« Comme Jack London, et divers autres, y compris Ernst Jünger à ses débuts, des individualités isolées se vouèrent à l’aventure, à la recherche de nouveaux horizons, sur des terres et des mers lointaines, alors que, pour le reste des hommes, tout semblait être en ordre, sûr et solide et que sous le règne de la science on célébrait la marche triomphale du progrès, à peine troublée par le fracas des bombes anarchistes. »
Julius Evola
« Ta répugnance envers les querelles de nos pères avec nos grands pères, et envers toutes les manières possibles de leur trouver une solution, trahit déjà que tu n’as pas besoin de réponses mais d’un questionnement plus aigu, non de drapeaux, mais de guerriers, non d’ordre mais de révolte, non de systèmes, mais d’hommes. »
Ernst Jünger
On peut gloser à l’infini sur ce qui distingue ou oppose Ernst Jünger et Julius Evola. Lorsque celui-là avance par intuitions, visions, formes brèves inspirées des moralistes français non moins que de Novalis et de Nietzsche, celui-ci s’efforce à un exposé de plus en plus systématique, voire doctrinal. Alors que Jünger abandonne très tôt l’activité politique, même indirecte, la jugeant « inconvenante » à la fois du point de vue du style et de celui de l’éthique, Evola ne cessera point tout au long de son œuvre de revenir sur une définition possible de ce que pourrait être une « droite intégrale » selon son intelligence et son cœur. Lorsque Jünger interroge avec persistance et audace le monde des songes et de la nuit, Evola témoigne d’une préférence invariable pour les hauteurs ouraniennes et le resplendissement solaire du Logos-Roi. Ernst Jünger demeure dans une large mesure un disciple de Novalis et de sa spiritualité romane, alors que Julius Evola se veut un continuateur de l’Empereur Julien, un fidèle aux dieux antérieurs, de lignée platonicienne et visionnaire.
Ces différences favorisent des lectures non point opposées, ni exclusives l’une de l’autre, mais complémentaires. A l’exception du Travailleur, livre qui définit de façon presque didactique l’émergence d’un Type, Jünger demeure fidèle à ce cheminement que l’on peut définir, avec une grande prudence, comme « romantique » et dont la caractéristique dominante n’est certes point l’effusion sentimentale mais la nature déambulatoire, le goût des sentes forestières, ces « chemins qui ne mènent nulle part » qu’affectionnait Heidegger, à la suite d’Heinrich von Ofterdingen et du « voyageur » de Gènes, de Venise et d’Engadine, toujours accompagné d’une « ombre » qui n’est point celle du désespoir, ni du doute, mais sans doute l’ombre de la Mesure qui suit la marche de ces hommes qui vont vers le soleil sans craindre la démesure.
L’interrogation fondamentale, ou pour mieux dire originelle, des oeuvres de Jünger et d’Evola concerne essentiellement le dépassement du nihilisme. Le nihilisme tel que le monde moderne en précise les pouvoirs au moment où Jünger et Evola se lancent héroïquement dans l’existence, avec l’espoir d’échapper à la médiocrité, est à la fois ce qui doit être éprouvé et ce qui doit être vaincu et dépassé. Pour le Jünger du Cœur aventureux comme pour le Julius Evola des premières tentatives dadaïstes, rien n’est pire que de feindre de croire encore en un monde immobile, impartial, sûr. Ce qui menace de disparaître, la tentation est grande pour nos auteurs, adeptes d’un « réalisme héroïque », d’en précipiter la chute. Le nihilisme est, pour Jünger, comme pour Evola, une expérience à laquelle ni l’un ni l’autre ne se dérobent. Cependant, dans les « orages d’acier », ils ne croient point que l’immanence est le seul horizon de l’expérience humaine. L’épreuve, pour ténébreuse et confuse qu’elle paraisse, ne se suffit point à elle-même. Ernst Jünger et Julius Evola pressentent que le tumulte n’est que l’arcane d’une sérénité conquise. De ce cyclone qui emporte leurs vies et la haute culture européenne, ils cherchent le cœur intangible. Il s’agit là, écrit Julius Evola de la recherche « d’une vie portée à une intensité particulière qui débouche, se renverse et se libère en un "plus que vie", grâce à une rupture ontologique de niveau. » Dans l’œuvre de Jünger, comme dans celle d’Evola, l’influence de Nietzsche, on le voit, est décisive. Nietzsche, pour le dire au plus vite, peut être considéré comme l’inventeur du « nihilisme actif », c’est-à-dire d’un nihilisme qui périt dans son triomphe, en toute conscience, ou devrait-on dire selon la terminologie abellienne, dans un « paroxysme de conscience ». Nietzsche se définissait comme « le premier nihiliste complet Europe, qui a cependant déjà dépassé le nihilisme pour l’avoir vécu dans son âme, pour l’avoir derrière soi, sous soi, hors de soi. »
