« Le plus cocasse, c’est que les collectivités locales se donnent un mal de chien pour soutenir les entreprises. »
Selon le gouvernement, la réforme des collectivités locales permettra d’économiser à terme entre 12 et 25 milliards d’euros par an. Eh bien, on comprend pourquoi !
Cela pourrait presque relever d’un gag. Reliée à Paris en moins de trois heures, la gare TGV d’Aix-enProvence avait tout pour devenir une vitrine du savoir-faire français. Depuis son inauguration en 2001, son succès ne s’est d’ailleurs jamais démenti – elle accueille aujourd’hui près de 3 millions de voyageurs par an, 50% de plus qu’en 2006. L’ennui, c’est qu’avec le temps la desserte est devenue synonyme de cauchemar pour les habitants de la région. D’abord parce que le parking est trop petit : il ne dispose que de 2 900 places pour 8 000 usagers quotidiens. Et puis parce que la départementale 9, qui permet d’y accéder, est totalement saturée. Du coup, il faut parfois une heure et demie pour rejoindre le centre-ville, situé à 16 kilomètres. La solution pour améliorer la situation, tout le monde la connaît : il faudrait desservir la gare avec un tramway ou un bus en site propre. Seulement, qui est prêt à porter ce projet d’intérêt public ? La ville d’Aix-en-Provence ? La communauté d’agglomération du pays d’Aix ? Le département des Bouches-du-Rhône ? La région Paca ? « Cela fait dix-sept ans que les élus se renvoient la patate chaude et que rien ne bouge », s’énerve l’architecte Jacques Fradin, président de l’association locale Devenir.
Est-il possible qu’un pays exportant des TGV et des centrales nucléaires à l’autre bout du monde soit aussi mal organisé dans ses territoires ?
Eh bien, oui. Car des situations ubuesques comme celle-là, on en trouve à la pelle dans l’Hexagone. Que penser par exemple des agences de développement économique, créées pour soutenir nos entreprises ? Selon un rapport récent de l’Inspection générale des finances (IGF), les régions en comptent en moyenne 75 chacune et jusqu’à 134 en Rhône-Alpes !
Cela n’a rien d’étonnant. Contrairement à la plupart des Etats européens, qui ont peu à peu réduit le nombre d’échelons locaux ces dernières années (la Grèce a par exemple supprimé ses départements et imposé des fusions à ses communes), aucun gouvernement français n’a jamais réussi à réformer notre administration territoriale. Résultat : notre pays compte aujourd’hui 36 683 communes – trois fois plus que l’Allemagne et quatre fois plus que l’Italie – 18 000 groupements intercommunaux, 26 régions et 101 départements, qui se marchent sur les pieds du matin au soir. «Aucun autre pays européen n’abrite un millefeuille aussi indigeste», grince la chercheuse Marie-Christine Steckel-Assouère, qui vient de coordonner un livre sur « Les mutations de l’intercommunalité ».
Autant dire que le big bang territorial annoncé par François Hollande à la mi-janvier est une nécessité vitale. En théorie, cette réforme devrait aboutir à la réduction de moitié du nombre de régions et à la disparition des conseils généraux (que les Français appellent d’ailleurs de leurs vœux). En outre, la suppression de la clause de compétence générale, qui permet à chaque collectivité d’intervenir pratiquement dans tous les domaines, clarifiera les compétences des différents échelons et limitera l’émiettement des responsabilités. François Hollande osera-t-il aller jusqu’au bout de sa logique ? Il paraît en tout cas plus motivé que jamais. Au point d’avoir décidé le mois dernier, contre toute attente, de pousser les feux du calendrier. Selon le nouveau vœu de l’exécutif, la réforme devra être votée avant la fin de l’année et la mise à mort des conseil généraux intervenir en 2016, cinq ans avant la date initialement prévue. « Il faut aller plus vite », a justifié André Vallini, le secrétaire d’Etat en charge du dossier, qui espère tirer de cette remise à plat générale entre 12 et 25 milliards d’euros d’économies par an.
Il est vrai qu’il y a de la marge.
