Divisions religieuses, inégalités sociales: de lourdes menaces sur l’unité nationale américaine se profilent à l’horizon.
Il est venu et reparti le week-end du 4 juillet, fête de l’Indépendance américaine, synonyme de barbecues, de feux d’artifices illégaux et de manifestations de nationalisme gratuites. Cette année j’envisageais de me faire tatouer des pygargues à tête blanche [aigle emblème des Etats-Unis NdT] sur les biceps. Pour moi, la fête de l’Indépendance est aussi l’occasion de réfléchir sur notre identité en tant que nation et sur la direction que prend notre pays. Je dois avouer que je suis inquiet.
La semaine dernière, pendant la Coupe du Monde, les Etats-Unis ont été éliminés après leur défaite face à la Belgique. Ceci dit, il n’est pas totalement déraisonnable d’imaginer que la Belgique n’existera plus lorsque viendra le temps de la prochaine Coupe, étant donné le fossé d’amertume qui sépare les Flamands et les francophones. N’allez pas croire que je m’en réjouis…
Eh oui, bravo la Belgique. T’as gagné. Il ne te reste plus qu’à bien profiter des oubliettes de l’histoire pendant que ton pays se laisse déchirer par un ressentiment ethno-politique profondément enraciné. Les Etats-Unis, cette immense république continentale à l’incroyable diversité, à la population lourdement armée et notoirement irascible dépassant plus de 28 foiscelle de la Belgique, sera sûrement encore là, elle, en 2018, et nous n’aurons alors aucun mal à écraser les équipes de foot de Flandres, de Wallonie et du Grand-Duché de Bruxelles, quel que soit le hasardeux assortiment d’Etats qui émergera de ton naufrage.
Raclée infligée à la Belgique mise à part, nous autres Américains ferions mieux de ne pas nous endormir sur nos lauriers. Certes, l’Amérique est grande, impressionnante et belle. Mais nous aussi avons nos divisions, que nous ne pouvons nous permettre d’ignorer.
Cela ne veut pas dire que le pays soit sur le point d’éclater. Si les Etats-Unis le restent, il y a de bonnes raisons. Depuis notre sanglante guerre du même nom, l’idée même de sécession a perdu tout crédit.
Sud profond et Ecotopia
Ces dernières années, nous avons assisté à bon nombre de sécessions pacifiques, telle celle du «divorce de velours» entre la République tchèque et la Slovaquie. Si, pour une raison quelconque, l’électorat d’Hawaii ou d’Alaska manifestait la volonté de quitter l’Union, il est loin d’être évident que les Etats-Unis choisiraient de faire usage de leur puissance militaire pour les en empêcher. Par conséquent, je doute que ce soit la peur du chaos et de la violence qui assure notre unité.
Contrairement à la Belgique, il n’y a pas aux Etats-Unis de divisions linguistiques reproduites relativement nettement par des divisions géographiques, ce qui contribue à étouffer les sentiments sécessionnistes. Pourtant il ne fait pas l’ombre d’un doute que les différences de sensibilités culturelles entre, disons, le Sud profond et le Nord-Ouest de la côte pacifique sont bien plus importantes que celles qui existent entre l’Ontario et les Etats américains voisins des Grands Lacs.
Quelques doux rêveurs se sont ainsi demandés si nous avions partagé l’Amérique du Nord de la bonne manière, des écologistes rêvant d’un «Ecotopia» à l’ouest de la chaîne des Cascades aux nationalistes blancs imaginant un ethno-Etat aryen dans le nord de l’Idaho et le Montana.
George Kennan, célèbre penseur spécialiste de politique étrangère et fanatique protéiforme, fantasmait à la fin de sa vie sur une fragmentation des Etats-Unis dans le style de celle de l’Union Soviétique.
Serait-il possible que l’Amérique se divise en fonction de frontières religieuses, avec les chrétiens dévots d’un côté et le reste d’entre nous de l’autre? Pensez à ce mème, cette carte d’une Amérique du Nord divisée entre le «Jesusland» d’une part, c’est-à-dire les Etats qui ont soutenu l’élection de George W. Bush en 2004, et «the United States of Canada» qui seraient constitués du Canada et de ceux qui ont soutenu John Kerry d’autre part, carte qui réjouissait les progressistes furieux de la réélection de Bush.