Cette épreuve terrible, nul esprit loyal n’y échappe. Le bourgeois, celui qui croit ou feint de croire aux « valeurs » n’est qu’un nihiliste passif: il est l’esprit de pesanteur qui entraîne le monde vers le règne de la quantité. « Mieux vaut être un criminel qu’un bourgeois », écrivit Jünger, non sans une certaine provocation juvénile, en ignorant peut-être aussi la nature profondément criminelle que peut revêtir, le cas échéant, la pensée calculante propre à la bourgeoisie. Peu importe : la bourgeoisie d’alors paraissait inerte, elle ne s’était pas encore emparée de la puissance du contrôle génétique et cybernétique pour soumettre le monde à sa mesquinerie. Dans la perspective nietzschéenne qui s’ouvre alors devant eux, Jünger et Evola se confrontent à la doctrine du Kirillov de Dostoïevski: « L’homme n’a inventé Dieu qu’afin de pouvoir vivre sans se tuer ». Or, ce nihilisme est encore partiel, susceptible d’être dépassé, car, pour les âmes généreuses, il n’existe des raisons de se tuer que parce qu’il existe des raisons de vivre. Ce qui importe, c’est de réinventer une métaphysique contre le monde utilitaire et de dépasser l’opposition de la vie et de la mort.
Jünger et Evola sont aussi, mais d’une manière différente, à la recherche de ce qu’André Breton nomme dans son Manifeste « Le point suprême ». Julius Evola écrit: « L’homme qui, sûr de soi parce que c’est l’être, et non la vie, qui est le centre essentiel de sa personne peut tout approcher, s’abandonner à tout et s’ouvrir à tout sans se perdre: accepter, de ce fait, n’importe quelle expérience, non plus, maintenant pour s’éprouver et se connaître mais pour développer toutes ses possibilités en vue des transformations qui peuvent se produire en lui, en vue des nouveaux contenus qui peuvent, par cette voie, s’offrir et se révéler. » Quant à Jünger, dans Le Cœur Aventureux, version 1928, il exhorte ainsi son lecteur: « Considère la vie comme un rêve entre mille rêves, et chaque rêve comme une ouverture particulière de la réalité. » Cet ordre établi, cet univers de fausse sécurité, où règne l’individu massifié, Jünger et Evola n’en veulent pas. Le réalisme héroïque dont ils se réclament n’est point froideur mais embrasement de l’être, éveil des puissances recouvertes par les écorces de cendre des habitudes, des exotérismes dominateurs, des dogmes, des sciences, des idéologies. Un mouvement identique les porte de la périphérie vers le centre, vers le secret de la souveraineté. Jünger: « La science n’est féconde que grâce à l’exigence qui en constitue le fondement. En cela réside la haute, l’exceptionnelle valeur des natures de la trempe de Saint-Augustin et de Pascal: l’union très rare d’une âme de feu et d’une intelligence pénétrante, l’accès à ce soleil invisible de Swedenborg qui est aussi lumineux qu’ardent. »
Tel est exactement le dépassement du nihilisme: révéler dans le feu qui détruit la lumière qui éclaire, pour ensuite pouvoir se recueillir dans la « clairière de l’être ». Pour celui qui a véritablement dépassé le nihilisme, il n’y a plus de partis, de classes, de tribus, il n’y a plus que l’être et le néant. A cette étape, le cyclone offre son cœur à « une sorte de contemplation qui superpose la région du rêve à celle de la réalité comme deux lentilles transparentes braquées sur le foyer spirituel. » Dans l’un de ses ultimes entretiens, Jünger interrogé sur la notion de résistance spirituelle précise: « la résistance spirituelle ne suffit pas. Il faut contre-attaquer. »
Il serait trop simple d’opposer comme le font certains l’activiste Evola avec le contemplatif Jünger, comme si Jünger avait trahi sa jeunesse fougueuse pour adopter la pose goethéenne du sage revenu de tout. A celui qui veut à tout prix discerner des périodes dans les œuvres de Jünger et d’Evola, ce sont les circonstances historiques qui donnent raison bien davantage que le sens des œuvres. Les œuvres se déploient; les premiers livres d’Evola et de Jünger contiennent déjà les teintes et les vertus de ceux, nombreux, qui suivront. Tout se tient à l’orée d’une forte résolution, d’une exigence de surpassement, quand bien-même il s’avère que le Haut, n’est une métaphore du Centre et que l’apogée de l’aristocratie rêvée n’est autre que l’égalité d’âme du Tao, « l’agir sans agir ». Evola cite cette phrase de Nietzsche qui dut également frapper Jünger: « L’esprit, c’est la vie qui incise elle-même la vie ». A ces grandes âmes, la vie ne suffit point. C’est en ce sens que Jünger et Evola refusent avec la même rigueur le naturalisme et le règne de la technique, qui ne sont que l’avers et l’envers d’un même renoncement de l’homme à se dépasser lui-même. Le caractère odieux des totalitarismes réside précisément dans ce renoncement.
