Quand Samuel Huntington, professeur à Harvard, a publié son célèbre livre, The Clash of Civilizations (1), aujourd’hui cité jusqu’à la nausée, il augurait l’avènement d’une nouvelle dimension conflictuelle dans le monde, suscitée cette fois par les origines culturelles, rassemblées dans des espaces organiques autocentrés de dimensions continentales, espaces opposés les uns aux autres ; dans cet affrontement planétaire à acteurs multiples, il réservait à l’Europe un rôle pour le moins ambigu. Il désignait notre continent comme la matrice de la “civilisation occidentale”, admettait qu’il allait devenir une superpuissance économique et militaire. Mais au fil de son exposé, il finissait par répéter l’hypothèse que, dans le futur, l’Europe continuerait son petit bonhomme de chemin comme dans les années 50, au sein de ce que l’on appelle depuis lors le “monde occidental”. Il n’y aura pas, selon Huntington, deux agrégats indépendants et autonomes respectivement sur le continent nord-américain et en Europe. Cette thèse n’a guère préoccupé les esprits, elle est passée quasi inaperçue, la plupart des observateurs ont considéré que ce vice d’analyse dérive d’un effet d’inertie, propre de la culture américaine, qui s’est répercuté sur le cerveau de l’honorable professeur, par ailleurs excellent pour tous les brillants raisonnements qu’il produit.
Huntington mérite aussi nos éloges pour avoir eu tant d’intuitions, pour avoir prospecté l’histoire européenne, en feignant un à-peu-près qui découvre par “accident” les rythmes réels du monde, qui lui permettait de prédire que le destin de notre Europe n’était pas prévisible comme l’était celui des autres parties du monde. Certes, l’Europe pourra soit se muer en un bloc autocentré soit garder le corps de ce côté de l’Atlantique et le cerveau de l’autre. La question reste sans solution. Et si le livre de Huntington — comme le soulignent quelques esprits plus fins — n’était pas un simple essai académique mais plutôt un scénario à l’usage de l’établissement américain… Quoi qu’il en soit, l’établissement a très bien retenu la leçon de Huntington et a vite mis tout en œuvre pour agencer le monde selon ses intérêts économiques et géopolitiques.
Les deux concurrents les plus sérieux des États-Unis à l’échelle de la planète, selon la logique d’affrontement décrite par Huntington, devraient être l’Empire européen et un Califat islamique rené de ses cendres. L’Empire européen (potentiel), fort d’une culture spécifique et pluri-millénaire, humus indestructible d’une formidable mentalité, capable de disposer d’une technologie militaire de pointe, bénéficiant d’un marché intérieur supérieur à celui des États-Unis, aurait facilement marginalisé le colosse américain grâce à un partenariat quasiment obligatoire avec les pays limitrophes de l’Europe de l’Est et à un développement harmonieux des pays de la rive sud de la Méditerranée. De son côté, le monde islamique, qui peut plus difficilement engager un dialogue avec la civilisation américaine, décrite par quelques scolastiques musulmans comme le pire mal qui ait jamais frappé la planète et le contraire absolu de tout ce qui est “halal” (pur) ou “muslim” (obéissant à la loi de Dieu). Ce monde musulman connaît une formidable expansion démographique et détient la majorité des gisements de pétrole. Si l’Empire européen voit le jour, se consolide et s’affirme, il est fort probable que ce monde musulman change de partenaires commerciaux et abandonne les sociétés américaines. Le monde orthodoxe-slave-byzantin, handicapé par la totale dépendance de la Russie vis-à-vis de la Banque mondiale, connaît actuellement une terrible phase de recul.
Actuellement, les mages de la stratégie globale américaine semblent avoir trouvé une solution à tous les maux. D’un côté, ils favorisent la constitution d’un front islamique hétérogène, avec la Turquie pour fer de lance et l’Arabie Saoudite pour banque. Ce front en forme de “croissant” ( !) aura l’une de ses pointes au Kosovo, c’est-à-dire au cœur de l’Europe byzantine, et l’autre dans la république la plus orientale de l’Asie Centrale ex-soviétique : ainsi, toute éventuelle renaissance du pôle orthodoxe ou panslave sera prise dans un étau et le monde islamique sera coupé en deux. Pire, en ayant impliqué l’Union Européenne dans l’attaque contre la Serbie, les stratèges américains ont empoisonné tout dialogue futur en vue de créer une zone d’échange préférentiel entre cette Union Européenne et le grand marché oriental slave et orthodoxe. Or, ce marché est l’unique espoir de voir advenir un développement européen et de sortir l’Europe ex-soviétique du marasme actuel ; le passage de l’aide américaine à l’aide européenne aurait permis un saut qualitatif exceptionnel.
