L’émergence des valeurs globalisées s’opposant à celles des classes populaires “territorialisées” pourraient bien déclencher le plus important clivage social du XXIe siècle…
Atlantico : Le terme “élites mondialisées” est devenu peu à peu incontournable pour décrire les nouvelles bourgeoisies qui occupent d’importants postes décisionnels dans l’économie ou la politique à l’échelle planétaire. En quoi se distinguent-elles fondamentalement des classes sociales traditionnelles ?
Philippe Pierre : L’intensification des mobilités pour les plus privilégiés mais aussi les phénomènes de déréglementation des marchés, les stratégies des grandes firmes et l’introduction d’innovations technologiques rétrécissant le temps et l’espace, confèrent certainement une version inédite des rapports entre les êtres et un visage à des élites que nous nommerons avec vous “mondialisées”. Les travaux de R. Reich, au début des années 1990, ont permis de mieux mettre en évidence l’existence de cette nouvelle catégorie de “travailleurs mondiaux” à travers la figure de ceux qu’il nomme les “manipulateurs de symboles” qui ont plus souvent des partenaires, des associés, des contacts que des supérieurs hiérarchiques, des patrons. Diplômés d’études supérieures, ces chercheurs, ingénieurs, sportifs, avocats, consultants, publicitaires, journalistes, promoteurs, banquiers, et conseillers de toutes sortes… ces personnes travaillent en petite équipe mais plus que la connaissance pure, ce qui compte c’est qu’ils sont capables d’utiliser, de manière créative, la connaissance, les mots et les systèmes symboliques. R. Reich voit naître la constitution d’une nouvelle culture qui fait l’unité d’un groupe, du point de vue de ses représentations et de ses pratiques, au delà des différences de nationalité. Parler d’élites, c’est évoquer qu’ils occupent les positions les plus élevées dans les hiérarchies sociales et qu’ils en ont conscience. Wall Street, la City de Londres comme le World Economic Forum de Davos seraient des lieux cardinaux de ces élites avec comme mots d’ordre : “where conquest has failed, business can succeed” (Là où les conquêtes ont échoué, le business peut réussir).
Josepha Laroche : Je dirais tout d’abord que cette différenciation est apparue au début des années 1980 avec le développement du processus de mondialisation des marchés lié aux principes de dérégulation économique vantés durant l’ère Reagan. C’est à partir de cette date que l’on observe un phénomène de “trans-nationalisation” des élites qui deviennent de moins en moins attachées à l’ancrage territorial. L’accroissement des mobilités fait qu’aujourd’hui les membres de cette nouvelle classe deviennent adeptes du “nomadisme”, passant d’un point à l’autre du globe pour travailler et entretenir leurs réseaux professionnels. Cela les oppose aux ouvriers/salariés qui sont très “territorialisés” dans le sens où leur lieu de vie et de sociabilisation se limite généralement à un périmètre beaucoup plus restreint. Cette définition peut aussi s’appliquer par extension aux classes moyennes, petite bourgeoisie y compris, qui continuent elles aussi d’évoluer dans un environnement local.
Peut-on parler d’une fracture culturelle qui opposerait une culture mondialisée d’un côté et une culture nationale de l’autre ?
Philippe Pierre : J’ai l’habitude de dire que l’on est d’autant plus international que l’on réussit à exploiter ses ancrages nationaux. Les deux choses ne s’opposent pas. De manière apparemment paradoxale, les individus qui se définissent le plus radicalement comme “internationaux” et cultivent réellement des traits de styles de vie internationaux (plurilinguisme, mariage avec une personne d’une autre nationalité, cosmopolitisme des amitiés, scolarité internationale de leurs descendances…) sont aussi le plus souvent ceux qui mobilisent le plus systématiquement leurs ressources nationales dans l’ensemble des dimensions de la vie sociale et entretiennent les liens les plus étroits avec le pays d’origine. En ce sens, une culture internationale d’entreprise, par exemple, ne peut que difficilement s’élaborer au détriment des identités et des positions acquises dans un champ national. En cela, les managers internationaux ne forment pas une “internationale des dirigeants”, homogène sur le plan de ses intérêts comme de ses pratiques (Wagner, 1998), et les filières internationales de l’entreprise sont loin de donner systématiquement accès aux plus hautes positions de pouvoir.
