Nous avons pu observer une situation similaire à Moscou. Alexei Navalny, le blogueur libéral qui y était candidat aux dernières municipales, était soutenu par une alliance allant des mouvements activistes pour les droits des homosexuels aux groupes néo-nazis.
Tout à fait. Et cette coalition était soutenue par l’Occident. Ce qui pour lui est important, ce n’est pas l’idéologie de ces groupes, elle n’intéresse pas les dirigeants occidentaux.
Il arrive néanmoins, comme on a pu le voir ces dernières semaines, que le naturel des « bonnes âmes » qui peuplent les rédactions des médias occidentaux revient au galop.
Que voulez-vous dire ?
Selon vous qu’est-ce qui arriverait si une organisation néo-nazie soutenait Poutine ou Ianoukovytch ?
On aurait le retour des « rouges-bruns », plus de 20 ans après.
L’Union européenne mènerait une campagne politique, tous les médias rendraient compte de ce fait et seraient scandalisés.
C’est exactement ce qui se passerait. Cela montre que l’important, c’est de quel côté un groupe se tient. Si ce groupe est contre Poutine, contre Ianoukovytch ou contre la Russie, l’idéologie de ce groupe n’a pas d’importance. Si ce groupe soutient Poutine, la Russie ou Ianoukovytch, l’idéologie devient immédiatement un problème majeur. Tout dépend du côté géopolitique que le groupe adopte. Tout se réduit à la géopolitique. Ce qui se passe en Ukraine en est une bonne leçon. Elle nous dit que la géopolitique domine ces conflits et rien d’autre. La même chose se vérifie en Syrie, en Libye, en Égypte, dans le Caucase, en Irak, en Iran …
Il n’y a pas que la géopolitique ou l’idéologie pour justifier certains positionnements sur les grandes questions internationales
Tous les groupes qui prennent parti de l’Occident sont donc considérés comme de « bons » groupes, indépendamment de leur extrémisme ?
Oui, et tout groupe qui prend parti contre l’Occident – même s’il est séculier et modéré – sera traité d’extrémiste par la propagande occidentale. Cette approche domine le champ de bataille géopolitique actuellement. Vous pouvez être le combattant salafiste le plus radical et le plus brutal, vous pouvez haïr les juifs et manger de la chair humaine devant les caméras, tant que vous combattez pour les intérêts occidentaux contre le gouvernement syrien, vous serez un allié respecté et soutenu. Si vous défendez une société modérée, laïque et multi-religieuse - toutes les idées que l’Occident prétend incarner - mais si dans le même temps vous prenez position contre les intérêts occidentaux comme l’a fait le gouvernement syrien, c’est vous qui serez désigné comme l’ennemi. Personne ne s’intéresse à ce à quoi vous croyez, la seule chose qui compte, c’est le camp géopolitique que vous choisissez qui fait que vous avez tort ou raison aux yeux de l’hegemon occidental.
Exact, surtout lorsque vous prenez les exemples syriens.
Les groupes nationalistes de l’opposition ukrainienne ne sont pas du tout d’accord avec vous. Ils affirment : « Nous combattons à la fois la Russie et l’Union européenne, nous voulons une troisième voie ! » Est-il possible d’adopter une position tercériste dans la guerre géopolitique actuelle ?
L’idée d’adopter une position tercériste et indépendante face aux deux blocs dominants est très commune. J’ai eu des discussions intéressantes avec un cadre dirigeant de la guérilla séparatiste tchétchène. Il m’avoua qu’il avait réellement cru à la possibilité d’une Tchétchénie islamique indépendante et libre. Mais ensuite, il comprit qu’il n’y avait pas de possibilité d’une « troisième voie », il comprit qu’il combattait contre la Russie et pour l’Occident, qu’il était un instrument géopolitique de celui-ci, un auxiliaire de l’OTAN sur le champ de bataille caucasien. Il en est de même pour les nationalistes ukrainiens ou les djihadistes arabes. Tous sont des auxiliaires de l’Occident. C’est difficile pour eux de l’admettre, car personne n’aime l’idée d’être un idiot utile de Washington.
Par rapport à de nombreux à de nombreux commentateurs de ces événements, hostiles à la dynamique insurrectionnelle en cours, vous n’avez plus recours ici au discours réducteur et mécaniste d’une simple manipulation de l’étranger, celles de services et d’officines étatsuniennes en particulier (« révolution colorée » selon le terme convenu), pour expliquer la genèse et le déroulement des événements. Cela est louable car vous savez certainement, qu’à la différence de nombreux manifestants pro-Ianoukovytch, que ce soient les fonctionnaires des administrations locales ou les mineurs du Donbas, sans parler des voyous stipendiés pour propager une peur diffuse (les tristement célèbres titouchkis, recrutés parmi les gros bras des clubs de gym ou les jeunes chômeurs), l’immense majorité des insurgés agissent par conviction et n’ont pas besoin d’être payés pour cela. Leur soutien financier provient en grande partie de petits et moyens entrepreneurs ukrainiens qui en ont assez de vivre dans ce que ce que l’on qualifie en anglais de Blackmail State.
