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« S'il n'y a pas de souveraineté politique, il n'y a pas de nation »

Mai 68 vient d'avoir lieu. Michel Pinton, polytechnicien, rencontre Valéry Giscard d'Estaing. Le trentenaire voit en l'ancien ministre des Finances une « forme rajeunie du gaullisme » (1). En 1974, il sera de ceux qui le porteront à l'Elysée. A la création de l'UDF, en 1978, il en devient le secrétaire général. Michel Pinton, qui a aussi été député européen, est aujourd'hui maire de Felletin (Creuse). Ce conservateur souverainiste et catholique, qui n'est pas sans rappeler Jean Jaurès, se bat contre les effets de la mondialisation et contre « l'idéologie européiste » (2).

☟Le Choc du mois: A la suite de quels désaccords vous êtes-vous séparé de Valéry Giscard d'Estaing ?
☝ Michel Pinton : Ce qui a provoqué la rupture entre nous, c'est la différence croissante de nos visions du monde après la chute du mur de Berlin et la signature du traité de Maastricht. Pour vite résumer les choses, je dirais que Giscard a tiré de l'effondrement du communisme et de la marche vers la monnaie unique une idée principale, à savoir qu'il fallait que l'Europe s'unisse, et même, plus encore, qu'elle « s'approfondisse », comme on disait à l'époque. Il mettait toute sa foi dans une sorte de fusion entre la France et l'Allemagne et la création d'une fédération supranationale entre ces deux pays, ce qui me semblait une mauvaise analyse de la situation mondiale et européenne. Je pensais que la chute du mur de Berlin démontrait au contraire que cet élargissement de l'Europe devait aller de pair avec la diversité des choix, et que si l'on cherchait à mettre de force tous les peuples dans le même carcan, cela ne marcherait pas.
Notre rupture pratique est donc venue au moment du traité de Maastricht et de nos divergences sur ce que devait être le devenir de l'Europe : il était naturellement un chaud partisan de l'euro, dans lequel il voyait un instrument essentiel pour faire de l'Europe une unité solide et prospère ; moi j'en avais une vision exactement inverse : celle d'un moule monétaire. Nous nous sommes donc séparés à ce moment-là, et en dépit d'une amitié qui demeure, sans aucun doute, vivace entre nous, nos avis sont désormais trop éloignés pour que nous puissions à nouveau travailler ensemble. L'âge qu'il a aujourd'hui, de toute façon, fait que cela n'a plus grande importance.

« Le pouvoir est ailleurs que dans la volonté du peuple français »

☟ Pour quelles raisons êtes-vous si attaché à la souveraineté nationale ?
☝ La souveraineté nationale, pour moi, c'est une évidence : s'il n'y a pas de souveraineté politique, il n'y a pas de nation. La souveraineté a été le fondement de la politique française depuis plus de mille ans. Par conséquent, si elle disparaît, il n'y a plus de France, tout simplement. Or, on essaie précisément aujourd'hui de nous mener vers cette voie, consistant à partager notre souveraineté avec d'autres pays voisins. En réalité, on ne partage rien : on ne fait que donner le pouvoir à une technocratie irresponsable. Il ne faut pas s'étonner que cela ne soit pas populaire. Le peuple français voit bien, depuis quinze ans, que ses votes ne servent plus à grand-chose et que le pouvoir est ailleurs que dans sa propre volonté.

☟ Vous avez intimement connu Jacques Chirac. Quelles impressions vous a-t-il laissées ?
☝ Je l'ai connu en 1968, en même temps que Giscard. Nos rapports personnels ont été bons jusqu'à ce que, comme secrétaire général de l'UDF, je sois conduit à prendre parfois position contre le RPR, ce qui bien sûr ne lui a pas plu. C'est un homme qui a adopté avec l'âge des positions idéologiques qu'il n'avait pas quand il était plus jeune. Il était très sensible, à l'époque, à une certaine forme de réalisme politique, même si par ailleurs son opportunisme n'avait rien de méchant ou d'agressif. Il faisait avant tout ce qu'il fallait pour plaire à l'opinion et être élu. Je ne l'ai jamais connu animé par les préoccupations ultérieures de ses deux mandats présidentiels, lorsque, une fois président, il s'est fait le champion des droits de l'homme, des minorités et de la repentance anti-vichyste. Dans les années 70-80, ces questions ne l'intéressaient même pas.

