C’est un des personnages les plus importants de l’histoire moderne, et on ne lui a pas suffisamment rendu hommage ! Il est le premier à avoir théorisé l’ingénierie du consensus et la définition du despotisme éclairé (la démocratie comme illusion laissée au peuple qu’il se gouverne lui-même).
Edouard Bernays est un expert en contrôle mental et en conditionnement de masse. C’est un neveu viennois de Sigmund Freud, et comme son oncle un bon lecteur de Gustave Le Bon. Il émigre aux Etats-Unis, sans se préoccuper de ce qui va se passer à Vienne... Journaliste (dont le seul vrai rôle est de créer une opinion, de l’in-former au sens littéral), il travaille avec le président Wilson au Committee on Public Information, au cours de la première Guerre Mondiale. Dans les années Vingt, il applique à la marchandise et à la politique les leçons de la guerre et du conditionnement de masse ; c’est l’époque du spectaculaire diffus, comme dit Debord. A la fin de cette fascinante décennie, qui voit se conforter la société de consommation, le KKK en Amérique, le fascisme et le bolchévisme en Europe, qui voit progresser la radio, la presse illustrée et le cinéma, Bernays publie un très bon livre intitulé "Propagande" (la première congrégation de propagande vient de l’Eglise catholique, créée par Grégoire XV en 1622) où le plus normalement et le plus cyniquement du monde il dévoile ce qu’est la démocratie américaine moderne : un simple système de contrôle des foules à l’aide de moyens perfectionnés et primaires à la fois ; et une oligarchie, une cryptocratie plutôt où le sort de beaucoup d’hommes, pour prendre une formule célèbre, dépend d’un tout petit nombre de technocrates, d’oligarques, de conditionneurs et de faiseurs d’opinion. C’est Bernays qui a imposé la cigarette en public pour les femmes ou le bacon and eggs au petit déjeuner par exemple : dix ans plus tard les hygiénistes nazis interdisent aux femmes de fumer pour raison de santé. Au cours de la seconde guerre mondiale il travaille avec une autre cheville ouvrière d’importance, Walter Lippmann.
On peut trouver facilement ce texte dans le web en anglais. En voici quelques extraits que je laisse en anglais car la langue de Bernays est très limpide (il faut lire en anglais car on s’ennuie trop sur le web en français) :
« There are invisible rulers who control the destinies of millions. It is not generally realized to what extent the words and actions of our most influential public men are dictated by shrewd persons operating behind the scenes. »
Bernays reprend l’image fameuse de Disraeli dans "Coningsby" : l’homme-manipulateur derrière la scène. C’est l’image du parrain, en fait un politicien, l’homme tireur de ficelles dont l’expert russe Ostrogorski a donné les détails et les recettes dans son classique sur les partis politiques publié en 1898, et qui est pour moi supérieur aux très bons Pareto ou Roberto Michels. Nous sommes dans une société technique, dominés par la machine (Cochin a récupéré aussi l’expression d’Ostrogorski) et les tireurs de ficelles, ou wire-pullers (souvenez-vous de l’affiche du Parrain, avec son montreur de marionnettes) ; ces hommes sont plus malins que nous, Bernays en conclut qu’il faut accepter leur pouvoir. La société sera ainsi plus smooth. On traduit ?
Comme je l’ai dit, Bernays écrit simplement et cyniquement. On continue donc :
« As civilization has become more complex, and as the need for invisible government has been increasingly demonstrated, the technical means have been invented and developed by which opinion may be regimented. »
La complexité suppose des élites techniques, les managers dont parle Burnham dans un autre classique célèbre ("l’Ere des managers", préfacé en France par Léon Blum en 1946). Il faut régimenter l’opinion, comme au cours de la première guerre mondiale, qui n’aura servi qu’à cela (devenir communiste, anticommuniste, nihiliste et/ou consommateur de bourrage de crâne ; comme on sait le nazisme sera autre chose, d’hypermoderne, subtil et fascinant, avec sa conquête spatiale et son techno-charisme - modèle du rock moderne).
