Une grande majorité des chefs d’entreprise italiens, principalement des PME, sont en colère. Ils dénoncent la bureaucratie tatillonne, l’alourdissement de la fiscalité et la difficulté à trouver des crédits. Reportage auprès de ceux qui restent encore le fer de lance de l’économie de la Péninsule.
« Ne le dites pas, mais la crise est si grave que je conseille aux entrepreneurs de ne pas payer la location des machines et de privilégier le paiement des salaires des ouvriers. » Ce président de la Chambre de commerce d’une grande ville industrielle regarde les chiffres de la croissance et l’augmentation rapide du chômage, avant d’expliquer : « Les sociétés de leasing ont déjà plein de machines sur les bras et cela leur coûterait trop cher de venir en démonter d’autres et de les entreposer dans un hangar. Il vaut mieux ne pas les payer plutôt que d’être obligé de licencier du personnel qualifié. Mais ce petit jeu ne pourra pas durer longtemps. On peut encore tenir six mois, mais si la demande ne repart pas, ce sera la catastrophe. »
La plupart des entrepreneurs italiens vivent désormais dans l’urgence. Depuis le début de l’année, cinq entrepreneurs du nord du pays se sont suicidés. « Nous vivons une crise sans équivalent depuis la guerre », s’alarme le constructeur Paolo Buzzetti. « Le secteur est en train de mettre la clé sous la porte. Les entreprises ne licencient pas seulement les ouvriers, mais aussi les secrétaires et même les ingénieurs. » Depuis le début de la crise, le BTP a ainsi perdu plus de 500.000 emplois. « Personne n’a jamais affronté une crise de cette ampleur », confirme Maurizio Torreggiani, président de la section de Modène de la Confédération nationale des artisans.
Pendant des années, ce territoire qui s’étend jusqu’à la ville de Ferrare et représente 2% du PIB italien, a accumulé les performances économiques grâce au développement de pôles industriels dans le textile, la céramique, l’agroalimentaire et la mécanique. « Il y a peu, le taux de chômage ne dépassait pas les 3%. Aujourd’hui, il est au-dessus de 8% », s’inquiète Maurizio Torreggiani.
Les remèdes trop sévères de Mario Monti
La cure d’austérité du gouvernement de techniciens de Mario Monti a permis de redresser les comptes publics et de calmer les marchés. Mais au prix d’une récession qui contraint nombre d’entreprises à réduire la voilure, à licencier, voire à fermer. D’autant que la pression fiscale demeure l’une des plus élevées du monde. En Italie, le taux de prélèvement global sur les sociétés atteint 68,3%, dont 22,9% d’impôts sur les sociétés et 43,4% de charges sociales. La réintroduction d’un impôt foncier très lourd à la fin de 2012 a fini par affaiblir la consommation des ménages. « Les impôts sur les habitations s’élèvent au total à 44 milliards d’euros, est-ce normal ? », s’indigne Paolo Buzzetti. « Pour verser un salaire mensuel de 1.500 euros à un ouvrier, il faut verser en brut 4.200 euros », résume-t-il.
De manière générale, chez les petits patronaux [sic], on reconnaît que l’assainissement des comptes est nécessaire mais on estime que la cure du « Professore » est trop drastique. « La situation a empiré avec la recherche de l’équilibre budgétaire, c’est une politique complètement erronée. C’est le témoin de l’idiotie des choix politiques effectués jusqu’ici », conclut Paolo Buzzetti.
À demi-mot, certains entrepreneurs lâchent aussi que la lutte contre l’évasion fiscale, en période de crise, a aggravé la situation : « Les gens qui ont de l’argent ne le dépensent pas car ils craignent de se retrouver avec les inspecteurs du fisc sur le dos », confie Paolo Buzzetti. En 2012, l’agence de recouvrement des impôts Equitalia a régulièrement été prise à partie par des artisans et des commerçants, qui ne parvenaient plus à régler les impôts réclamés par l’État. En mars dernier, devant le siège d’Equitalia à Bologne, Giuseppe C., un petit entrepreneur, s’est installé dans sa voiture et s’est immolé par le feu.
La garantie de l’État ne suffit plus aux banques
La situation est d’autant plus ubuesque que l’État qui réclame le versement des taxes ne paie pas, lui, ses fournisseurs qui n’ont très souvent même plus accès au crédit. Les banques ont en effet fermé le robinet des prêts. « J’ai décroché un contrat pour produire une fiction pour la Rai [la télévision publique italienne, ndlr] mais la banque qui me connaît depuis des années refuse de m’accorder un crédit pour faire démarrer le tournage », s’indigne cette dirigeante d’une petite société de production qui compte pourtant une dizaine de films à son actif. « Ils nous étranglent », s’exclame-t-elle, dans l’attente d’obtenir un prêt à 7% d’un autre institut de crédit.
Les cas similaires sont légion. Même les garanties de l’État ne suffisent plus. « Le dernier gouvernement Berlusconi avait approuvé une loi pour aider les jeunes à emprunter de l’argent pour acheter un logement. L’État se portait garant pour obtenir des prêts. Mais presque tous les couples qui se sont présentés au guichet se sont vus refuser les crédits », fulmine l’agent immobilier Paolo Righi.
« Ce qui tue le pays, c’est la multiplicité et la complexité des règlements », juge Marco Achili, patron d’une petite société milanaise de photovoltaïque. « Chaque organisme administratif a sa propre interprétation d’une même procédure et réclame d’autres documents et justificatifs que ceux que l’on a pu vous demander auparavant. C’est sans fin », se lamente-t-il. À tel point que certains entrepreneurs envisagent sérieusement de délocaliser.
D’autres n’hésitent plus à dire qu’ils voteront les 24 et 25 février pour le mouvement populiste « 5 étoiles » de l’humoriste Beppe Grillo qui propose d’envoyer balader tout le système. Il y a quelques jours à Trévise, dans cette très industrielle région du nord-est, une délégation de petits patrons et d’artisans est venue rencontrer le tribun. Emmenés par Massimo Colomban, fondateur du groupe de construction Permasteelisa, ils ont expliqué : « Nous ne croyons plus les partis traditionnels. Nous ne parvenons plus à payer les impôts et les fournisseurs. » Et d’ajouter à l’adresse de Beppe Grillo : « Soit tu fais la révolution, soit nous descendrons dans la rue avec les fourches à la main. »
Dans ce contexte dramatique et tendu, rendu encore plus difficile par une succession de scandales mêlant la politique et des grands groupes comme Finmeccanica et la banque Monte Paschi di Siena, quelques sociétés dynamiques, innovantes et compétitives parviennent néanmoins à tirer leur épingle du jeu et à relancer les exportations italiennes. Le groupe alimentaire de Trévise Pasta Zara (qui exporte 92% de sa production) vient par exemple d’annoncer 60 millions d’euros d’investissements d’ici à 2018 et l’embauche d’une cinquantaine de personnes. Quant aux dirigeants de Ferrari, emblème de la technologie et du design italiens, ils viennent d’annoncer, pour 2012, le meilleur résultat historique de la marque avec un chiffre d’affaires de 2,43 milliards d’euros, en hausse de 8%…