☟ Peut-on considérer que vous êtes un dissident à l'intérieur de la droite française ?
☝ Sur certains points, oui, mais il faut savoir exactement ce que l'on entend par la droite. Il y a une droite avec laquelle je ne me suis jamais senti à l'aise, celle qui est européiste, atlantiste, mondialiste, et qui, à mon avis, a renié ses propres racines. Cette droite-là n'a jamais été la mienne. Car c'est aussi une droite qui n'aime pas regarder en face ses propres carences et ses erreurs, et je pense qu'il faut toujours avoir le courage de regarder ses erreurs en face. Par contre, je me sens proche d'une droite qui est avant tout une fibre populaire et une manière de sentir la France.

« On enferme les peuples européens dans un carcan »

☟ Quelles ont été pour vous les fautes politiques principales de Giscard et de Chirac ?
☝ La principale faute de Giscard, c'est de ne pas avoir compris - ou plutôt de ne pas avoir voulu comprendre, car il était assez intelligent pour le faire - qu'ayant été élu en 1974 contre Jacques Chaban-Delmas par un électorat populaire de droite, il ne pouvait ensuite passer une bonne partie de son temps à essayer de séduire des partis de gauche en prenant des mesures que son électorat ne demandait absolument pas. Son européisme, notamment, qui était très fort, ne correspondait pas du tout aux attentes de ceux qui l'avaient élu. Sa défaite a été pour lui une grande surprise, car il était persuadé que ce qu'il faisait répondait aux désirs des Français, ce qui n'était pas vrai.
En ce qui concerne Chirac, c'est un peu la même aventure : il a été élu lui aussi par des votes populaires, qui manifestaient une grande méfiance envers l'Union européenne. Il a été élu en 1995, à l'époque de la préparation de l'euro, et il avait promis lors de sa campagne qu'il y aurait un nouveau référendum après celui de 1992 pour l'application de la monnaie unique ; du reste, sa promesse centrale de réduire la fracture sociale impliquait forcément que l'on ne fît pas l'euro. Or, à peine élu, Chirac s'est dépêché de trahir cet électorat et de mener une politique favorable aux intérêts de Bruxelles, ce qu'il a payé très cher, en décembre 1995. en 1997 et en 2005.
Les deux hommes, en fait, ont commis l'erreur de vouloir s'affranchir de leur électorat. de ne pas tenir les promesses implicites qu'ils lui avaient faites, et de se laisser ainsi attirer par le mirage du centre ou du centre-gauche, qui n'est jamais qu'un faux consensus exalté par une presse en trompe-l'œil.

☟ Y a-t-il un centre politique en France, et quel sens donniez-vous à ce mot lorsque vous dirigiez l'UDF ?
☝ L'UDF, pour moi, c'était le centre-droit. Le RPR, à mes yeux, devait occuper une place tout à fait à droite : je voyais la vocation de Chirac comme étant en fait proche de ce qui serait ensuite celle de Le Pen. Or, Chirac a déplacé le RPR vers le centre et donc a fait surgir, par contrecoup, le Front national. Mais cette évolution n'était pas écrite à l'avance, loin de là, et la bataille entre le RPR et l'UDF, telle que je la voyais dans les années 80, était une bataille pour la possession de la droite populaire. Je ne pensais, pas non plus que l'UDF pût s'élargir depuis le centre-droit vers le centre-gauche. Cela a du reste été impossible : Giscard s'est heurté à l'union de la gauche. Il y a bien un électorat centriste en France, mais il est minoritaire : vous le retrouvez aujourd'hui dans les 7 % de François Bayrou en 2002 et au premier tour des dernières législatives.