Pour parler franchement : une « troisième voie » est-elle absolument impossible ?
Tout à fait. En géopolitique s’affrontent les puissances thalassocratiques et tellurocratiques. Actuellement, la puissance continentale est la Russie, la puissance maritime les États-Unis. Durant la deuxième guerre mondiale, l’Allemagne a tenté de s’imposer comme une troisième voie. Cette tentative fut basée précisément sur l’erreur politique que nous venons d’évoquer. L’Allemagne fit la guerre à la thalassocratie représentée par l’Empire britannique et à la tellurocratie représentée par la Russie. Berlin affronta les plus grandes puissances de son époque et perdit la guerre. Il en résulta la destruction complète de l’Allemagne. Comment voulez-vous donc, alors que la puissante Allemagne fut incapable d’imposer une troisième voie, que des groupes plus petits et plus faibles soient capables d’en instaurer une maintenant ? C’est impossible, c’est une illusion ridicule.
La défaite de l’Allemagne hitlérienne n’est pas réductible à un schéma géopolitique Terre-Mer, exposé de manière réductrice et rigide. L’illusion ridicule ? Lénine et ses partisans n’étaient qu’une poignée avant les bouleversements de l’année 1917 en Russie.
La troisième voie n’a décidément plus votre faveur, Alexandre Guelievitch, ce qui n’a pas toujours été le cas. Mais, bien sûr, il est possible de changer d’avis…
Quelques décennies après l’affrontement Est-Ouest, dans la perspective d’un monde multipolaire que nous appelons tous de nos vœux, nous voyons paradoxalement émerger, malgré la complexité d’une réalité confirmée par les enseignements de la géopolitique et de l’Histoire, de nouvelles logiques bipolaires de nature principalement idéologiques.
D’un côté, la perspective néo-eurasiste d’Alexandre Douguine qui essentialise une opposition Terre-mer et les théories de Halford J. Mackinder, reprises par Carl Schmitt.
De l’autre, la perspective conservatrice mise en avant par le Kremlin et ses soutiens européens (cf. l’appel de Moscou en juin 2013 du géopoliticien français Aymeric Chauprade), opposée au nihilisme cosmopolite porté par les oligarchies occidentales américano centrées.
De fait, chaque patriote et dissident se retrouve, selon ces logiques, dans un camp dont la Russie se veut au minimum l’initiatrice, au maximum l’épicentre.
Le cas ukrainien révèle, ne vous en déplaise une fois de plus, cher Alexandre Guelievitch, que la troisième voie n’a peut-être pas perdu de son actualité.
Ceux qui, comme l’auteur de ces lignes ne renoncent pas à certains principes cardinaux et font dans ce cas précis, primer les impératifs identitaires et civilisationnels sur ceux inhérents à certaines alliances et intérêts qu’il ne faudrait surtout pas contrarier, verront leurs sympathie aller à la lutte des révolutionnaires ukrainiens, dans leur tentative, peut-être vouées à l’échec, mais ô combien riche d’enseignements et de symboles, de secouer une domination tyrannique et oligarchique vassalisée par un pays étranger (au moment où j’écris ces lignes, l’assaut des prétoriens du régime sur le camp retranché du Maidan à Kyiv semble avoir commencé).
Nous nous réservons donc le droit, voire le devoir, d’être en désaccord avec nos amis russes sur certaines questions.
Ce positionnement tercériste est, bien entendu inconfortable et délicat. Les Ukrainiens qui l’ont expérimenté à plusieurs moments de leur histoire, en savent quelque chose.
Mais la fortune sourit peut-être aux audacieux. Et les « idiots utiles » ne sont pas toujours ceux que l’on croit…
Ceux qui affirment combattre aujourd’hui pour une troisième voie indépendante sont donc pour vous en réalité au service de l’Occident. Est-ce bien cela ?
Oui, dans la plupart des cas.
Certains hommes politiques allemands ont révélé qu’ils ont été surpris par les scènes de guerre civile à Kiev.
Cela en dit plus sur la culture politique et historique de vos hommes politiques que sur la crise en Ukraine…
Moscou donne l’impression d’être très passif dans cette affaire : il ne rend pas la monnaie de leur pièce aux Européens en soutenant des mouvements de contestation chez eux. Pourquoi cela ?