La quête de Jünger et d’Evola fond dans un même métal l’éthique et l’esthétique au feu d’une métaphysique qui refuse de se soumettre au règne de la nature. Toute l’œuvre de Jünger affirme, par sa théorie du sceau et de l’empreinte, que la nature est à l’image de la Surnature, que le visible n’est qu’un miroir de l’Invisible. De même, pour Evola, en cela fort platonicien, c’est à la Forme d’ordonner la matière. Telle est l’essence de la virilité spirituelle. Si Jünger, comme Evola, et comme bien d’autres, fut dédaigné, voire incriminé, sous le terme d’esthète par les puritains et les moralisateurs, c’est aussi par sa tentative de dépasser ce que l’on nomme la « morale autonome », c’est-à-dire laïque et rationnelle, sans pour autant retomber dans un « vitalisme » primaire. C’est qu’il existe, pour Jünger, comme pour Evola qui se réfère explicitement à une vision du monde hiérarchique, un au-delà et un en deçà de la morale, comme il existe un au-delà et un en deçà de l’individu.
Lorsque la morale échappe au jugement du plus grand nombre, à l’utilitarisme de la classe dominante, elle paraît s’abolir dans une esthétique. Or, le Beau, pour Jünger, ce que la terminologie évolienne, et platonicienne, nomme la Forme (idéa) contient et réalise les plus hautes possibilités du Bien moral. Le Beau contient dans son exactitude, la justesse du Bien. L’esthétique ne contredit point la morale, elle en précise le contour, mieux, elle fait de la résistance au Mal qui est le propre de toute morale, une contre-attaque. Le Beau est un Bien en action, un Bien qui arrache la vie aux griffes du Léviathan et au règne des Titans. Jünger sur ce point ne varie pas . Dans son entretien séculaire, il dit à Franco Volpi: « Je dirai qu’éthique et esthétique se rencontrent et se touchent au moins sur un point: ce qui est vraiment beau est obligatoirement éthique, et ce qui est réellement éthique est obligatoirement beau. »
A ceux qui veulent opposer Jünger et Evola, il demeure d’autres arguments. Ainsi, il paraît fondé de voir en l’œuvre de Jünger, après Le Travailleur, une méditation constante sur la rébellion et la possibilité offerte à l’homme de se rendre hors d’atteinte de ce « plus froid des monstres froids », ainsi que Nietzsche nomme l’Etat. Au contraire, l’œuvre d’Evola poursuit avec non moins de constance l’approfondissement d’une philosophie politique destinée à fonder les normes et les possibilités de réalisation de « l’Etat vrai ». Cependant, ce serait là encore faire preuve d’un schématisme fallacieux que de se contenter de classer simplement Jünger parmi les « libertaires » fussent-ils « de droite » et Evola auprès des « étatistes ».
Si quelque vertu agissante, et au sens vrai, poétique, subsiste dans les oeuvres de Jünger et d’Evola les plus étroitement liées à des circonstances disparues ou en voie de disparition, c’est précisément car elles suivent des voies qui ne cessent de contredire les classifications, de poser d’autres questions au terme de réponses en apparence souveraines et sans appel. Un véritable auteur se reconnaît à la force avec laquelle il noue ensemble ses contradictions. C’est alors seulement que son œuvre échappe à la subjectivité et devient, dans le monde, une œuvre à la ressemblance du monde. L’œuvre poursuit son destin envers et contre les Abstracteurs qui, en nous posant de fausses alternatives visent en réalité à nous priver de la moitié de nous-mêmes. Les véritables choix ne sont pas entre la droite et la gauche, entre l’individu et l’Etat, entre la raison et l’irrationnel, c’est à dire d’ordre horizontal ou « latéral ». Les choix auxquels nous convient Jünger et Evola, qui sont bien des écrivains engagés, sont d’ordre vertical. Leurs œuvres nous font comprendre que, dans une large mesure, les choix horizontaux sont des leurres destinés à nous faire oublier les choix verticaux.
