Le bobo ricanneur et blasé qui, d'un air amusé, se permet de toiser nos militants lors des manifs... Qui regarde ces bouseux/beaufs sortis de leur province, ces pauvres types à la ramasse qui ne connaissent pas la finesse d'une soirée sushi et qui ne portent pas de slims... Ce pauvre petit con ne peut pas comprendre à quelle point notre vie est tellement plus "réelle" que la sienne.
Le combat révolutionnaire est une longue suite de douleurs, de frustrations, de peines, de corvées. Le combat révolutionnaire, c'est le rocher de Sisyphe. On y gaspille son temps, son argent, son énergie, ses espoirs et sa bonne humeur. Et pourtant...
Comment expliquer au petit bobo ces petits moments volés à la guerre froide? Une bouffe au resto avec des camarades activistes de longue date que l'on retrouve comme l'on retrouverait des membres de sa propre famille? Un collage la nuit, avec son lot de galères et de déconnade? La fièvre et l'adrénaline en attendant l'Antifa, le flic ou la racaille avec lequel on doit se fritter? Le regard tranquille des vieux militants sexagénaires, des gens dont on sait qu'ils vous cacheraient dans leur cave et se livreraient à la Gestapo future sans la moindre hésitation si ça pouvait aider la cause? L'après-manif, retour de Paris, fatigués mais contents, trempés de pluie, les blagues d'initiés (ach! kolossal finesse!) circulant dans les Talkie-Walkies. Les randonnées silencieuses, treillis sous les branches dégoulinantes, les campements "à l'arrache", les steaks surgelés empalés sur des branches et rôtis au dessus d'un feu de fortune... Les solstices à la lueur des torches...
Et parfois, tout simplement, un geste de solidarité spontanée de la part d'un camarade. "Non laisse, je te le paye, t'inquiète"; "Je te dépose en bagnole, ça me fait pas faire un grand détour"; "Te fais pas chier, dors à la maison puis c'est tout" ou "Squatte ici en attendant"; "Attends, on t'as peut-être trouvé du boulot"; "Putain les enculés, ils t'ont attaqué? Attends on arrive tout de suite".
Des choses tellement simples et naturelles à priori. Mais que le cassos ou le bobo ne connait plus, ne connait pas, ne connaîtra jamais. Je n'échangerai pas ces petites choses contre toutes les soirées en boîte du monde, contre toute la respectabilité possible, contre tous les amis "normaux" qu'on pourra me présenter.
Guillaume Lenormand