En 1983, notre organisation territoriale engloutissait 8,6% du PIB, ce qui était déjà considérable. Depuis, son appétit n’a cessé de croître, si bien que ses dépenses atteignent aujourd’hui 12% du PIB. Certes, une bonne moitié de cette hausse s’explique par les transferts de compétences. Mais pour le reste, elle relève pour beaucoup du gaspillage quotidien, du maintien de sureffectifs chroniques et de la folie des grandeurs dont font montre pas mal d’édiles. Il suffit de jeter un coup d’œil sur le terrain pour prendre la mesure de cette incurie généralisée. Dans un rapport publié en 2013, la Cour des comptes s’est par exemple étonnée que les élus de Lorraine aient décidé de construire en rase campagne deux gares TGV éloignées de seulement 20 kilomètres l’une de l’autre, à Vandières (Meurthe-et-Moselle) et à Cheminot-Louvigny (Moselle). Selon les magistrats, cette dernière, qui a déjà coûté 62,6 millions d’euros, ne sera d’aucune utilité ! Idem avec les deux complexes sportifs que les villes de Marseille et d’Aix-en-Provence se sont mises en tête de construire, pour un coût total de près de 120 millions d’euros : un seul et unique aurait largement suffi. « C’est absurde ! Nos édiles pensent qu’ils ont besoin de lancer des projets pour être réélus. Du coup, ils trouvent toujours une bonne raison de faire exploser les budgets », s’agace Marie-Christine Steckel-Assouère.
La gestion des effectifs de la fonction publique territoriale, qui emploie au total près de 1,9 million de salariés, tient aussi de la politique de Gribouille.
Au lieu de générer des économies d’échelle, le regroupement des villes a en effet le plus souvent conduit à un empilement des compétences et à de ruineux doubles emplois. Toujours selon la Cour des comptes, les effectifs des mairies ont ainsi progressé en moyenne de 14% entre 2001 et 2011, alors même qu’une partie de leurs missions était transférée vers des intercommunalités. Encore ce chiffre ne constitue-t-il qu’une moyenne. Dans certaines cités, les embauches ont carrément explosé, comme à Paris, où le nombre des agents est passé de 40.000 à 54.000 en douze ans. « Question mutualisation, on peut vraiment mieux faire », reconnaît Nicolas Portier, le délégué général de l’Assemblée des communautés de France (ADCF).
C’est le moins que l’on puisse dire. Dans l’ensemble, les élus n’ont pas entrepris grand-chose pour rationaliser leurs services. Mais dans certaines d’entre elles, l’immobilisme confine à la caricature. En Ile-de-France par exemple, le taux de mutualisation ne dépasse pas 4%, trois fois moins que la moyenne, et dix fois moins qu’en Alsace ! Le sujet est d’ailleurs tellement sensible que de nombreux élus refusent de communiquer sur le sujet. « La plupart des intercommunalités que nous avons interrogées n’ont pas voulu nous donner de chiffres », témoigne Marie-Christine Steckel-Assouère. « Je regrette que le gouvernement n’ose pas s’attaquer à ce dossier, car c’est là que se situent les grosses économies », insiste pourtant le député apparenté socialiste René Dosière. Comme tous les experts, ce spécialiste des finances locales estime que la réforme telle qu’elle a été annoncée aura du mal à dégager les quelque 25 milliards promis. « Ce sera au maximum 2 à 3 milliards », assure-t-il. En revanche, il y aurait d’après lui une quinzaine de milliards à grappiller sur le bloc communal sans attenter le moins du monde à la qualité du service rendu aux usagers…
Car les fonctionnaires des mairies ne brillent pas par leur assiduité au travail. D’après l’Ifrap, les agents de Montpellier délaissent leur poste en moyenne 39 jours par an, soit un taux d’absentéisme de… 17,5%, contre 11,7% en moyenne nationale. L’institut s’est aussi amusé à calculer dans une étude récente ce que le non-remplacement des départs à la retraite pendant cinq ans permettrait d’économiser dans les collectivités locales. Résultat : « Les gains potentiels pourraient être compris entre 4,8 et 6,1 milliards d’euros les cinq premières années, puis entre 1,8 milliard et 2,4 milliards les trois années suivantes. »
Autre piste d’économie prometteuse, la rationalisation de la politique sociale, qui ressemble aujourd’hui à un vrai capharnaüm !