Les puissants invitent à penser ce que j’appelle un paradoxe des distances. Les puissants ont, en effet, la capacité de voyager, d’aller loin mais de rester dans une forme d’entre-soi caractéristique. Ils construisent, par delà les frontières, des communautés soudées qui permettent de franchir des distances géographiques importantes mais de rester dans des distances sociales faibles. Ceci n’est pas nouveau. Les siècles précédents ont fait naître, en effet, des mobilités d’apprentissage où la jeunesse des plus hautes classes faisait un long voyage dans la société européenne, en particulier britannique ou allemande, à partir du XVIIème siècle. On était envoyé dans des comptoirs, dans le circuit des familles amies, alliées ou clientes. Le but du voyage n’était pas d’aller voir autre chose, d’aller se forger une culture propre, mais de s’approprier une culture commune des classes aisées. Les dominants d’aujourd’hui continuent de cultiver une culture de lien dont ils ont hérité et qu’ils entretiennent dans la mobilité et surtout au travers de celle des autres qui travaillent pour eux. Ce partage de catégories de perceptions communes se fonde sur le plurilinguisme, l’expérience du jeu, l’aptitude à prendre la parole en public petit quand l’enfant s’habitue a être sous le regard des autres… Cette culture du lien est proposée dans les institutions d’enseignement, dès le plus jeune âge, comme un des critères, plus ou moins explicite, d’appartenance à une élite pour soutenir la réorganisation d’un capitalisme dont les unités sont dispersées sur l’échiquier mondial. La valeur d’un manager, d’un dirigeant plus encore, en entreprise, se mesure ainsi au nombre de voyages qu’il effectue chaque mois et, surtout, au nombre de personnes qu’il dirige “à distance” afin de ne pas effectuer ces voyages à tort et de continuer de contrôler le commerce “au loin”. Avec ma collègue Laura Gherardi, nous reprenons le terme de “multipositionnalité” des puissants. Manuel Castells utilise de son côté une formule éloquente pour désigner les membres de cette élite d’un type particulier : il parle de “glocapolitains (mi-êtres, mi-flux)” expression qui résume bien la double essence des “nouveaux maîtres”. Beaucoup d’entre eux visent à se présenter comme un “certain type de personne”, cherchant à bricoler avec les identifications ethniques et pouvant le faire précisément parce que l’information transmise par les traits physionomiques, la couleur de la peau, l’accent… est souvent insuffisante pour les enfermer dans une seule “case”.
Josepha Laroche : Bien sûr. Le “digital gap” (fracture numérique, ndlr) en est l’illustration la plus visible : elle s’observe tant à l’échelle internationale (Nord développé / Sud en développement) qu’infra-nationale (certaines populations n’ayant que pas ou peu accès aux nouvelles technologies). On peut dire par ailleurs que la mondialisation des communications qui s’est faite dans les années 1980/1990 a permis à ces nouvelles élites de capitaliser des compétences et de développer une culture particulière. Un cadre français expatrié aura ainsi bien plus d’affinités avec un cadre chinois expatrié, qui pourra partager ses goûts et ses habitudes, qu’avec un paysan auvergnat.
La frustration des classes populaires, souvent pénalisées dans le processus de mondialisation, peut-elle devenir le moteur d’une nouvelle lutte des classes ?
