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Les faux prophètes guidant le peuple

Parmi les intellectuels critiques convoqués par les médias, révérés à l’université, considérés comme éminemment subversifs dans le monde militant, ne figurent aucun, ou très peu, de ceux qui le sont vraiment pour beaucoup des lecteurs de La Décroissance. Au mieux, comme c’est le cas pour certaines de ces stars de la contestation, leurs analyses se révèlent inopérantes, car incapables de saisir les spécificités de la phase actuelle du capitalisme. Au pire, et c’est le cas de la majorité d’entre eux, leurs théories participent pleinement du déploiement du capitalisme en favorisant les mutations sociales et culturelles exigées par le marché. 

     La French Theory, comme l’ont appelée les universitaires américains, regroupe beaucoup de ces intellectuels qui continuent d’être considérés comme le cœur de la pensée rebelle : Michel Foucault, Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean-François Lyotard... Présents dans les champs de la philosophie, des sciences sociales et de la théorie littéraire, leurs héritiers actuels sont désignés la plupart du temps par ces termes en post- qui ont tendance à proliférer depuis les années 1980 : postmodernes, poststructuralistes, postmarxistes, postféministes, etc. Il arrive aussi qu’ils appartiennent aux cultural studies, ces « antidisciplines » très en vogue dans les universités françaises après avoir suscité quelque méfiance, et qui ont proliféré en gender studies, subaltern studies, disability studies, etc. Aux yeux de beaucoup de commentateurs, mais aussi de personnes sincèrement révoltées par le monde qui nous entoure, tous ces courants incarnent les nouvelles pensées critiques susceptibles de fournir des armes aux luttes sociales. Le livre Hémisphère gauche, qui a rencontré un certain écho en 2010, en a fait la cartographie et permet ainsi d’en définir les contours. Sa quatrième de couverture annonce : « La bataille des idées fait rage [...]. Développée par des auteurs comme Tomi Negri, Slavoj Zizek, Alain Badiou, Judith Butler, Giorgio Agamben, Fredric Jameson, Gayatri Spivak ou Axel Honneth, la pensée radicale est de retour. » Le problème est que ces nouvelles pensées, quelle que soit l’appellation qu’on leur donne« théorie ‘queer’, marxisme et postmarxisme, théorie postcoloniale, théorie de la reconnaissance, poststructuralisme, néospinozisme, etc. »ne nous apparaissent pas du tout radicales, contrairement à celles développées par d’autres penseurs, pour la plupart moins connus, parfois oubliés, et surtout nettement moins à la mode : Günther Anders, Zygmunt Bauman, Cornelius Castoriadis, Bernard Charbonneau, Dany-Robert Dufour, Jacques Ellul, Ivan Illich, Christopher Lasch, Herbert Marcuse, Michela Marzano, Jean-Claude Michéa, Lewis Mumford, George Orwell, François Partant, Pier Paolo Pasolini, Moishe Postone, Richard Sennett, Lucien Sfez, Vandana Shiva, Simone Weil... 

Toutes les dimensions 
Radicales au sens littéral : qui veulent prendre les choses à la racine. Plus précisément : qui visent à agir sur les causes profondes des phénomènes et des structures que l’on veut modifier. Dans ce système, des causes, de différente nature, se succèdent, s’enchevêtrent, s’alimentent, se renforcent, parfois se télescopent. Pour en faciliter l’analyse, elles peuvent être classées en quatre dimensions : économique, technologique, culturelle et politique. 
     Sur le plan économique, le système social actuel est foncièrement capitaliste. Son optique est celle de l’accumulation infinie d’argent et d’objets, à travers une dynamique expansionniste qui s’observe aussi bien dans le culte de la croissance que dans la marchandisation de toutes les activités humaines. La suprématie du capitalisme se traduit aussi par une exploitation accrue des travailleurs. Qu’il s’agisse de la terre et des semences pour le paysan, ou des outils pour l’artisan et l’ouvrier, à chaque fois le capitalisme leur retire les moyens de vivre par eux-mêmes et les rend dépendants de sa machinerie économique, les obligeant à vendre leur force de travail sur le marché. Dans un monde où l’activité productive est privée de sens, on travaille désormais pour la paie, et non plus pour le sentiment d’accomplissement que l’on retire d’une œuvre achevée. 
     Le système social dans lequel nous sommes enfermés doit aussi être caractérisé sur le plan technologique en tant que société industrielle. Le primat donné dans la production à la quantité sur la qualité y a conduit à un appauvrissement général des objets ordinaires du point de vue de leur utilité réelle, de leur robustesse comme de leur aspect esthétique. Mais qu’importe puisque c’est l’innovation qui compte : là-dessus tous les gouvernants, de gauche comme de droite, élites économiques, décideurs politiques comme scientifiques de renom sont d’accord. Économie, science et technique forment maintenant un « bloc », un assemblage compact dont toutes les parties sont interdépendantes. Ce qui signifie que le mode de production et de consommation industriel, avec ses formes de pensée et son appareillage, est consubstantiel au capitalisme : il est apparu avec lui, et il ne pourra y avoir de sortie du capitalisme sans mise à bas de la société industrielle. 
     La réussite du capitalisme industriel n’aurait toutefois pas été possible s’il n’avait été capable de créer l’Homo oeconomicus, calculateur rationnel, toujours lancé à la poursuite de ses intérêts privés. On aurait d’ailleurs tort de limiter la portée de ce modèle en le restreignant à la figure du grand patron à la française ou du golden boy à l’américaine : au contraire, il est aujourd’hui reproduit en série sur toute la planète, qu’il s’agisse de l’adolescent en quête de reconnaissance gérant son capital de relations amicales sur les réseaux sociaux, ou de l’universitaire multipliant les articles dans des revues scientifiques afin de maximiser ses chances promotion
     Mais le système qui est à la racine des maux affectant nos sociétés possède une dernière facette, qui est de nature politique. Ou plutôt faudrait-il parler de dépérissement du politique, car elles dépendent de plus en plus de bureaucraties de toutes sortes, d’un entrelacs kafkaïen d’organismes d’évaluation, de décision, d’expertise, de communication... Le parti et le syndicat, de même que l’État moderne, s’était déjà vus gagnés au XXe siècle par cette loi d’expansion des logiques d’administration, au détriment des formes de délibération démocratique et de décision politique. Mais de ces monstres froids on est passé à des mastodontes tels que l’Union européenne, le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale de la santé, etc., qui, tout en étant aussi peu contrôlables par les populations, en sont venus à déterminer leurs conditions de vie dans les moindres détails – des normes fixant la taille des tomates standardisées jusqu’au droit du travail pratiqué dans les entreprises. Nulle conspiration derrière tout cela : simplement la domination ordinaire et anonyme de cohortes d’administrateurs, d’experts, de spécialistes, d’analystes, de managers, de communicants et autres, tous préoccupés d’assurer la bonne marche du système sans se poser la question des fins qui sont poursuivies. 

La Décroissance N°105

http://www.oragesdacier.info/2014/01/les-faux-prophetes-guidant-le-peuple.html

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