Faut-il qu’il ait exagéré pour se faire épingler ? Car dans ces sphères de chefs, qu’ils soient politiques, religieux ou d’entreprises, les renvois d’ascenseurs, les menus « services » financiers ou autres (rien n’étant gratuit), trafics d’influence, etc., sont monnaie courante. A moins qu’il n’y ait d’autres raisons cachées, émaillées peut-être de luttes internes… En tout cas, le Grand Rabbin de Paris ne tombe pas comme ça sans qu’il y ait de raisons puissantes derrière.
Michel Gugenheim, qui est aussi Grand rabbin de Paris, est accusé d’avoir cautionné un chantage au divorce. 90 000 euros et un faux témoignage au civil ont été exigés à une femme en échange de « sa liberté ».
Moeurs et argent. Deux ingrédients au coeur d’une affaire qui éclabousse le service des divorces du Consistoire de Paris, ce lieu où s’organise le culte juif.
Le 18 mars dernier, une femme de 28 ans se présente à son audience devant le tribunal rabbinique (le « beth din »). Cela fait cinq ans qu’elle est en attente de son « guet », ce document qui stipule qu’elle est désormais divorcée aux yeux de la religion et qu’elle peut donc se remarier. Dans la stricte tradition juive, seul le mari peut le délivrer. Un procédé unilatéral qui donne parfois, en cas de conflits, des délais incroyablement longs. Comme c’est le cas de cette jeune femme alors même qu’elle n’a été mariée que huit mois. « C’est une personne très pieuse, qui a beaucoup de foi », décrit son frère, joint par L’Express.
Repères
Selon Avenir du judaïsme, 200 à 300 femmes en France pourraient être en attente de leur « guet », ce document qui les autorise à divorcer religieusement. Mais il n’existe pas de statistiques officielles. A en croire l’association, certaines attendent toute une vie. Avec parfois des conséquences terribles: les enfants nés d’une mère « agouna » (littéralement, « enchaînée », sans « guet ») ne peuvent pas non plus se marier religieusement.
Trois rabbins du service des divorces sont présents à l’audience, ainsi que Michel Gugenheim, qui cumule les hautes fonctions de Grand rabbin de Paris et de Grand rabbin de France par intérim. 30 000 euros en espèces sont exigés par le mari en échange du divorce. « C’est le prix de sa liberté », approuve Michel Gungenheim, en réponse aux protestations de l’épouse. Il lui demande également de revenir sur ses témoignages dans la procédure de divorce au civil, comme le veut le mari. Autrement dit de mentir et de retirer ses plaintes, déposées au cours des cinq dernières années.
Une audience filmée en cachette
Le frère de l’épouse propose alors de faire un chèque. « Comment retirer en 24 heures une telle somme en cash? », justifie-t-il auprès de L’Express. C’est à ce moment là qu’intervient un rabbin, Betsalel Levy, qui l’exhorte à faire un chèque d’un montant de… 90 000 euros sous forme de don aux oeuvres Sinaï, une institution d’obédience Loubavitch – un courant juif qui incarne une ligne orthodoxe – et qui gère des crèches et des centres aérés à Paris. Et pour cause, Yossef Itshak Pevzner, directeur des institutions Sinaï et proche du mari, est également présent à l’audience. Or, tout don à des oeuvres d’utilité publique, ce qui est le cas de son institution, ouvre droit à une réduction d’impôt à 66% des sommes versées.
« Chacun pourra toucher sa part », argue Betsalel Lévy. Faut-il comprendre que cette somme doit être reversée en toute discrétion au mari? « Certainement », selon le frère de la victime. Ni réaction, ni indignation du côté des autres rabbins et de Michel Gugenheim.
La famille, qui possède cette somme, signe le chèque. Mais ce qu’ignorent les rabbins, c’est que par précaution, les proches de la jeune femme ont filmé la cérémonie et ont déposé, le matin même, une main courante au commissariat du 19e arrondissement de Paris. Après avoir reçu le « guet », la famille exige qu’on lui restitue le chèque, menaçant de déposer plainte pour « extorsion de fonds », preuves et images à l’appui.
Une mentalité « rétrograde et misogyne »
L’histoire aurait dû s’arrêter là: la famille, très pratiquante, souhaite que toute l’affaire ne s’ébruite pas hors des frontières de la communauté juive. Mais c’était sans compter sur les réseaux sociaux et les sites juifs, qui s’indignent et relayent les faits. « Ma soeur est encore très choquée. Ca a été très douloureux pour elle. Nous ne voulons pas que cette affaire serve à attiser l’antisémitisme et les clichés sur les juifs et l’argent », prévient le frère de l’épouse.
Le think-tank progressiste Avenir du judaïsme, qui a visionné le film, a été l’un des premiers sites à lancer l’alerte. « Depuis des années, nous entendons parler de ce genre de cas », confie un de ses membres. « Je ne pense pas qu’il y a enrichissement personnel du Consistoire. C’est une situation dramatique, où le tribunal répercute les exigences du mari. C’est le fruit d’une vision conservatrice incarnée par le Grand rabbin de Paris et le tribunal rabbinique de Paris ». « En termes juridiques, on appelle ça de l’escroquerie en bande organisée. C’est contraire à la religion et à la justice française », s’indigne un proche de la victime, qui lui aussi a visionné le film. « Un guet doit être donné sans contreparties. »
Pour le frère de la victime, ces 90 000 euros n’auraient pas servi à enrichir le tribunal rabbinique. Il impute plutôt ce scandale à une mentalité « rétrograde et misogyne » des religieux mais refuse de jetter le discrédit sur l’ensemble du Consistoire.
« Un stratagème » pour Michel Gugenheim
Reste que l’affaire met en cause le Grand rabbin de France par intérim. Interrogé par L’Express, Michel Gugenheim se retranche d’abord derrière son « droit de réserve ». Avant de confier: « La seule erreur que j’ai commise, c’est de n’avoir pas vu l’attitude outrancière et provocatrice de la famille. C’est un stratagème pour déstabiliser le beth din de Paris. » Selon le religieux, le couple s’était mis d’accord à l’amiable sur les contreparties financières avant l’audience et il n’a fait que le constater. « J’ai été étonné par l’accord certes mais à l’audience, elle a accepté. Que pouvais-je dire si tout le monde est d’accord? Il n’y a eu ni pression ni racket! »
Le frère de la victime dément toute machination. « Michel Gugenheim a cautionné. Il a pris fait et cause pour cette extorsion de fonds! » Le scandale pourrait encore prendre une tournure judiciaire: la famille se réserve le droit de porter plainte contre l’ex-mari et les rabbins mis en cause. L’image du Consistoire pourrait alors s’en trouver ternie. Car si Michel Gugenheim assure l’intérim, avec Olivier Kaufmann, du Grand rabbin de France, c’est parce que son prédécesseur, Gilles Bernheim, a démissionné après un scandale de plagiat et de mensonges.
Source : www.lexpress.fr