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État Islamique : L’apocalypse au nom d’Allah – 6e et dernière partie

V Dissuation

Il serait trop facile, voire disculpatoire, de qualifier le problème posé par l’État islamique de “problème avec l’Islam.” La religion permet de nombreuses interprétations, et les partisans de l’EI sont moralement tenus de suivre la leur. Pourtant, dénoncer simplement l’EI comme étant non conforme à l’Islam peut être contre-productif. Surtout si ceux à qui s’adresse ce message ont lu les textes sacrés et y ont clairement vu une adéquation avec la plupart des pratiques du califat.

Par Graeme Wood - Traduction libre réalisée par Fortune.

Des musulmans peuvent dire que l’esclavage n’est pas légitime aujourd’hui, et que la crucifixion est une erreur dans le contexte historique actuel. Beaucoup l’affirment d’ailleurs. Mais ils ne peuvent pas condamner l’esclavage ou la crucifixion purement et simplement sans contredire le Coran et l’exemple du Prophète.
 

“La seule voie que les adversaires de l’État islamique pourraient prendre serait de dire que certains textes et enseignements traditionnels de l’Islam ne sont plus valides», explique Bernard Haykel. Ce qui serait vraiment un acte d’apostasie.

L’idéologie de l’État islamique exerce une puissante emprise sur une frange de la population. Les hypocrisies et les incohérences de la vie disparaissent à son contact. Musa Cerantonio et les salafistes que j’ai rencontrés à Londres sont imbattables : pas une question que je leur ai posée ne les fit bégayer. Ils m’ont tenu des discours de façon très convaincante, à condition que l’on accepte leurs arguments.
Les qualifier de non-islamiques revient pour moi à les convier à un débat qu’ils sont en mesure de remporter. S’ils s’étaient présentés comme des cinglés écumant et crachant de rage, j’aurais été en mesure de prédire que leur mouvement s’épuiserait à mesure que les psychopathes se feraient exploser eux-mêmes, un par un, ou deviendraient la cible de drones.

Mais ces hommes parlaient avec une exactitude académique, ce qui m’a placé dans l’état d’esprit d’un séminaire d’études supérieures de bon niveau. J’ai même apprécié leur compagnie, c’est d’ailleurs ce qui m’a le plus effrayé.

Les non-musulmans ne peuvent pas dire aux musulmans comment ils doivent pratiquer leur religion convenablement. Mais il y a longtemps que les musulmans ont entamé ce débat au sein de leurs propres rangs. “Vous devez avoir des normes,” m’a dit Anjem Choudary. “Quelqu’un peut se prétendre musulman mais s’il croit en l’homosexualité ou qu’il boit de l’alcool, alors il n’est pas musulman. Ce n’est pas comme être végétarien non pratiquant ».

Il y a, cependant, une autre branche de l’Islam qui offre une alternative à la ligne dure de l’État-islamique – presque aussi intransigeante, mais parvenant à des conclusions opposées.

Ce volet s’est avéré attrayant pour de nombreux musulmans, maudits ou bénis, ayant le désir psychologique de voir chaque iota des textes sacrés mis en application comme ils l’étaient aux premiers jours de l’Islam.

Les partisans de l’État islamique savent comment se comporter face à des musulmans qui ignorent les subtilités du Coran : par l’excommunication et la moquerie. Mais ils savent aussi que d’autres musulmans lisent le Coran aussi assidûment qu’eux, ceux-là constituent une réelle menace idéologique à leur encontre.

Baghdadi est salafiste. Le terme salafiste a été galvaudé, en partie parce que d’authentiques scélérats se sont lancés dans la bataille en brandissant la bannière salafiste. Mais la majorité des salafistes n’est pas djihadiste, et la plupart d’entre eux adhère aux sectes qui rejettent l’État islamique.

Ils sont, comme le note Haykel, déterminés à élargir la Dar al-Islam, la terre de l’Islam, même, peut-être, avec la mise en œuvre de pratiques monstrueuses telles que l’esclavage et l’amputation, mais pour des temps futurs.

Leur priorité numéro un est la purification personnelle et de pratique religieuse. Ils estiment que tout ce qui contrecarre ces objectifs – tels que causer la guerre ou de troubles qui perturbent les vies, la prière et l’érudition – est interdit.

Ils vivent parmi nous

L’automne dernier, j’ai rencontré Breton Pocius, un imam salafiste de 28 ans qui répond au nom d’Abdullah. Sa mosquée de Philadelphie est située à la frontière entre le quartier de Northern Liberties (où l’on assiste à une montée de la criminalité) et une zone d’embourgeoisement que l’on pourrait qualifier de Dar al-Hipster; sa barbe lui permet de passer presque inaperçu dans ce secteur.

Une alternative théologique à l’État islamique existe, sans compromis elle non plus, mais qui aboutit à des conclusions opposées.

Pocius s’est converti il y a 15 ans après avoir reçu une éducation catholique polonaise à Chicago. Comme Cerantonio, il parle comme une vieille âme, doué d’une connaissance profonde des textes anciens. Son engagement pour eux est motivé par la curiosité,  l’érudition et la conviction qu’ils représentent le seul moyen d’échapper à l’enfer.

