Il n’est désormais question dans la presse que de « ras l’bol fiscal », de « matraquage fiscal », voire d’« assommoir fiscal ».
Le quotidien Les Echos dont je suis un fidèle lecteur, car c’est le journal de référence en économie et qu’il est remarquablement informé, n’y échappe pas. Voici quelques titres de « Une » : le 14 octobre, « Impôts : le cri d’alarme des banques », et en sous-titre « Leur taux d’imposition bat des records ». Le 9 octobre : « Le ras-le-bol fiscal mobilise 2.000 patrons à Lyon », le 8 octobre : « L’impôt sur les sociétés porté à un niveau record ». Le 10 octobre, Eric Le Boucher, éditorialiste, affirme que « l’impératif budgétaire écrase tout, jusqu’au bon sens ». Le 17 octobre, Xavier Fontanet, chroniqueur (et professeur à HEC) parle de « l’effarante montée des impôts » qui « assomment les assujettis », reprenant ainsi un thème qu’il avait déjà développé les 3 et 10 octobre où il proposait d’aligner la dépense publique française (56 % du PIB) sur la moyenne OCDE (45 %). Edouard Tétreau, autre chroniqueur régulier, dénonce le 9 octobre les « faux emplois subventionnés à profusion et de moins en moins qualifiés, financés par des taxes sans fin ».
Mais le champion toute catégorie, véritable sniper tirant sur tout impôt qui bouge, c’est Jean-Francis Pécresse, dont tous les éditoriaux depuis un mois et demi portent sur ce thème. Ainsi, le 9 octobre, il écrit : « quand 2 % des ménages acquittent à eux seuls 40 % du produit de l’impôt sur le revenu – eux qui ne perçoivent que 13 % des revenus -, la moindre hausse de la pression fiscale a des effets d’éviction passifs. »
L’affirmation de Jean-Francis Pécresse sur la part de l’impôt (sur le revenu) acquitté par les 2 % les plus aisés n’est pas fausse. Elle est seulement insuffisante. Car ce cinquantième le plus riche de la population – 1,3 millions de personnes, 600.000 ménages – détient aussi un quart du patrimoine total et, s’il payait en 2011 en moyenne 38.000 € d’impôt (sur le revenu et l’habitation) par an et par ménage, c’est parce que son revenu avant impôts était en moyenne de 300.000 €. Après impôts, il lui restait donc, en revenu disponible, 262.000 €, un peu plus de 20.000 € par mois. Soit 8 fois plus que le ménage moyen, et 25 fois plus que chacun des ménages du dixième le plus pauvre.
J.-F. Pécresse préférerait-il que l’impôt pèse sur ce dixième le plus pauvre (mais à eux tous, ces pauvres n’ont pas de quoi payer moitié de l’impôt et il ne leur resterait rien pour vivre) ? Ou même, peser d’un montant égal sur chacun des ménages (chacun verrait alors son revenu annuel amputé de 2.200 €) ? Que les 2 % les plus riches payent 3 fois plus d’impôts que leur part dans le revenu disponible des ménages ne me paraît pas anormal : c’est l’objet même d’un impôt progressif. Est-ce trop ? Je ne le pense pas. Mais sans doute, si j’étais dans ces 2 %, mon appréciation rejoindrait celle de J.-F. Pécresse. Au fond, y a-t-il un seul ménage en France qui ne se trouve trop imposé par rapport aux autres ?
Ceci dit, les prélèvements obligatoires augmentent, c’est vrai : en 2014, ils devraient représenter 46 % du PIB, contre 43 % en 2008 [1]. Soit un des plus hauts niveaux de l’Union européenne (avec le Danemark). Mais si, dans l’OCDE, les dépenses publiques sont moindres qu’en France, cela tient essentiellement au fait que certaines dépenses – en matière de santé, d’éducation ou d’assurance vieillesse – sont nettement moins socialisées qu’en France.
Par exemple, selon l’OCDE, 77 % des dépenses de santé sont couvertes par les prélèvements obligatoires en France, contre 48 % aux Etats-Unis. Même chose pour les retraites publiques : elles pèsent 6 % du PIB aux Etats-Unis, 12 % en France. Ces deux seuls postes représentent donc, pour les Etats-Unis, une « économie » apparente de dépenses publiques de l’ordre de 10 % du PIB. Mais en contrepartie, les ménages doivent en assumer la charge sous forme de dépenses privées qui réduisent d’autant leur niveau de vie effectif.