Philippe Pierre : La distinction entre ceux qui sont obligés de se déplacer pour survivre, issus principalement des pays du Sud de la planète, et ceux qui se déplacent dans le cadre de leur profession, souligne comme jamais la distribution inégale des chances de mobilité physique comme de mobilité “virtuelle”. Zygmunt Bauman écrit que “certains d’entre nous jouissent de la nouvelle liberté de se déplacer sans papiers ; d’autres, pour les mêmes raisons, n’ont pas droit de rester où ils sont”, voulant souligner que cette mobilité nouvelle des capitaux, dont bénéficient les gens qui font le “choix d’investir”, ne correspond pas à leur devoir de contribuer à la vie quotidienne de la communauté où ils ont investi (devoirs à l’égard d’employés, des plus faibles, des générations à venir…). Pour les “dominants”, l’annulation des distances spatio-temporelles marque une indépendance à l’égard des obstacles physiques et consacre également de nouvelles possibilités d’agir à distance en se ménageant une sécurité de nature “extraterritoriale”. Plus qu’hier, quiconque est libre d’échapper au local est en quelque sorte libre d’échapper aux conséquences de son départ et de ses retraits… Aujourd’hui, ni la finance, ni l’économie ne requièrent de proximité. Voici peut-être les termes d’une nouvelle exploitation de classes. Au Moyen Age, le lieu premier était la porte. Il y eut ensuite le port et la gare. Aujourd’hui, la grande ville s’articule autour de l’aéroport et des gares de transit, ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Serge Latouche a su souligner que ce qui importe également, c’est que tout se vende et s’échange : travail, terre, corps, organes, sang, sperme, location d’utérus… tout doit concourir à l’omnimarchandisation du monde et à sa parfaite circulation. Zygmunt Bauman souligne que le capitalisme financier donne à certains la possibilité de se libérer des contraintes spatiales détachant le pouvoir de la responsabilité, ce qui est une nouveauté historique dans le contexte industriel.
Josepha Laroche : Pas exactement. Le processus de mondialisation est paradoxal dans le sens où il est à la fois positif (il construit de nouveaux échanges) et négatif (il déstructure les liens sociaux classiques). Les frustrations que vous évoquez existent bel et bien mais elles ne débouchent pas réellement sur une critique construite et organisée. Nous sommes plutôt ici dans une exacerbation des communautarismes, vécus comme une solution de repli sur soi et de sécurité identitaire. Cela se voit un peu partout dans les zones désindustrialisées des pays développés, notamment en France, où l’on observe une croissance notable de la xénophobie et de la méfiance à l’égard des institutions transnationales (comme Bruxelles en Europe, ndlr).
Peut-on pour autant parler d’une “internationale des dirigeants” ?
Philippe Pierre : Il ne s’agit pas d’une élite d’emblée mondiale (indépendante de toute appartenance nationale) mais d’une fraction des élites nationales (se distinguant progressivement des autres catégories supérieures du pays) en compétition pour le contrôle d’une sphère de pouvoir à prétention internationale. Précisons encore que les modalités nationales de sélection des élites demeurent très prégnantes. Ainsi, les étrangers sont quasiment absents chez les dirigeants des cents plus grosses entreprises en Allemagne, en Grande-Bretagne, en France et aux Etats-Unis à la fin des années 1990. Plus des 4/5e de ces grands dirigeants n’ont jamais vécu dans un pays étranger. En cela aussi, les managers internationaux ne forment pas une “internationale des dirigeants”, homogène sur le plan de ses intérêts comme de ses pratiques (Anne Catherine Wagner, 1998), et les filières internationales des entreprises sont loin de donner systématiquement accès aux plus hautes positions de pouvoir. En réalité, seul le passage en filiales par un petit nombre de pays industrialisés, et à certains postes, confère une “expérience internationale” qui peut être fortement valorisée d’un point de vue professionnel en entreprise. L’espace international des cadres reste en cela fortement hiérarchisé par l’importance des échanges propres à l’économie mondiale. Et la nationalité d’origine demeure un élément de statut qui “stratifie” cette population des élites.
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Philippe Pierre est spécialiste du management interculturel. Docteur en sociologie de Sciences Po, il a réalisé son parcours professionnel dans le domaine de la gestion des ressources humaines chez Total et L’Oréal. Il codirige le Master de Management Interculturel de Paris Dauphine avec Jean-François Chanlat. Il a notamment écrit, aux côtés de Evalde Mutabazi, de Pour un management interculturel. De la diversité à la reconnaissance en entreprise aux Editions L’Harmattan (2008) et Les discriminations, Collections Idées reçues, 2010.
Josepha Laroche est spécialiste des relations internationales. Elle est professeur à la Sorbonne, présidente du site Chaos international. Elle est aussi l’auteur de “Les Prix Nobel, Sociologie d’une élite transnationale” et “La Brutalisation du monde, du retrait des Etats à la décivilisation” aux éditions Liber (2012).