Bien que tout le laisse à penser ; que nous soyons dans une époque charnière ou pas, ou que le système en place tombe en désuétude ou non, une avant-garde se doit, dans le monde moderne, de connaître la psychologie des foules.
On pourrait penser que ce sont les hommes qui font les révolutions, mais en vérité, ce sont les révolutions qui font les hommes ; de même que les grands bouleversements historiques ne se font pas dans un coup d’éclat mais bien plutôt par un long travail de transmission d’idées, de concepts et de ressentis, tel un torrent silencieux érodant la roche de son lit. Quelqu’un a d’ailleurs dit à ce sujet, que pour qu’une transformation s’opère à la plus grande profondeur possible, il faut administrer le remède aux doses les plus faibles, mais inlassablement et sur de longues périodes. C’est dans ce courant là que réside la véritable force et non dans la révolution en elle-même ! Et Le Bon situe tout de suite où se trouve cette force : chez la foule qui a supplanté l’organisation sociale traditionnelle. Quoi que l’on en pense, la foule est dorénavant aux commandes ; et là où elle n’y est pas, elle exerce tyranniquement son pouvoir par l’intermédiaire de l’opinion publique – si ce n’est par les dogmes, Le Bon parle du droit divin de la foule. C’est dire à quel point se révèle être important l’étude de la psychologie des foules. Car il ne faut pas s’y tromper, « les foules n’ont de puissance que pour détruire », leur rôle n’est que de démolir ce qui est vermoulue. Et elles agissent pour ainsi dire aveuglément dans cette voie qui lui est inintelligible tandis que de grands hommes – tel que Napoléon – avaient comme un sens inné à la psychologie des masses afin de les orienter par leur pouvoir de suggestion.
Dans un premier temps, Le Bon décrit le caractère général des foules, la façon dont elles se composent et se déterminent à travers une sorte d’ « âme collective ». Ici la personnalité n’a plus le caractère prépondérant face à l’unité de cette « âme collective », car l’élément inconscient prend le dessus sur la raison. Ce qui n’empêche pas à la foule d’adopter différents caractères comme celui du sentiment de puissance ou de contagion mentale. Ensuite, Le Bon s’intéresse aux sentiments et à la moralité des foules. Je ne rentrerai pas plus avant dans le détail, en revanche, Le Bon traite ici de l’impulsivité, la mobilité et l’irritabilité des foules, de leur suggestibilité et de leur crédulité, de l’exagération et du simplisme de leurs sentiments ainsi que de leur intolérance, leur autoritarisme et leur conservatisme en terminant par leur moralité. En lisant ceci, on comprend que rien n’est plus malléable qu’une foule. En fait, elle ne donne naissance à rien, mais reprend ou pas à son compte l’idée d’un individu ; la foule admet tout en bloc ou rejette tout en bloc, tandis que seul le pouvoir de suggestion permet la propagation d’une idée.
Et il s’avère que pour chaque idée, la foule en fait une image, et que plus l’image sera simple plus elle aura de poids donc de pouvoir de contagion, notamment en devenant un sentiment. « Les sentiments seuls agissent sur les mobiles profonds de nos actes et de nos discours. » Par la suite, les sentiments ne bougent que très peu, car le raisonnement des foules est limité à la généralisation immédiate du cas particulier ; Le Bon donne comme exemple l’ouvrier exploité par un patron qui en conclut que tous les patrons sont des exploiteurs, ceci est un cas typique de raisonnement de foule. On ne peut s’étonner alors que là où le raisonnement n’intervient que très peu, l’imagination devienne profondément impressionnable. L’apparence joue un rôle beaucoup plus important que la réalité, l’image suggestive faisant office de mobile d’action. « Tous les grands faits historiques, la création du bouddhisme, du christianisme, de l’islamisme, la Réforme, la Révolution et de nos jours l’invasion menaçante du socialisme sont les conséquences directes ou lointaines d’impressions fortes produites sur l’imagination des foules. » Tel un sentiment religieux, la foules « met toutes les ressources de son esprit, toutes les soumissions de sa volonté, toutes les ardeurs du fanatisme au service d’une cause ou d’un être devenu le but et le guide des sentiments et des actions. » Le monde moderne tourne autour de l’adoration aveugle de principes politiques tout comme l’Empire romain se maintint non par la force mais par l’admiration religieuse qu’il inspirait. La foule est excessive par nature, soit elle croit et sanctifie, soit elle ne croit pas et tombe dans l’aversion.