Contrairement à ce que laissent penser les partisans d’une baisse drastique de la dépense publique, celle-ci devrait donc porter essentiellement sur la protection sociale. Certes, on peut sans doute réduire quelque peu la dépense publique sans toucher à la qualité des services publics, notamment en réduisant le fameux « mille-feuilles administratif ». Mais ne nous leurrons pas. Les économies possibles dans ce domaine portent au plus sur 2 à 3 points de PIB [2] : au-delà, c’est forcément la qualité des services publics qui se dégraderait. Selon la comptabilité nationale, hors protection sociale et santé, la dépense publique française représentait 24 % du PIB en 2012 (dont 6 % pour l’enseignement), une proportion similaire à celle des autres pays de l’OCDE.
En revanche, nos dépenses sociales (protection sociale et santé), représentent 32 % du PIB, contre 22 % dans l’ensemble de l’OCDE. Dans le domaine de la santé et de la retraite, une part des dépenses plus élevée qu’ailleurs est socialisée. Ce qui permet de réduire les inégalités et d’assurer à peu près à tous un accès aux soins et à une retraite acceptable. Si les dépenses publiques dans ces deux domaines étaient réduites de 10 points de PIB, elles ne disparaîtraient pas, mais seraient transférées aux ménages, et la partie la plus modeste d’entre eux ne pourrait sans doute pas les assumer, ce qui réduirait leur accès aux soins et à une retraite décente.
Certes, en théorie, réduire de 10 points de PIB les prélèvements obligatoires finançant la santé et les retraites, serait une opération blanche : par exemple, le salaire net serait majoré du montant des cotisations qui ne seraient plus prélevées sur le brut, ce qui permettrait de cotiser à des organismes privés assurant les mêmes garanties. Passons sur le fait que ces organismes privés, en concurrence, seraient sans doute plus coûteux (les frais de gestion de l’assurance maladie publique en France sont, proportionnellement, cinq fois moins coûteux que ceux des complémentaires santé). Car ce n’est qu’un aspect secondaire du problème.
En fait, si la partie la plus aisée de la population met en cause la protection sociale, c’est que celle-ci comporte un aspect redistributif relativement important, même dans sa partie « assurantielle » (comme les retraites ou la santé). En gros, les couches populaires (le dernier tiers de la population) payent nettement moins pour leur protection sociale qu’elles ne perçoivent, tandis que c’est l’inverse dans le tiers le plus favorisé de la population. Et ce caractère redistributif (présent dès la création des « assurances sociales » en 1945) s’est accentué au fil du temps, en bas de l’échelle par le biais de cotisations de plus en plus réduites pour les plus modestes (exonération de CSG pour les plus pauvres, fortes réductions de cotisations patronales pour les salaires proches du Smic), et de financements de plus en plus élevés pour les mieux lotis (plafonnement du quotient familial, mise sous condition de ressources de certaines prestations familiales, hausse des prélèvements sociaux sur les revenus de placement, etc.).
Ce tiers favorisé accepte de moins en moins de payer pour les autres et, du coup, la protection sociale qui repose largement sur des formes plus ou moins accentuées de mutualisation (très forte pour l’aide sociale, forte pour les prestations familiales et la santé, moindre pour les retraites) est aujourd’hui au cœur de la contestation fiscale. Les pigeons, poussins et autres volatiles s’estiment plumés, ils le disent haut et fort, et ce discours trouve un écho même dans les couches moyennes (le tiers central de la distribution), voire populaires, qui ont tendance à s’estimer victimes également, mais au bénéfice des immigrés, ce qui fait les affaires du FN.
La question de la dette publique, on le voit, dépasse beaucoup en réalité l’aspect comptable apparent, et met désormais en jeu la cohésion sociale tout entière. Dénoncer le « matraquage fiscal », en réalité, c’est refuser la solidarité.
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Notes :
[1] Les recettes non fiscales – revenus du domaine public, remboursement de prêts publics, participation des ménages à certaines dépenses publiques comme les inscriptions à l’Université ou en bibliothèque municipale par exemple – représentent chaque année entre 7 et 8 % du PIB, si bien que 56 % de dépenses publiques devraient être couvertes par 49 % de prélèvements obligatoires (au lieu de 46 % actuellement) pour qu’il n’y ait pas de déficit public. Un « détail » qu’omet Xavier Fontanet dans sa chronique.
[2] Ce qui, entre parenthèses, signifie que la suppression du déficit public (actuellement de 4,5 % du PIB) ne peut passer que par une hausse des prélèvements, et pas seulement par une baisse des dépenses, sauf à retrouver rapidement un rythme plus élevé de croissance économique sensible (1 point de croissance économique engendre 0,5 point de PIB de recettes publiques), soit, à défaut, à faire porter la hache sur la protection sociale (retraites notamment).
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