La Russie n’a pas de projet impérialiste. Moscou respecte la souveraineté des autres pays et n’interfère pas dans leur politique intérieure. C’est une position qui est juste et honnête. Nous pouvons voir cette politique à l’œuvre même en Ukraine. On constate que les hommes politiques européens ainsi que les diplomates et politiciens yankees qui se rendent à Kiev pour soutenir l’opposition sont beaucoup plus nombreux que les hommes politiques russes venant manifester leur soutien à Ianoukovytch. Il ne faut pas oublier que la Russie n’a aucun intérêt hégémonique en Europe, alors que les États-Unis en ont. Pour parler franchement, l’Union européenne n’est pas une entité européenne, mais un projet impérialiste transatlantique. Elle n’est pas au service des intérêts européens mais de ceux de Washington. L’Union européenne est en réalité anti-européenne, et le mouvement EuroMaidan est en réalité anti-EuroMaidan. Les néo-nazis violents d’Ukraine ne sont pas plus nationalistes, qu’ils ne sont patriotes ou européens, ils sont tout simplement des marionnettes des Yankees. Il en est de même pour les Femen et pour les groupes activistes homosexuels ou libéraux de gauche.
L’ingérence d’un pays dans les affaires d’un autre ne se limite pas à ses aspects les plus visibles et spectaculaires.
Vladimir Poutine se souvient certainement de ses déconvenues de 2004, lorsqu’il était venu soutenir un peu trop ostensiblement au goût d’une majorité d’Ukrainiens, y compris russophones, le candidat à la présidentielle Viktor Ianoukovytch, entre deux tours de scrutin.
Sans revenir sur la permanence du discours dépréciatif et diabolisateur signalé plus haut, je préciserai qu’il apparaît évident que la Russie garde des visées hégémoniques et impérialistes, quoiqu’elle en dise dans ses déclarations officielles, sur des nations européennes qu’elle ne renonce pas à inclure dans sa sphère d’influence exclusive, aujourd’hui matérialisée par le projet d’intégration eurasiatique.
L’Ukraine, incluse dans ce nouveau Yalta, en fait partie.
À cet égard, depuis l’indépendance formelle de ce pays en 1991, le Kremlin n’a cessé de s’ingérer par tous les leviers possibles et imaginables dans sa politique intérieure. Plusieurs livres ne viendraient pas à bout du sujet.
Aujourd’hui, de « l’impérialisme orthodoxe » du patriarche Kyrill et de ses visites régulières en Ukraine, avec son projet de « Monde Russe » (« Russkiy Mir »), aux personnages haut placés dans les « structures de force » au sein du gouvernement de Ianoukovytch (ayant souvent fait leur carrière en Russie et possédant la double nationalité, je ne pense pas à l’ancien premier ministre, Mykola Azarov, l’homme qui a préféré porter le nom russe de sa mère plutôt que celui, estonien, de son père) ou à la mainmise, via des procédures « avantageuses », sur des pans entiers de l’économie ukrainienne qui reste ainsi, plus que jamais, largement intégrée à celle de sa grande voisine, on ne compte plus les modes d’ingérence d’un état qui n’a toujours pas accepté, en son for intérieur, l’indépendance inachevée de son ancienne possession.
(1) : Lire le texte intitulé « La bataille pour l’Ukraine » publié dans votre livre L’appel de l’eurasie, éditions Avatar, 2013, p : 187-207
(2) : op. cit. p : 87-88
(3) : Article intitulé « Crise balkanique , crise européenne », consultable ici : http://vouloir.hautetfort.com/archive/2007/05/02/dtc.html
(4) : Signé par un certain Olivier Pechter, il est consultable ici :
http://www.legrandsoir.info/l-histoire-cachee-des-femen.html
Les lecteurs intéressés pourront lire plusieurs de mes réflexions sur ces thématiques, en ligne sur les liens suivants :
http://www.theatrum-belli.com/archive/2008/03/08/equivoqu...
http://www.europemaxima.com/?p=1002
http://www.europemaxima.com/?p=392
http://www.europemaxima.com/?p=1242
http://www.europemaxima.com/?p=1939
Invitations pour parler de l’Ukraine sur la webradio autonome et dissidente Méridien Zéro :
http://www.meridien-zero.com/archive/2010/10/11/podcast-d...
http://www.meridien-zero.com/archive/2010/10/18/chronique...
http://www.meridien-zero.com/archive/2014/01/30/emission-...
Conférence donnée sur la question russe dans le cadre du Cercle Non Conforme de Lille, intégré au réseau M.A.S. (Mouvement d’Action Sociale), le 20 juin 2012 :
Présentation : http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2012/05/3...
Enregistrement : http://www.meridien-zero.com/archive/2012/07/06/emission-...
http://cerclenonconforme.hautetfort.com/archive/2014/02/18/entretien-avec-alexandre-douguine-sur-l-ukraine-commente-par-pascal-lassall.html