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Brésil, la colère sans retour

Depuis le 13 juin dernier, les protestations ne cessent d’agiter le Brésil et les analystes les plus fins patinent. Par son apparente soudaineté, son ampleur nationale, sa diversité, son caractère polymorphe, le phénomène sidère et glisse entre les doigts des commentateurs les plus avisés.

Le mot appartient à un poète, Carlito Azevedo, qui l’a posté sur son blog : «Qui n’est pas déconcerté n’est pas bien informé.» Depuis le 13 juin dernier, les protestations ne cessent d’agiter le Brésil et les analystes les plus fins patinent.

Par son apparente soudaineté, son ampleur nationale, sa ­diversité, son caractère polymorphe, le phénomène sidère et glisse entre les doigts des commentateurs les plus avisés. Ceux qui tentent de s’en saisir, de le réduire à des explications, en d’autres mots, de lui imposer un contrôle, fût-il intellectuel, se trouvent rapidement disqualifiés dans la rue et sur les réseaux, théâtres de discussions passionnées. Le mouvement appartient à tous : qui veut crier sa rage crie, qui décide d’énoncer une revendication particulière ou universelle défile dans la rue avec son calicot, qui veut casser et vandaliser y va bon train. Tout n’est pas permis mais personne n’en a cure.

La colère s’enflamme, au point qu’elle a atteint – mais attention, les chiffres ont du retard – plus de 438 villes de l’immense Brésil. Dans 27 cités du monde, on a manifesté par solidarité avec la population soulevée. Des leaders ? Aucun ou bien des inconnus qui se profilent un peu puis s’effacent aussitôt. La révolte, qui a mobilisé deux millions de personnes dans l’ensemble du pays, possède des visages et des mots qui émeuvent, qui suscitent le rire aux éclats et aux larmes, et dont la force, la pertinence, la lucidité réconfortent. Comme l’apostrophe de cette brunette à la mèche rouge, étudiante carioca de 19 ans, qui tourne sur la Toile. Aux fauteurs de troubles encapuchonnés et aux «Guy Fawkes» cachés derrière le célèbre masque d’Anonymous qui font dégénérer les cortèges, elle enjoint : «Montre ton visage.»

Et elle explique : «Nous votons au préalable et, toujours, l’action pacifique, avec banderoles et mots d’ordre, fait l’unanimité. Les confrontations avec la police se produisent seulement lorsque nous sommes attaqués. Nous avons tenté de dissuader les anarcho-punks de commettre des actes de violence mais ils décident arbitrairement et seuls. Le mouvement appartient à tous ; pour réduire le poids de cette minorité, rejoignez-nous, venez renforcer nos rangs !»

Mayara Duarte de Moraes habite Duque de Caxias, une grosse ville industrielle et populeuse, pauvre et violente, de la région métropolitaine de Rio de Janeiro. Son père est chauffeur de camion blindé, sa famille vit sur un revenu de 2.000 réais (864 francs environ). Pour se rendre quotidiennement à l’université, située à Niteroi, de l’autre côté de la baie de Guanabara, elle doit changer de moyen de transport trois fois dans chaque sens. Elle ne reçoit aucun argent de poche, étudie beaucoup, ne sort pas, lit énormément et s’engage dans des actions communautaires pour autant qu’elle n’y perçoive aucune trace d’esprit doctrinaire, précise-t-elle.

Elle milite dans le Movimento pelo passe livre (mouvement pour le libre passage), le fameux MPL par qui la vague des manifestations a commencé et qui reven­dique le «tarif zéro» pour les ­transports collectifs. «Car l’augmentation du prix des tickets illustre à l’échelle nationale les abus en matière de services publics, à la fois excessivement chers et mauvais, que subissent surtout les pauvres. C’est pourquoi notre action s’est focalisée sur cette question. Mais quand nous manifestons, ce n’est pas pour chasser nos dirigeants. C’est pour les mettre en état d’alerte, comme de mauvais employés menacés de licenciement. Il faudrait parvenir à maintenir la pression de la rue. Je n’hésite pas à généraliser : aujourd’hui, au Brésil, aucun politicien ne gouverne bien. Cette perception est très généralement partagée dans les villes comme au fin fond des campagnes. Nous avons atteint les limites de la patience. Ces politiciens détournent notre démocratie, durement conquise par les générations précédentes. C’est là que réside le danger.» Elle ajoute : «La rue est à nous. Habituons-nous à descendre dans la rue. N’ayez pas peur, ne nous craignez pas, venez exercer votre droit de l’occuper.»