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L’ère des masses est aussi très bien décrite - mais pas comprise - par Ortega Y Gasset (il résume tout dans sa phrase célèbre ; « les terrasses des cafés sont pleines de consommateurs »...). Et cette expression, ère des masses, traduit tristement une standardisation des hommes qui acceptent humblement de se conformer et de devenir inertes (Tocqueville, Ostrogorski, Cochin aussi décrivaient ce phénomène).
« From some ethical teacher, be it a minister, a favorite essayist, or merely prevailing opinion, we accept a standardized code of social conduct to which we conform most of the time. »
La standardisation décrite à cette époque par Sinclair Lewis dans son fameux "Babbitt" touche tous les détails de la vie quotidienne : Babbitt semble un robot humain plus qu’un chrétien (il fait son Church-shopping à l’américaine d’ailleurs) elle est remarquablement rendue dans le cinéma comique de l’époque, ou tout est mécanique, y compris les gags. Bergson a bien parlé de ce mécanisme plaqué sur du vivant.
Bernays :
« The extraordinary, growing, and sane standardization of stores, offices, streets, hotels, clothes, and newspapers throughout the United States... »
La capture de l’esprit humain est l’objectif du manipulateur d’opinion, du spécialiste en contrôle mental, cet héritier du magicien d’Oz.
« There is consequently a vast and continuous effort going on to capture our minds in the interest of some policy or commodity or idea. »
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Concernant la première guerre mondiale, Bernays "révise" simplement l’Histoire en confiant que la croisade des démocraties contre l’Allemagne s’est fondée sur d’habituels clichés et mensonges ! Il a d’autant moins de complexes que c’est lui qui a mis cette propagande au point...
« The manipulators of patriotic opinion made use of the mental clichés and the emotional habits of the public to produce mass reactions against the alleged atrocities, the terror and the tyranny of the enemy. »
La standardisation s’applique bien sûr à la politique. Il ne faut pas là non plus trop compliquer les choses, écrit Bernays. On a trois poudres à lessive pour laver le linge, qui toutes appartiennent à Procter&Gamble (les producteurs de soap séries à la TV) ou à Unilever ; et bien on aura deux ou trois partis politiques, et deux ou trois programmes simplifiés !
« Ever since then we have agreed, for the sake of simplicity and practicality, that party machines should narrow down the field of choice to two candidates, or at most three or four. »
Bernays reprend ici l’expression de machine d’Ostrogorski, qui décrit l’impeccable appareil politique d’un gros boss. Ce qui est intéressant c’est de constater que la mécanique politique - celle qui a intéressé Cochin - vient d’avant la révolution industrielle. Le mot industrie désigne alors l’art du chat botté de Perrault, celui de tromper, d’enchanter - et de tuer ; l’élite des chats bottés de la politique, de la finance et de l’opinion est une élite d’experts se connaissant, souvent cooptés et pratiquant le prosélytisme. Suivons le guide en conspiration !
« But clearly it is the intelligent minorities which need to make use of propaganda continuously and systematically. In the active proselytizing minorities in whom selfish interests and public interests coincide lie the progress and development of America. »
Comme je l’ai dit, cette élite n’a pas besoin de prendre de gants, pas plus qu’Edouard Bernays. Il célèbre d’ailleurs son joyeux exercice de style ainsi :
« THE conscious and intelligent manipulation of the organized habits and opinions of the masses is an important element in democratic society. Those who manipulate this unseen mechanism of society constitute an invisible government which is the true ruling power of our country. »
La démocratie a un gouvernement invisible qui nous impose malgré nous notre politique et nos choix. Si on avait su...
Après la Guerre Bernays inspirera le méphitique Tavistock Institute auquel notre ami Daniel Estulin a consacré un excellent (je dis bien excellent) ouvrage récemment.
Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info
A suivre...