En tout cas, certains croyants fervents craignent qu’à mesure que croissent les rangs de ceux qui n’ont pas d’affiliation religieuse et que les Américains laïques insistent pour imposer leurs valeurs aux autres, les fidèles finissent par faire l’objet de persécutions. En 2000, le père John McCloskey, catholique conservateur à la réputation controversée, a écrit un article polémique sur la manière dont l’Amérique pourrait éclater. Il y dépeint un nouveau pays baigné dans la religion, appelé les Regional States of North America, y faisant sécession dans le sillage d’un «conflit court et relativement peu sanglant» contre ses oppresseurs laïques.
Heureusement, en général c’est le bon sens qui prévaut.
Politique d’immigration mal conçue
Mais d’autres menaces à l’unité nationale américaine se profilent à l’horizon. Mon sentiment, certes fort peu scientifique, est que nous traversons une période dans laquelle le sens de la solidarité, ou la cohésion de groupe des Américains, est en train de décliner. Les progressistes ont tendance à considérer ce déclin de solidarité comme un symptôme des inégalités de revenus et de patrimoine. Les conservateurs l’imputent au fait que de plus en plus, l’identité ethnique l’emporterait sur l’identité nationale, ou à un tournant vers le relativisme moral. Pour ma part je le considère comme le produit d’un isolement économique et social de vastes pans de notre population.
Un des problèmes tient à notre politique d’immigration mal conçue, qui empêche les immigrants qui vivent et travaillent aux Etats-Unis de trouver leur place dans la société américaine. Lorsque nous débattons des politiques d’immigration, nous avons tendance à nous concentrer sur l’impact économique qu’elle aura sur les travailleurs américains de souche.
Ce que nous oublions, c’est que 13% des gens qui vivent aux Etats-Unis sont nés à l’étranger, et que la population active du pays est constituée à 16,3% d’immigrants. Ces derniers font déjà partie de notre société, et leurs intérêts devraient être pris en compte.
Si certains de ces immigrés sont le genre de jeunes loups qui ont fondé les start-ups de la Silicon Valley et les hedge funds, une bien plus vaste majorité sont des gens aux talents modestes qui luttent pour trouver leur place dans une économie changeante.
Le taux de pauvreté chez les immigrants naturalisés—c’est-à-dire ceux qui sont devenus citoyens américains—est plus bas que celui des Américains de souche. La pauvreté parmi les immigrants clandestins, en revanche, est un crève-cœur tant elle est élevée, à la fois parce qu’il est difficile de gagner sa vie lorsqu’on vit dans l’ombre, mais aussi parce que les immigrants clandestins sont généralement les moins qualifiés.
Si nous légalisons la situation des immigrants clandestins et si nous acceptons le principe qu’il ressort de notre responsabilité de protéger les intérêts des immigrés qui vivent et travaillent actuellement aux Etats-Unis, augmenter l’immigration future est bien la dernière chose à faire, car elle ne ferait qu’intensifier la concurrence sur le marché du travail pour ces travailleurs-là.
En outre, cela aura tendance à retarder le processus d’assimilation, car les immigrants seront moins susceptibles de s’installer dans des quartiers intégrés et de former des liens avec des Américains à l’origine différente de la leur.
Et puis il y a cette intense concentration de la pauvreté, qui m’empêche de dormir la nuit. Si 14,9% de la population américaine vivait sous le seuil de pauvreté en 2010, un quart de tous les Américains pauvres habitaient dans des quartiers dont le seuil de pauvreté dépassait 20%. Ces «zones de pauvreté» sont, en règle générale, hors de portée des opportunités d’emploi et des établissements d’enseignement de haute qualité, et leurs habitants connaissent un nombre disproportionné de crimes violents et d’incarcérations.
Conséquence, la légitimité des institutions américaines —le système de justice criminelle en particulier, mais pas uniquement— n’est pas franchement assurée dans ces parties du pays car elles semblent être de parti pris contre ceux qui y habitent. Aucun risque que les quartiers pauvres d’Amérique ne fassent sécession. Le vrai problème est que nous, ceux qui n’en font pas partie, avons culturellement et spirituellement fait sécession de ces quartiers.
Alors puisque nous venons de célébrer notre nation, saisissons l’occasion de nous souvenir des coins oubliés de notre pays, là où la promesse de l’American way of life reste encore à réaliser.