La question si controversée de l’individualisme peut servir ici d’exemple. Pour Jünger comme pour Evola, le triomphe du nihilisme, contre lequel il importe d’armer l’intelligence de la nouvelle chevalerie intellectuelle, est sans conteste l’individualisme libéral. Sous cette appellation se retrouvent à la fois l’utilitarisme bourgeois, honni par tous les grandes figures de la littérature du dix-neuvième siècle (Stendhal, Flaubert, Balzac, Villiers de L’Isle-Adam, Léon Bloy, Barbey d’Aurevilly, Théophile Gautier, Baudelaire, d’Annunzio, Carlyle etc…) mais aussi le pressentiment d’un totalitarisme dont les despotismes de naguère ne furent que de pâles préfigurations. L’individualisme du monde moderne est un « individualisme de masse », pour reprendre la formule de Jünger, un individualisme qui réduit l’individu à l’état d’unité interchangeable avec une rigueur à laquelle les totalitarismes disciplinaires, spartiates ou soviétiques, ne parvinrent jamais.
Loin d’opposer l’individualisme et le collectivisme, loin de croire que le collectivisme puisse redimer de quelque façon le néant de l’individualisme libéral, selon une analyse purement horizontale qui demeure hélas le seul horizon de nos sociologues, Jünger tente d’introduire dans la réflexion politique un en-decà et un au-delà de l’individu. Si l’individu « libéral » est voué, par la pesanteur même de son matérialisme à s’anéantir dans un en-deçà de l’individu, c’est-à-dire dans un collectivisme marchand et cybernétique aux dimensions de la planète, l’individu qui échappe au matérialisme, c’est-à-dire l’individu qui garde en lui la nostalgie d’une Forme possède, lui, la chance magnifique de se hausser à cet au-delà de l’individu, que Julius Evola nomme la Personne. Au delà de l’individu est la Forme ou, en terminologie jüngérienne, la Figure, qui permet à l’individu de devenir une Personne.
Qu’est-ce que la Figure ? La Figure, nous dit Jünger, est le tout qui englobe plus que la somme des parties. C’est en ce sens que la Figure échappe au déterminisme, qu’il soit économique ou biologique. L’individu du matérialisme libéral demeure soumis au déterminisme, et de ce fait, il appartient encore au monde animal, au « biologique ». Tout ce qui s’explique en terme de logique linéaire, déterministe, appartient encore à la nature, à l’en-deçà des possibilités surhumaines qui sont le propre de l’humanitas. « L’ordre hiérarchique dans le domaine de la Figure ne résulte pas de la loi de cause et d’effet, écrit Jünger mais d’une loi tout autre, celle du sceau et de l’empreinte. » Par ce renversement herméneutique décisif, la pensée de Jünger s’avère beaucoup plus proche de celle d’Evola que l’on ne pourrait le croire de prime abord. Dans le monde hiérarchique, que décrit Jünger où le monde obéit à la loi du sceau et de l’empreinte, les logiques évolutionnistes ou progressistes, qui s’obstinent (comme le nazisme ou le libéralisme darwinien) dans une vision zoologique du genre humain, perdent toute signification. Telle est exactement la Tradition, à laquelle se réfère toute l’œuvre de Julius Evola: « Pour comprendre aussi bien l’esprit traditionnel que la civilisation moderne, en tant que négation de cet esprit, écrit Julius Evola, il faut partir de cette base fondamentale qu’est l’enseignement relatif aux deux natures. Il y a un ordre physique et il y a un ordre métaphysique. Il y a une nature mortelle et il y a la nature des immortels. Il y a la région supérieure de l’être et il y a la région inférieure du devenir. D’une manière plus générale, il y a un visible et un tangible, et avant et au delà de celui-ci, il y a un invisible et un intangible, qui constituent le supra-monde, le principe et la véritable vie. Partout, dans le monde de la Tradition, en Orient et en Occident, sous une forme ou sous une autre, cette connaissance a toujours été présente comme un axe inébranlable autour duquel tout le reste était hiérarchiquement organisé. »
Luc-Olivier d’Algange, Sur Vox NR
http://la-dissidence.org/2014/01/09/loeil-du-cyclone-julius-evola-ernst-junger/