Un tel discours et les banderoles qui fleurissent, d’une inventivité réjouissante, désorientent au plus haut point les dirigeants brésiliens issus du Parti des travailleurs (PT) d’origine principalement syndicale, dont la rue a été le lieu et le moyen d’expression et qui voudraient, maladroitement, les conserver. D’où quelques mésaventures, comme lorsque des militants «petistes» et syndicalistes, se plaçant en tête d’un cortège à São Paulo pour tenter de le conduire, se font expulser sans ménagements. Aujourd’hui, qui se risque à circuler vêtu du t-shirt rouge du PT risque de se faire prendre en course…

Comment le parti du président Lula, ce «fils du peuple» si charismatique, porté au zénith au Brésil comme à l’étranger, en est-il arrivé là ? Dix ans de pouvoir et la volonté de conserver les commandes sans partage ont émoussé sa capacité de percevoir le ras-le-bol général. Et celle de comprendre qu’avec la satisfaction des besoins élémentaires, la frustration s’accroît. Car la possibilité de consommer ne comble pas l’exigence de dignité de citoyens qui ne se sentent pas entendus. La vie politique brésilienne, telle que relatée jour après jour par la presse et la télévision, semble réduite aux marchandages d’influence et à la chronique des faits divers. Affaires de corruption, scandales en tout genre, obstructions entre exécutif et judiciaire constituent le pain quotidien.

Un pamphlet qui circule depuis le 15 juin en appelle ironiquement à voter Dilma Rousseff à la présidentielle de 2014, «car vous obtiendrez de surcroît et en prime, un José Sarney, un Fernando Collor, un Renan Calheiros, un José Dirceu et même un Paulo Maluf». Ces personnalités puissantes autant que douteuses, condamnées par l’opinion et, pour certaines, par la justice, sont celles avec lesquelles le régime a pactisé et dont il ne sait plus se dépêtrer. Aujourd’hui, difficile de dire qui est l’otage de qui. Le PT, qui ne compte que 87 députés sur 513 à la Chambre et 14 sénateurs sur 81, a choisi d’établir sa base d’appui parlementaire à coups d’alliances contre nature et de trocs. L’affaire du mensalão (la grosse mensualité) a révélé un trafic de voix au Congrès impliquant des membres du parti proches du président Lula. Or les peines prononcées lors de ce retentissant procès n’ont toujours pas été exécutées et plusieurs des condamnés restent très influents.

Les Brésiliens ont troqué un président charmeur contre une Dilma austère et sévère, dont les crises d’autorité et le doigt souvent pointé, façon maîtresse d’école, font la joie des humoristes. D’abord prudente, à mesure que les protestations enflaient – elle a déclaré «la voix de la rue doit être entendue» – elle s’est rendue de Brasilia à São Paulo le 18 juin pour une rencontre discrète avec son prédécesseur et mentor Lula, et avec le préfet de cette ville, Fernando Haddad, celui qui a mis le feu aux poudres en annonçant la hausse du prix des transports. La rumeur veut que le responsable de la campagne électorale de Dilma ait été également présent… «Cela m’insulte !» s’exclame, indignée, Célia, sympathisante du mouvement.

