arriverait peu à peu à ce niveau serait déjà allée très loin. Elle pourrait laisser indéterminés le “si” et le “quand” de la troisième phase, dans laquelle, avec le maintien de la tension originelle, certaines actions “décondition­nalisantes” par rapport à la limite humaine peuvent être tentées. À cet égard, des facteurs impondérables entrent en jeu, et la seule chose sensée qu'on puisse atteindre, c'est une préparation adé­quate. S'attendre à quelque chose d'immédiat, chez un jeune, est absurde.
Diverses expériences personnelles nous ont convaincu que ces dernières brèves considérations étaient nécessaires, bien qu'elles concernent évidemment un groupe très différencié de la jeunesse non conformiste : le groupe de ceux qui ont ressenti de manière juste le problème proprement spirituel.
Par-là même nous sommes allé assez au-delà de ce qu'on appelle communément le problème des jeunes. On peut concevoir “l'anar­chiste de droite” comme un type suffisamment défini et plausi­ble, à opposer soit à la jeunesse stupide, soit aux “rebelles sans drapeau” et à ceux qui se jettent à l'aventure et se livrent à des expériences qui n'apportent aucune vraie solution, aucune contri­bution positive, si l'on n'a pas, déjà, une forme intérieure. En toute rigueur, on pourrait objecter que cette forme est une limitation, un lien, qu'elle contredit l'exigence initiale, la liberté absolue de l'anarchisme. Mais puisqu'il est bien difficile que celui qui formule cette objection le fasse en ayant comme point de référence la trans­cendance au sens propre et absolu — le sens que ce terme a, pour nous faire comprendre par un exemple, dans la haute ascèse —, il faut seulement répondre que l'autre alternative concerne une jeu­nesse “brûlée” à un point tel qu'on peut la considérer — aucun noyau solide n'ayant résisté à l'épreuve représentée par la dissolu­tion générale — comme un pur produit existentiel de cette même dissolution, de sorte que cette jeunesse se fait beaucoup d'illusions quand elle pense être vraiment libre. Une pareille jeunesse, révol­tée ou non, nous intéresse bien peu et il n'y arien à faire avec elle. Elle peut seulement être un sujet d'étude dans le cadre général de la pathologie d'une époque.
► Julius Evola, L'Arc et la massue, ch. XVI, 1968.
• Notes :
(1) En ce moment même cette jeunesse italienne niaise et carnavalesque s'est qua­lifiée de beat et applique ce terme à n'importe quoi. Pour problématique qu'ait été le mouvement beat américain, sur le plan de l'engagement il n'y a aucune compa­raison entre lui et les attitudes et les velléités risibles de “protestation” de ces épigones beat italiens.
(2) Dans ce qui suit nous utiliserons en partie le matériel formé par les témoigna­ges et les essais recueillis dans le volume anthologique de S. Krim, The Beats – les essais les plus importants sont ceux de H. Gold, de Mac Reynold et de N. Podho­retz ; on peut ajouter le livre de Norman Mailer, Advertisements for myself. Mailer a aussi été un porte-parole des beats et des hipsters, et il semble qu'il ne se soit pas arrêté à la seule théorie, puisqu'il serait allé, par ex., jusqu'à poi­gnarder “gratuitement” sa femme. Pour le climat général on peut recourir aux romans de Jack Kerouac, On the road et The Dharma Boom, auxquels on peut ajouter le roman de Colin Wilson (anglais) Rituel in the Dark, qui aborde en par­tie la même problématique ; dans un livre qui suscita beaucoup d'intérêt, The Out­sider, Wilson avait étudié en général la figure de « celui qui est en dehors » – en dehors de la société et du monde “normaux” (Les romans de J. Kerouac sont disponibles en traduction française. Le livre de C. Wilson, The Outsider, a été publié en français, sous le titre L'homme en dehors, par les éditions Gallimard en 1958, NDT).
(3) Métaphysique du sexe, Payot, 1976, § 28.
(4) Un beat, Jack Green, a fait (dans l'anthologie signalée plus haut) certaines descriptions intéressantes de ses expériences avec une drogue spéciale, le peyotl. Il finit par reconnaître que cette substance peut donner « une euphorie mais non la grande libération » et que s'il avait eu « l'œil exercé il n'aurait pas eu besoin du peyotl ». Par ailleurs, pour ce qu'il peut avoir recueilli de positif, il y ale fait qu'il possède une certaine connaissance de la doctrine Zen du satori. À la fin il rap­porte que pendant une longue période il « n'a plus vécu d'expériences authenti­ques » et qu'il « les cherche rarement ». Il reconnaît en outre la diversité des effets possibles. Il écrit entre autres : « Il est possible que la préparation intense et, en partie aussi, la préparation inconsciente qui vient de la vie contemplative, provo­quent une fracture soudaine qui est sentie comme une unité inattendue ». Même après le déclin du mouvement beat, la jeunesse américaine, universitaire spéciale­ment, a été loin d'abandonner la voie des drogues. Au moment où nous écrivons, l'inquiétude suscitée par la diffusion toujours croissante, parmi cette jeunesse, du Lsd 25 (acide lysergique diéthylamidique), l'atteste.
(5) Quelques affirmations faites avec beaucoup de désinvolture sont typiques, comme dans cette phrase de Mailer : « L'hipster a un respect incident (!) pour le Zen, il ne nie pas l'expérience du mystique parce qu'il l'a connue lui-même (?), mais préfère tirer l'expérience du corps d'une femme ».
(6) Dans ce contexte une référence à l'ancienne civilisation arabo-persane pourra présenter un certain intérêt. Cette civilisation a connu le terme futâwa qui, dérivé , de fatà = jeune, désigne la qualité « être jeune » justement au sens spirituel indi­qué, non défini par l'âge mais par une disposition particulière de l'âme. C'est ainsi que les fityân ou fityûh (les jeunes) ont pu être conçus comme un Ordre, et un rite particulier (avec une libation rituelle) consacrait cette qualité “être jeune”, et comportait en même temps une sorte de voeu solennel de la maintenir. Une termi­nologie semblable fut employée dans le milieu des partisans d'Ar et dans les milieux soufis.

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