L’Europe se trouve donc dans l’impasse. Comment faire pour en sortir ? Mystère ! Une Europe forte économiquement, même bien armée, s’avère inutile si elle n’est pas libre et indépendante ; tout au plus peut-elle être le complément subsidiaire préféré d’une autre puissance. Toute Europe autonome et puissante est obligatoirement le principal concurrent des États-Unis tant sur le plan économique et commercial que sur le plan politique et diplomatique. Notre continent devra donc opérer ce choix crucial et historique : ou bien il restera ce volet oriental du Gros-Occident, niant de ce fait sa propre spécificité, diluant progressivement sa propre identité dans une sur-modernité qui la condamnera à demeurer terre de conflits et zone frontalière, limes [zone-frontière] face à l’Est et face à l’Islam pour protéger les intérêts et la survie d’une puissance impériale d’au-delà de l’océan ; ou, alors, l’Europe se réveillera et retrouvera une nouvelle dimension, qui est tout à la fois sa dimension la plus ancienne ; elle ramènera son cerveau en son centre et en son cœur, elle rompra les liens de subordination qui l’entravent et partira de l’avant, redevenant ainsi maîtresse de son destin.
Ce réveil est le juste choix. Mais est-il possible ? On ne peut malheureusement rien prédire aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, il reste en Europe une certaine volonté d’agir dans la liberté et l’indépendance.
► Marcello De Angelis, Nouvelles de Synergies européennes nº41, 1999.
(article paru dans Area, juin 1999)
Note en sus :
1. Le Choc des civilisations est issu d'un article, The Clash of Civilizations publié à l'été 1993 par la revue Foreign Affairs et inspiré de l'ouvrage de l'historien français Fernand Braudel Grammaire des civilisations (1987). Cet article a permis à Samuel Huntington [1927-2008] d'accéder à la notoriété. Il l'a ensuite développé pour en faire un livre paru en 1996 et traduit en 39 langues (la version française est publiée en 1997 aux éditions Odile Jacob). Le politologue considérait que dans le monde de l'après-Guerre froide, les conflits viendraient moins des frictions idéologiques entre les nations que des différences culturelles et religieuses entre civilisations. La fin des conflits idéologiques n'a pas sonné le glas de l'Histoire. La faillite des grands récits ne produirait nullement une pacification, mais le remplacement des anciens conflits idéologiques entre l'Est et l'Ouest par des affrontements de cultures, comme entre l'islam et le monde occidental. C'est pourquoi il a construit une vision cohérente des nouvelles relations internationales, qui permet de réfléchir aux moyens de réduire les conflits de civilisation. La diplomatie culturelle permettra d'éviter ce choc entre blocs civilisationnels comme auparavant entre chocs des idéologies : en favorisant une solidarité politique et géopolitique entre les différents pays du camp occidental, en incitant le "bloc islamique" à se stabiliser autour d'un pays dominant (il voit volontiers la Turquie jouer ce rôle), de même que le "bloc asiatique" est ou sera dominé à terme par la Chine. Néanmoins, la vision de Huntington est réductrice car d'abord, elle n'explique pas que le Japon, la Chine et l'Inde concilient tradition religieuse et modernité. Ensuite, elle ne tient pas compte de la bipolarité croissante de “l'Occident”, partagé entre l'Europe et les États-Unis. Enfin elle identifie organisation sociale et politique économique au sein d'une entité abstraite définie comme “civilisation”. La liste des huit civilisations établie par Huntington est contestable : elle est marquée par une vision "américaine" du monde. La problématique d'Huntington, même s'il serait injuste de la ramener à l'instrumentalisation qui en est faite, est posée dans un cadre qui n'est pas nôtre. Le véritable enjeu demeure : le travail sur soi de l'Europe. Comment penser les relations internationales aujourd’hui quand on est européen ? Avons-nous des intérêts stratégiques qui peuvent être exprimés différemment de ceux des États-Unis ?