Alain Madelin, le ministre des entreprises, vient de faire dans Le Monde un plaidoyer pour le libre-échange intégral, en s'attaquant à l'illusion que constitue selon lui le protectionnisme.
❏ Philippe Boursier de Carbon, polytechnicien et économiste éminent, ami personnel de Maurice Allais, prix Nobel d'économie, lui répond point par point. Le libre-échange intégral nuit à la prospérité et à l'équilibre social.
❍ Le ministre affirme que le protectionnisme repose sur une illusion d'optique et donne l'exemple d'une paire de chaussures importée et payée 100 francs en France au lieu des 250 F que propose un producteur autochtone pour ce même produit.
❐ Les pays développés importent aujourd'hui des produits à faible valeur ajoutée et fabriqués avec une main-d'œuvre non qualifiée et ils exportent au contraire des produits de haute technicité, requérant un personnel moins nombreux mais bien formé. Équilibré en francs, un tel échange est déséquilibré en termes d'emplois.
Affirmer que les 100 francs reçus par le producteur étranger de chaussures constituent une créance sur la production française car elle reviendra inévitablement sous forme d'achat de biens ou de services est une affirmation insuffisante en termes d'effets sur l'emploi national : la demande extérieure procure bien moins d'emplois en France que la demande nationale en raison de la forte productivité des entreprises exportatrices.
Ce peut être un marché de dupes car le TGV vendu à la Corée du Sud ne donnera jamais autant de travail que les millions de paires de chaussures qui auront servi à le payer.
❍ Alain Madelin estime que rien ne justifie la peur des délocalisations, en premier lieu parce qu'elles sont une manifestation de l'Internationalisation croissante de l'économie et des entreprises. Que vous en semble ?
❐ Problème gravissime en effet. Actuellement, il existe entre les pays développés et les pays moins développés des taux de change qui compensent les effets des différences moyennes des productivités locales en égalisant les niveaux moyens des prix. Si l'équilibre entre deux pays s'est établi avec une différence de charges salariales de 1 à 4 ou 5 au cours du change, différence égale à celle des productivités, la délocalisation d'une industrie de pays développé permet la même productivité que dans son cadre national. Mais dans ce cas, la production nationale périclite fatalement !
Le développement des délocalisations a pour résultat d'aggraver le chômage en même temps qu'elle accroît les inégalités dans nos pays.
Si vous voulez un exemple de la malfaisance des délocalisations, je citerai le rapport du sénateur Arthuis à propos de l'histoire des survêtements de l'armée de terre.
Un marché de 90 000 d'entre eux fut passé par l'armée à une société domiciliée en France qui fit fabriquer ces survêtements à l'île Maurice pour 9,6 millions de francs.
Le ministère de la Défense a réalisé une économie de 540 000 francs sur ce marché mais cette délocalisation de production implique pour la France un coût de chômage évalué à 6 millions de francs, soit une perte nette de 5,7 millions pour la collectivité nationale. Le marché a en fait été adjugé à la société MPH pour un prix unitaire de 107 francs contre 113 francs pour deux sociétés françaises concurrentes, soit une différence qui ne se monte qu'à 6 francs par survêtement. Aux taux de change actuel les salaires de l'île Maurice sont 8 fois moins élevés qu'en France. Ainsi le prix d'adjudication de 107 francs aura permis à cette société de réaliser un magnifique sur-profit.
❍ Estimez-vous que le libre-échange est aussi néfaste à l'Intérieur de l'Union européenne ?
❐ Non. L'Union européenne peut et doit pratiquer un libre-échange total. Elle doit se fonder sur le principe de la préférence communautaire ce qui entraîne une protection contre les importations génératrices de chômage.
❍ Vous vous séparez donc de l'assertion du ministre selon laquelle le libre-échange n'exige pas l'égalité des conditions de concurrence.
❐ Oui. Si l'on mène une politique sans limite de libre-échange mondial, le fossé des inégalités sociales ne fera que s'élargir chez nous et le taux de chômage s'élèvera encore.
La seule solution ou au moins e palliatif à appliquer dans le cas d'un libre-échangisme illimité consisterait à créer des taxes compensatoires sur les produits importés ou bien à contingenter les marchandises. .
Pourquoi ne pas adopter pour l'Union européenne un système comparable à celui de la « clause de la nation la plus favorisée » actuellement en vigueur aux USA ? Ce type de protection n'est pas un isolement de la Communauté européenne mais on ne voit tout de même pas comment on pourrait fonder une politique raisonnable à l'égard de pays peu développés en appauvrissant des pays développés.
❍ Alain Madelin admet volontiers qu'il ne peut y avoir de fonctionnement normal du libre échange que si les États s'abstiennent de manipuler les monnaies. Qu'en pensez-vous ?
❐ En ce qui concerne l'Union européenne, c'est tout à fait exact. Pour que la théorie du libre-échange puisse s'appliquer, il faut impérativement que les monnaies reflètent correctement les niveaux des productivités moyennes réelles. Pour remplacer les monnaies nationales par une monnaie unique, il est nécessaire que tous les ajustements économiques correspondant à la fixité des taux de change en son sein aient pu être réalisés. Cependant, l'instauration à marche forcée d'une monnaie unique et non commune prévue par le Traité de l'Union risque fort d'aggraver la crise européenne.
✍ Propos recueillis par Raphaël TRIGAL National hebdo du 11 au 17 août 1994
Boursier de Carbon : « DES FRONTIERES POUR PROTEGER L'EMPLOI » (arch 1994)
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