Entre les structures des départements, les centres d’action sociale des communes, les services des régions, les organismes de l’Etat comme la CAF et les guichets de Pôle emploi, les assistantes sociales elles-mêmes ont du mal à s’y retrouver ! Là encore, l’origine du mal est connue – pour des raisons électorales, les élus ont tous voulu disposer de leurs propres structures sociales – et ses conséquences sont très lourdes. Non seulement la remise à plat de tout ce bazar permettrait de gagner des centaines de millions d’euros, mais elle simplifierait la vie des citoyens en leur donnant accès à des guichets uniques. Même chose dans le secteur des transports, où chaque collectivité cherche jalousement à imposer sa marque, au détriment des usagers. Dans la région de Lyon, par exemple, les villes et les intercommunalités ont beau avoir créé un syndicat départemental et un syndicat régional des transports l’an dernier, elles n’ont toujours pas réussi à harmoniser leurs tarifs. Résultat : les habitants sont obligés d’acheter des billets différents pour un même trajet. « Vous ne pouvez pas savoir le temps perdu dans des réunions qui ne débouchent sur rien », se désole Béatrice Vessiller, une élue EELV de Villeurbanne.
Ah, les réunions ! Combien de dizaines de milliers, de centaines de milliers d’heures les fonctionnaires territoriaux y perdent-ils chaque année, aux frais du contribuable ! Les collectivités locales sont tellement émiettées, leurs responsabilités tellement diluées, les acteurs et les intervenants tellement nombreux que c’est devenu presque un sport national dans notre cher millefeuille… Et pendant ce temps, les projets n’avancent pas. Et les entreprises sont souvent les premières à faire les frais de la situation, à l’image de cette société allemande en pleine expansion qui cherchait à s’agrandir, près d’Aubagne. Comme il y avait un terrain non utilisé de l’autre côté de sa rue, elle a demandé à le reprendre. Mais elle n’a jamais obtenu le feu vert des élus locaux : les deux intercommunalités concernées, qui projetaient d’y construire un bassin de rétention, ne sont en effet jamais parvenues à se mettre d’accord sur la question. Lassé, l’actionnaire de l’entreprise a préféré aller construire une usine… en Tunisie ! «C’est vraiment du grand n’importe quoi !», se désespère Jean-Luc Chauvin, le président de l’Union pour les entreprises des Bouches-du-Rhône (UPE 13).
Le plus cocasse, c’est que les collectivités locales se donnent un mal de chien pour soutenir les entreprises. On l’a vu, chaque région compte en moyenne, selon l’IGF, 75 structures dédiées au développement économique, qui emploient au total 15 000 équivalents temps plein sur tout le territoire et engloutissent chaque année 900 millions d’euros d’argent public. Pour les sociétés, s’y retrouver dans un tel micmac relève souvent de l’exploit. Si encore le système était efficace. Mais d’après les magistrats de la Cour, 30% de l’argent dépensé sert… à coordonner les différentes structures existantes !
Mais le pire est encore ailleurs :alors qu’on cherche désespérément à attirer des entreprises étrangères, les collectivités locales s’avèrent souvent incapables de les orienter correctement quand elles sont intéressées.
Il y a un an, le représentant d’un des leaders mondiaux de la pétrochimie est ainsi venu dans les Bouches-du-Rhône pour se renseigner sur les opportunités de développement dans la région. Après 48 heures passées sur place, il a demandé à qui il devait s’adresser pour son projet. On lui a alors indiqué une demi-douzaine d’interlocuteurs différents, parmi lesquels Provence Promotion, la mairie de Marseille, la mairie d’Aix-en-Provence, le conseil général et le conseil régional. Eberlué, le responsable a alors lancé à son conseiller : «Who is the boss ?» («Qui est le patron?») «Comme personne n’a été capable de lui répondre, il a dit qu’il reviendrait quand on serait capable de lui donner un nom !», s’agace le Medef local. François Hollande a vraiment eu raison d’accélérer le calendrier
45 ans de décentralisation à la française :
1969 : Le général de Gaulle organise un référendum pour faire des régions des collectivités territoriales. Blessé par la victoire du «non», il démissionne.
1982 : La loi Defferre supprime la tutelle du préfet sur les départements et transfère l’exécutif aux conseils généraux. Les régions sont créées.
2003 : Jean-Pierre Raffarin accorde l’autonomie financière aux collectivités territoriales et leur transfère de nouvelles compétences.
2014 : Manuel Valls annonce la réduction de moitié des régions, la disparition des conseils généraux et la suppression de la clause de compétence générale. La loi doit être votée d’ici la fin de l’année.
Sandrine Trouvelot, 3/06/2014
Source : Capital.fr
http://www.polemia.com/millefeuille-territorial-cest-encore-pire-quon-ne-limagine/