Jean Baubérot est Professeur émérite de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, Paris
Dans le débat actuel au Québec sur le projet d’une « Charte de la laïcité », on se réfère souvent à un « modèle français de laïcité », soit pour le louer, soit pour le critiquer. En décembre dernier, il en a été question lors de la rencontre au sommet entre Pauline Marois et François Hollande. Mais, le propos est resté très vague. Et dans les études qui précisent un peu ce que serait ce fameux « modèle français », seuls certains aspects de la laïcité française sont pris en compte. D’autres aspects fort importants de la réalité historique et actuelle de la laïcité en France sont ignorés. Ma thèse est donc qu’il n’existe pas un modèle français de laïcité, mais plusieurs modèles divergents ou, plus exactement, plusieurs représentations présentes chez les différents acteurs sociaux, individus et groupes. Les conflits et les tractations entre acteurs se nouent en référence à ces représentations politico-idéologiques qui constituent autant de «sociétés idéales» au sens d’Emile Durkheim. Le dispositif idéologique, juridique et politique de la laïcité française est marqué par les rapports de force entre les partisans de ces représentations.
Ces différentes représentations ont émergé dans un processus de laïcisation qui s’est effectué dans un conflit frontal avec le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime, et régi au XIXe siècle par un Concordat entre le Saint-Siège et l’État français. Il existe alors un régime semi-officiel de « cultes reconnus » où le catholicisme, mais aussi le protestantisme et le judaïsme, voient leur clergé payé par l’État, et doivent se conformer à un certain contrôle de celui-ci. Ce système pluraliste est, cependant, surdéterminé par un conflit politico-religieux, le conflit des « deux France » qui oppose les tenants de la France nouvelle issue de la Révolution, et fondée sur les « valeurs de 1789 », à ceux de la France traditionnelle, qualifiée de « fille aînée de l’Église (catholique) ». Ce conflit est une source d’instabilité politique de la France de cette époque. Sous le Second Empire (1852-1870), il met aux prises certains catholiques, refusant les idéaux de la modernité, suivant en cela le Syllabus, et les adeptes de la libre-pensée, celle-ci pouvant se définir par le refus de toute religion organisée.
Ce refus a un coût social élevé. Être libre penseur peut, alors, conduire à la perte de son emploi, à une mise en quarantaine si l’on est un commerçant, à des conflits familiaux, à une perturbation des relations sociales. Bref, quand les libres-penseurs combattent pour la liberté de conscience, c’est avant tout une lutte contre les atteintes à leur liberté de conscience. Mais la République devient stable, en France, à partir des années 1880, et prend des mesures « anticléricales » pour combattre la domination politique et sociale du catholicisme. La question de la liberté de conscience des catholiques se pose alors. Diverses représentations s’affrontent lors du processus qui conduit à la « loi de séparation des Églises et de l’État » en 1905. Cette loi ne représente pas la totalité de la laïcité française, mais elle se trouve, encore maintenant, au cœur de cette laïcité.
Il a existé, à l’époque, quatre façons différentes de relier la liberté de conscience, objectif premier de la laïcité, et la séparation de la religion et de l’État, qui en est le moyen principal. Chaque position peut être symbolisée par un parlementaire républicain (qui étaient tous, par ailleurs, des adeptes de la libre-pensée). Aujourd’hui, adaptées à un nouveau contexte, ces quatre représentations ont persisté et se situent dans la filiation de celles qui se sont affrontées en 1905. S’y ajoutent deux autres représentations différentes. Je propose donc de classer en six représentations-type ce que l’on appelle « la laïcité » en France. Pour les quatre premières, j’indiquerai d’abord la position adoptée lors de la discussion de la loi de « séparation des Églises et de l’État » et, ensuite, celle qui prédomine aujourd’hui. Pour les deux dernières, naturellement, je procèderai un peu autrement.