☟ Pour quelles raisons êtes-vous devenu, vous le fondateur d'un parti qui se veut européiste, un adversaire déterminé de la construction européenne ?
☝ Je précise que je ne me suis jamais considéré comme un adversaire de l'Europe, mais je suis devenu effectivement un adversaire de l'idéologie européiste à partir du moment où elle a commencé à devenir ce qu'elle est aujourd'hui, c'est-à-dire à partir de 1986 et l'arrivée de Jacques Delors à la tête de la Commission.
Ma vraie hostilité toutefois ne s'est manifestée qu'avec le traité de Maastricht, en 1992. Le projet d'arrimage du franc au mark qui a abouti à l'euro m'a semblé et me semble toujours néfaste, parce que c'est une contrainte qu'on impose aux peuples de l'Europe. On les enferme clans ce que j'ai appelé un carcan, à partir duquel tout découle : on fait de la monnaie unique le point d'ancrage des politiques économiques. Cela me paraît à la fois une hérésie sur le plan de la doctrine économique et une contrainte très forte appliquée à la vie des peuples.
Désormais, à cause de cette politique, il n'y a plus d'ajustement possible que par la pression sur les salaires et sur l'emploi.
C'est une manière de faire que je trouve inhumaine, et qui n'est absolument pas indispensable. Je sais bien qu'elle fait partie des modes actuelles, qui viennent pour l'essentiel des Etats-Unis, mais elle est appliquée avec une rigueur implacable par Bruxelles et par ceux qui nous gouvernent, sans que cela soit justifié par rien de sérieux.

La nécessité d'un « dialogue fécond entre le temporel et le religieux »

☟Vous êtes également très attaché à une certaine forme de collaboration entre l'Etat national et l'Eglise catholique romaine. Pour quelles raisons ?
☝ J'ai surtout réfléchi à la signification profonde de la laïcité. Elle existe dans toutes les nations occidentales, en Europe et aux États-Unis : partout, il y a séparation entre l'Eglise et l'Etat. Mais il ne faut pas s'illusionner sur le sens de cette séparation : aujourd'hui, beaucoup veulent faire croire qu'elle signifie coupure. On pense couramment que les convictions religieuses sont seulement une affaire de choix personnel, qui n'ont rien à voir avec la vie publique, laquelle est censée être avant tout dans l'État.
J'ai essayé de montrer que c'est faux : en réalité, la séparation entre l'Église et l'État signifie qu'il doit y avoir un dialogue permanent entre deux puissances qui ont besoin l'une de l'autre, même si leurs domaines d'activité respectifs sont tout à fait différents. Renvoyer les références religieuses au seul domaine privé est une idée dangereuse parce qu'elle nous conduit à des malentendus voire à des crises. D'autant que la voie vers laquelle nous entraînent la mondialisation et le libéralisme économique est quelque chose qui rend la vie des hommes de plus en plus insupportable : on étouffe dans ce système inhumain et mécanique. il bouscule les hommes, détruit les emplois, met de plus en plus de gens au chômage ou les contraint à une vie trépidante.
Nous avons ainsi toute une partie de nous-même qui est atrophiée à l'intérieur de ce système ; dès lors le seul moyen que nous avons de vivre comme des êtres humains, c'est d'avoir une ouverture spiritualiste vers autre chose. Les doctrines purement matérialistes du libéralisme ou du communisme ne peuvent pas suffire à diriger un peuple. Cela aboutit à des phénomènes qui nous troublent, et qui sont en effet troublants, parce qu'indices de déséquilibre.
Je crois donc qu'on ne peut pas comprendre ce qu'est l'homme moderne si l'on ne comprend pas le danger de cette césure entre la vie politico-économique et la vie religieuse. Les deux sont nécessaires. Il ne s'agit pas bien sûr de revenir à une alliance entre l'Église et l'État, qui doivent restés séparés ; mais il faut parvenir à trouver un équilibre qui corresponde au besoin de liberté de l'époque actuelle par un dialogue constructif entre les deux puissances. L'histoire de France d'ailleurs nous apprend que les périodes durant lesquelles la nation est à la fois la plus rayonnante et la plus ordonnée sont celles où il y a ce dialogue fécond entre le temporel et le religieux. À l'inverse, quand les deux puissances se tournent le dos ou se combattent, progressivement, la nation se déchire et entre en déclin.

« La centralisation administrative est allée beaucoup trop loin »

☟ Est-ce au nom de ces convictions que vous avez pris la tête du mouvement qui s'est opposé à l'adoption du Pacs ?
☝ Au moment du débat sur le Pacs, j'ai pris la tête d'un mouvement des maires, qui a d'ailleurs été une réussite puisque le gouvernement Jospin a dû renoncer à l'enregistrement des Pacs en mairie. Je l'ai fait au nom de convictions personnelles et républicaines. Mais je me sentais d'autant plus fort que j'avais aussi pour moi à la fois la raison et l'appui des différentes religions qui existent en France, dans la mesure où précisément le dialogue dont je vous parle sur ces matières était clair et aboutissait à une conclusion irréfutable.
Je pense de même que la perspective du mariage homosexuel vise à introduire un conflit grave entre les deux puissances, dont nous aurons du mal à sortir. La conscience française sera déchirée, ce qui se traduit toujours chez nous par des oppositions politiques, des troubles sociaux, des conflits de toute sorte.
Le malaise, d'ailleurs, est déjà là et croît de façon perceptible.

