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Turquie : Erdogan s'impose, l'Europe se tait (archive 2010)

Le 22 février, la Turquie a procédé à l'arrestation de 64 officiers dont des généraux soupçonnés d'avoir comploté en 2003 contre le nouveau gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, Ils risquent jusqu'à 15 ans de prison.
Voici encore cinq ans, le général Çetin Dogan était le chef des forces armées turques. Envisageant une retraite paisible, il avait acheté une villa de trois étages au bord de la mer Egée, quand une équipe antit-erroriste a perquisitionné sa belle demeure et l'a arrêté à Istanbul.
À Ankara, des policiers se sont présentés à la villa du général Ibrahim Firtina, ancien commandant de l'armée de l'air et portant le titre de Pacha : « Vous êtes en état d'arrestation. Vous avez une demi-heure pour vous préparer. Prenez s'il vous plait le strict nécessaire ».
Özden Örnek, l'ancien commandant en chef de la Marine, était vénéré comme un demi-dieu. Ce vétéran qui mettait encore son uniforme blanc, a été menotté par les forces de l'ordre. En mars 2007, le quotidien Nokta avait déjà publié les plans des conspirateurs, à présent dévoilés. Le chef des services secrets turcs (MIT) en poste en 2003 avait précisé que les préparatifs d'un coup d'État avait été élaborés au sein de la 1ère armée à laquelle appartenait Çetin Dogan. Cette tentative de putsch portait le nom de «Balyoz» (massue). Le général Örnek, accusé d'être la tête pensante du complot, contesta l'authenticité des documents.
En mars 2009, une junte de la marine fomenta une autre tentative de coup d'État désignée sous le nom de «Kafes» (cage). Elle prévoyait l'enlèvement d'hommes d'affaires, ainsi que des attentats sur les minorités non-musulmanes dans des quartiers d'Istanbul où habitent des chrétiens et des juifs. Les groupes musulmans auraient ainsi été soupçonnés et, sous la pression internationale, le gouvernement aurait démissionné. Le général Ilker Baflbug, chef d'état-major, qui ne croyait pas à la réalité de ces putschs, bénéficie d'une étroite marge de manœuvre. Dans le cadre d'un entretien avec le Premier ministre Erdogan et le président Abdullah Gül qui s'est déroulé le 25 février, il s'est engagé à faire la lumière sur cette conjuration.
La multiplication des arrestations massives fait craindre une radicalisation du pouvoir. Voici trois ans, 200 opposants à l'AKP, le Parti de la justice et du développement qui soutient le président et le premier ministre, avaient été écroués.
En janvier dernier, 120 personnes accusées d'être liées à AI-Qaïda ont connu le même sort. Mais avec le coup de filet de février, le gouvernement s'attaque pour la première fois aux «gardiens» de l'héritage de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne. Et le peuple turc qui depuis 1960 a connu quatre putschs militaires, se demande comment l'armée réagira. Voilà deux ans seulement, un hôpital militaire avait refusé d'accueillir l'épouse du premier ministre, parce qu'elle portait le voile. Aujourd'hui, les généraux, qui s'étaient toujours opposés à l'accession au pouvoir de l' AKP et s'étaient alliés au réseau criminel et mafieux Ergenekon, ont baissé de ton. Ilker Baflbug, qui a annulé un voyage en Égypte à la nouvelle de ces arrestations, a même présenté ses excuses à Erdogan. Pour sa part, le premier ministre, alors en villégiature en Espagne, a simplement commenté : « La justice fait son travail ».

Le premier ministre gouverne comme un sultan
Depuis la victoire historique de l'AKP aux élections législatives de 2002, les kémalistes, imbus de leurs privilèges, s'opposent à tout changement politique et dénigrent le premier ministre quand celui-ci cherche à persuader l'Occident de ses intentions démocratiques en abolissant les tribunaux de sécurité de l'État, en autorisant les Kurdes à parler leur langue, en promettant de régler le conflit avec la Grèce sur la question de Chypre et en faisant élaborer un projet constitutionnel obligeant les militaires à se soumettre à des contrôles civils. Mais les kémalistes, qui voulaient faire interdire l'AKP, ont perdu le pouvoir sans espoir de le reconquérir.
Les efforts des juristes pour déstabiliser le gouvernement n'ont pas porté plus de fruit. En 2008, le procureur général Abdurrahman Yalçinkaya, descendant d'une famille kurde, petit-fils d'un cheik de l'ordre très pieux des Naqshbandi (confrérie soufi) et considéré comme le juriste le plus rigoureux du pays, avait procédé à la première demande de destitution de l'AKP, qu'il qualifie de « centre d'activités anti-séculaires ». Cette procédure, portée devant le Conseil constitutionnel, a échoué. Mustafa Fientop, professeur de droit, explique pour sa part qu'Erdogan est intouchable, car « les magistrats craignent d'être emmenés les menottes aux poignets ». De son côté, la presse favorable au pouvoir actuel jubile après les arrestations des officiers généraux : le journal Zaman titre : « Les invincibles sont arrêtés », et Sabah : « Une opération sans précédent dans l'histoire de la république ». Cet enthousiasme de la presse nationale n'a toutefois trouvé d'écho favorable, ni dans les sphères de l'opinion publique, ni au sein de l'Union européenne, qui, manifestement, lie le dossier de l'adhésion de la Turquie à la question des droits de l'homme, dont la situation est loin d'être idéale dans le pays.
Le secrétaire d'un syndicat confiait ainsi : « Nous sommes sous pression. Les gens adhèrent à des syndicats d'orientation religieuse et proches du gouvernement ». De même, un professeur expose : « Les représentants de l'AKP siègent dans tous les centres de coordination. Les gouverneurs, les conseillers régionaux, les directeurs d'école, les policiers deviennent tous des affiliés du parti ». Et Burak Bekdil, journaliste au Turkish Daily News et opposant à Erdogan, est fondé à poser la question : « C'est une démocratie où seule l'armée se démocratise, tandis que dans tous les autres domaines de la société sont installés des membres de l'AKP. S'agit-il d'une démocratie islamiste ? »
Ayant ainsi déjoué toutes les tentatives des militaires et des juristes qui voulaient l'écarter du pouvoir, Erdogan, le tribun populaire, règne comme un sultan. Voici quelques années, lors d'un discours de campagne électorale, il avait déclaré : « le pouvoir est entre les mains du peuple ». Les Turcs se demandent aujourd'hui, à juste titre, de quel peuple parlait alors leur premier ministre.
Boutros Sentaraille monde & vie 3 avril 2010

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