Le 21 juin, Dilma sort enfin d’un silence pesant ; les passants s’attroupent devant les vitrines où des écrans transmettent son pronunciamento. Que déclare la dame en jaune ? Elle aligne consciencieusement les promesses : les services publics, la mobilité urbaine, la santé, l’éducation seront améliorés et la corruption combattue. Elle dilue la responsabilité du gouvernement fédéral quant aux dépenses consenties pour la Coupe du monde de 2014 et demande aux Brésiliens d’accueillir avec respect l’hôte sportif étranger. «Calmez-vous, nous nous occuperons de tout», demande en substance la présidente. «Elle n’a rien compris», estiment de leur côté les manifestants pas calmés du tout. Ce discours paraît vague, laborieux, dilatoire ; il déçoit.

De toute façon, il vient trop tard et ne répond pas aux questions précises posées par voie de calicots : «Pourquoi la Coupe du monde de 2014 coûtera-t-elle au Brésil plus que les trois dernières Coupes réunies ?» «Combien d’écoles sont-elles contenues dans le stade national Mané Garrincha de Brasilia ?» Ce stade qui a coûté 1,6 milliard de reais (693 millions de francs) aux caisses publiques et que les manifestants ont surnommé le Stade national de la honte. Ils ironisent : «Si ton fils tombe malade, amène-le au stade.» Et proclament : «La Coupe, je m’en passe, je veux de l’argent pour la santé et l’éducation.» Il est vrai que les conditions dans lesquelles les équipements sportifs se construisent, les retards puis la hâte, l’opacité des attributions, les malfaçons et les dépassements de budget exaspèrent une population qui souffre d’équipements désuets, de graves carences sanitaires, d’insuffisances en tout genre en matière scolaire, et n’en peut plus des inégalités brutales, de l’impunité des puissants et de l’insécurité au jour le jour.

Le spectacle qu’offre le pouvoir n’a rien pour rassurer. Dilma consulte, hésite, renvoie la balle au Congrès. Les jours se succèdent et sa cote de popularité, d’abord élevée, chute. Elle paraît désemparée alors que se joue, sans doute, sa réélection. Annonces précipitées et contradictoires ; mesures proclamées puis retirées : les gouvernants abondent dans le sens des protestataires sans que cela suffise à désamorcer leur colère. Le régime «petiste» cédera-t-il à cette vieille tentation, le dialogue direct avec la rue, par-dessus un parlement décrié, ce qu’il appelle la démocratie directe ? Lula silencieux, évasif, prépare-t-il un retour ? Sous quelle forme ? Est-il encore temps ? Est-il vraiment désiré ? Quel est son état de santé ? La crédibilité de la classe politique, tous partis confondus, est réduite à zéro.

Alors, lorsque Dilma annonce l’engagement de 10.000 médecins étrangers pour pallier le déficit de soignants dans les régions isolées, la rue rétorque : «Puisque nous importerons des médecins cubains pour améliorer les services sanitaires, je veux des politiciens suédois pour en finir avec la corruption !» Justement, voici que ce jeudi, le parlement s’est brusquement attaqué à la question et a adopté un projet de loi qui fait de la corruption un «crime hideux», très durement punissable. Tentative de confondre le mal et le remède qui n’échappe à personne mais éloigne encore davantage de tout apaisement. En effet, nul n’ignore la corruption effrontée qui règne au parlement ni les graves défaillances en matière d’intégrité de celui-là même qui porte le projet, le président du Sénat, Renan Calheiros.

Entre-temps, les manifestations ne faiblissent pas mais changent de caractère : moins imposantes, plus diffuses, organisées autour d’une myriade de revendications particulières. Elles varient en intensité selon le lieu et la discipline des forces de l’ordre, plus violentes à Rio, plus contenues à São Paulo. Les syndicats convoquent à une journée de protestation le 11 juillet. Peuvent-ils encore mobiliser fortement ? Les réseaux sociaux qui, de leur côté, appellent à la grève générale pour ce lundi 1er juillet parlent, eux, le langage de demain. Que préparent ceux qui se sentent menacés dans leurs prérogatives ? Nul ne sait prédire la forme que prendra le mouvement ni ses effets, mais chacun éprouve le puissant souffle de l’irréversible.

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