☟ Vous avez été successivement consultant privé à l'étranger et maire de votre ville natale dans le Limousin, Felletin. Ces deux expériences à l'opposé l'une de l'autre vous ont-elles enseigné des vérités différentes ?
☝ Elles m'ont surtout montré les deux faces apparemment contradictoires de notre époque. La carrière privée de consultant que j'ai menée en Europe et aux États-Unis m'a montré la face heureuse de la mondialisation, dont j'ai profité : celle des vastes sujets d'envergure internationale, de l'argent gagné facilement, des contacts multiples avec des gens de tous les pays. Mais, j'en ai vu aussi les limites : les échanges entre personnes s'y bornent à des rapports superficiels.
Mon expérience publique dans le limousin, elle, m'a montré l'autre face de la mondialisation : celle des tout petits qui sont écrasés par le système, qui subissent la précarité, les bas salaires, la chute des petites entreprises traditionnelles. À Felletin, j'ai dû agir avec les pouvoirs limités du maire, qui n'ont rien à voir avec ceux d'un législateur ou d'un chef d'État, mais j'y ai appris qu'il était faux de croire que le meilleur barrage protecteur aux excès de la mondialisation soit l'État. Cette croyance est une erreur grave, dont témoigne par exemple l'évolution du Royaume-Uni, où Margaret Thatcher a ouvert le pays aux grands vents de la mondialisation avant que Tony Blair poursuive cette politique en tentant de l'équilibrer par un usage beaucoup plus important du rôle de l'État. Or, toutes les statistiques montrent que son succès est très limité. Si en France nous faisons la même chose et continuons à mettre tout notre espoir dans l'Etat, comme le fait notre classe dirigeante depuis vingt ans, nous subirons les mêmes déconvenues parce que cela ne fonctionne pas.
En réalité, l'État et la mondialisation marchent main dans la main, au détriment de l'homme et de sa liberté. L'État place les individus détruits par le système sous sa tutelle, au moyen d'innombrables subventions qui les privent de toute responsabilité et donc de leur vraie dignité.
Mon expérience limousine locale m'a prouvé au contraire que la solution se trouve dans la reconstitution de ce que j'appellerais des sociétés intermédiaires, bien compromises aujourd'hui. La commune et la région sont deux d'entre elles, et j'ai essayé de voir comment, même avec des moyens très faibles comme ceux dont dispose ma ville de Felletin, on pouvait très concrètement, sur le plan économique, écologique et social, résister au laminoir de la mondialisation. Et après douze ans d'exercice et de combats quotidiens, je peux dire que la réponse est positive,
Encore faut-il que l'on puisse quelque peu se dégager de cet engrenage terrible dans lequel nous broie la puissance conjuguée de l'État et de la mondialisation. C'est d'abord une question de volonté de la part de nos dirigeants. Or, nos gouvernements sont très velléitaires, et les moindres ébauches de décentralisation sont toujours compensées par des mesures allant en sens inverse.

☟ La plupart des fédéralistes sont européistes et la plupart des souverainistes partisans de la centralisation. Y aurait-il donc un paradoxe Pinton ?
☝ Je crois qu'il s'agit d'un faux paradoxe, dans la mesure où la centralisation politique me paraît pour un pays comme la France, quelque chose de nécessaire : c'est la raison pour laquelle je suis un partisan farouche des institutions de la Ve République, et je suis sévère pour notre classe politique qui les a déviées et polluées. Mais la centralisation administrative, elle, est allée beaucoup trop loin et a abouti à cette double dictature de l'État et du marché qui n'est pas une bonne chose pour la société française.
On a trop tendance à les confondre toutes les deux, ce qui rend le débat politique en France impossible.
 Philippe Marsay le Choc du Mois Juillet 2007
1. « Je voyais sans doute à l'époque le giscardisme avec une certaine naïveté », nous confie-t-il aujourd'hui, ajoutant : « Les faits ont démontré qu'il y avait là une part d'illusion. »
2. Michel Pinton vient de publier Le Maire et la Mondialisation, éditions François-Xavier de Guibert, 224 pages, 19 euros.

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