Entre autres, elle le fait à travers des facteurs lointains et ancrés permettant l’avènement de facteurs immédiats, tels que les discours des orateurs. Parmi ces facteurs lointains, on retrouve la race, les traditions, le temps, les institutions et l’éducation. Ce n’est que de ces facteurs préparatoires que l’âme des peuples se dote d’une réceptivité spéciale permettant l’éclosion d’une idée. De là, certains mots comme démocratie, liberté, égalité s’érigent en dogme à travers une image qui se modifie très lentement dans le temps. Ou encore l’expérience et la raison peuvent établir une vérité à partir du moment où celle-ci prend en considération les sentiments dont la foule est animée et où celle-là est fortement répétée. Quoi qu’il en soit, le facteur immédiat n’est pas l’apanage des foules mais bien plutôt des meneurs des foules qui savent user de différents moyens de persuasion.
Une fois une vérité admise, la foule se laisse orienter par un ou des meneurs, c’est-à-dire par des hommes d’action prêt à tous les sacrifices. Leur volonté est telle qu’elle subordonne la société. Si de nos jours on ne les voit guère, c’est que les meneurs sont subtils, et ne transmettent leurs déterminations qu’à travers un prisme délayé dans l’illusion de la liberté démocratique. Cependant, que le meneur soit une personnalité comme dans les deux siècles qui nous ont précédés ou bien qu’il s’agisse d’un espèce de triumvirat démocratique, les moyens d’action restent les mêmes : à savoir qu’il s’agit d’utiliser l’affirmation pure et simple – ce dont la publicité use copieusement – et de la répéter constamment afin de l’incruster dans les régions profondes de l’inconscient. Ainsi naissent les prémices de la contagion, de surcroit quand les idées sont affirmées par le prestige, ou considérées comme prestigieuses. En revanche, Le Bon ajoute des limites de variabilité des croyances et des opinions. Pour lui, il existe une vraie charpente des civilisations qui empêche le va-et-vient constant des idées dont seule la révolution permet de détruire ce que la coutume maintient malgré la fin de la croyance. « Le jour précis où une grande croyance se trouve marquée pour mourir est celui où sa valeur commence à être discutée. » Au-delà de ces croyances fixes, Le Bon décrit très bien les opinions mobiles des foules en reprenant le caractère plus superficiel que réel de celles-ci. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les foules changent éternellement d’opinions, et ce en politique comme dans la morale, la littérature, l’art, les modes etc. le tout étant par conséquent d’ordre éphémère. Ce qui est plus que jamais d’actualité…
Pour terminer, Le Bon analyse les différents types de foules ; il fait notamment une classification de celles-ci avec d’un coté les foules hétérogènes rassemblant des individus quelconques et les foules homogènes comprenant les sectes, les castes et les classes. Aussi, c’est comme type que Le Bon analyse quelques variétés des foules hétérogènes, avec entre autres les foules dites criminelles. L’histoire sait à quel point les foules peuvent devenir sporadiquement criminelles, car il y a bien des moments où l’acte même du crime reçoit l’approbation unanime des concitoyens. Ici encore, le raisonnement fait défaut au profit de l’emportement général. Combien la grande terreur a-t-elle guillotiné d’innocents suite à un simple geste, à une simple parole balancée sous le coup de l’émotion ? Beaucoup certainement, mais telle est la nature de ces foules.
Un autre type de foule encore est celui des foules électorales systématiquement charmées par le prestige. Elles aiment également à ce qu’on flatte leurs convoitises et leurs vanités. « Le candidat doit les accabler d’extravagantes flagorneries, ne pas hésiter à leur faire les plus fantastiques promesses. » Et celui-ci doit bien évidement user d’affirmation et de répétition non seulement pour mettre en avant son programme, mais aussi pour démonter celui de ses adversaires. Une fois de plus, le raisonnement n’a pas sa place. Les hommes en foule tendent vers l’égalisation mentale, et cette égalisation ne demande rien d’autre que des affirmations bruyantes car les opinions des foules ne sont jamais raisonnées mais plutôt imposées – avec plus ou moins de subtilité selon l’époque. On est donc en droit de se demander si le suffrage universel se rapproche d’une quelconque perfection de conception ? d’autant plus que l’histoire prouve que toujours les civilisations furent l’œuvre d’une petite minorité d’esprits supérieurs. Mais laissons les forces invisibles de l’âme des peuples répondre à cette question et s’occuper de notre destinée.