Quand je l’ai rencontré à un café du coin, il transportait une thèse coranique en arabe et un livre pour apprendre le japonais. Il préparait un sermon sur les obligations de la paternité à destination des quelque 150 fidèles de sa congrégation du vendredi.

Pocius déclare que son objectif principal est d’encourager une vie halal pour les fidèles de sa mosquée. Mais la montée de l’État islamique l’a forcée à examiner des questions politiques qui sont généralement très éloignées de l’esprit des salafistes.

“La plupart de ce qu’ils vont dire sur la façon de prier et comment se vêtir est exactement ce que je vais déclarer dans ma masjid [mosquée]. Mais quand ils en arrivent à des questions sur les bouleversements sociaux, ils ressemblent à Che Guevara.“

Lorsque Baghdadi a présenté l’EI, Pocius a adopté le slogan “Pas mon khalifa.”

“Les temps du Prophète furent un moment de grande effusion de sang,” m’a t-il dit, “le prophète savait que le pire scénario pour tous était le chaos, en particulier dans l’oumma [communauté musulmane] ».

Par conséquent Pocius déclare que l’attitude correcte pour les salafistes n’est pas de semer la discorde en divisant et en traitant d’autres musulmans d’“apostats”.

Au lieu de cela, Pocius – comme la majorité des salafistes – estime que les musulmans devraient se retirer de la politique. Ces salafistes quiétistes, comme on les appelle, sont d’accord avec l’État islamique pour affirmer que la loi de Dieu est la seule loi, ils s’abstiennent de pratiques comme le vote et la création de partis politiques.

Mais ils interprètent la détestation du Coran pour la discorde et le chaos comme une obligation à ne s’aligner sur aucun dirigeant, surtout ceux qui sont manifestement coupables de pêchés.  “Le Prophète a dit: tant que celui qui commande n’entre pas clairement dans la mécréance, offre-lui une obéissance totale,” m’a expliqué Pocius, et les «livres de croyance” classiques mettent tous en garde contre ce qui provoque un bouleversement social.

Il est strictement interdit aux salafistes quiétistes de créer des discordes entre eux, notamment par l’excommunication de masse. Vivre sans Baya’a [l’acte par lequel le peuple prête serment au maître du moment - NDLR], déclare Pocius, ne rend ni ignorant, ni plongé dans les ténèbres.

Mais Baya’a ne signifie pas nécessairement prêter allégeance directe à un calife, et certainement pas à Abu Bakr al Baghdadi. Il peut signifier, plus largement, faire allégeance à un contrat social religieux et à un engagement pour une société de musulmans, qu’elle soit gouvernée par un calife ou non.

Les salafistes quiétistes croient que les musulmans devraient orienter toutes leur énergie dans le but de perfectionner leur vie personnelle, y compris par la prière, le rituel et l’hygiène.

Un peu à la manière des juifs ultra-orthodoxes lorsqu’ils débattent entre eux, afin de déterminer s’il est casher ou pas d’arracher des morceaux de papier toilette pendant le sabbat (cela compte t-il comme “déchirer un chiffon“?), ils passent énormément de temps à s’assurer que leurs pantalons ne sont pas trop longs, que leurs barbes sont taillées dans certaines zones et hirsutes dans d’autres.

Grâce à ces observations pointilleuses, ils croient que Dieu les favorisera par la force et le nombre et peut-être qu’un califat verra le jour. A ce moment-là, les musulmans se vengeront et, oui, ils remporteront la victoire glorieuse dans la bataille finale.

En revanche, Pocius cite un grand nombre de théologiens salafistes modernes qui soutiennent qu’un califat ne peut advenir, en étant dans une juste voie, que par la volonté sans équivoque de Dieu.

L’État islamique, bien sûr, serait d’accord pour dire que Dieu a oint Baghdadi. La réplique de Pocius équivaut à un appel à l’humilité. Il cite Abdullah Ibn Abbas, l’un des compagnons du Prophète, qui s’est assis avec les dissidents et leur a demandé comment ils osaient, en tant que minorité, dire à la majorité ce qui était mal.

Constatant lui-même que toute effusion de sang ou que la division de l’oumma ont été interdites. Même la manière dont le califat de Baghdadi a été créé est contraire aux attentes, dit-il. “Le khalifa va être établi par Dieu, il fera consensus entre savants de la Mecque et de Médine. Ce n’est pas ce qui s’est passé. ISIS est sorti de nulle part “.

L’État islamique déteste ce discours et sur Tweeter ses fans tournent en dérision les salafistes quiétistes. Ils les appellent les “salafistes de la menstruation,” en référence à leurs jugements obscurs sur le moment où les femmes sont pures ou non, ainsi que sur d’autres aspects secondaires de l’existence.

“Ce qu’il nous faut maintenant, c’est une fatwa pour savoir s’il est haram [interdit] de faire du vélo sur Jupiter,” a sèchement tweeté l’un d’entre eux. “C’est ce sur quoi les chercheurs devraient se concentrer. C’est plus urgent que  l’état de la Oummah.” Anjem Choudary, pour sa part, précise qu’aucun pêché ne mérite d’opposition plus vigoureuse que l’usurpation de la loi de Dieu, et que l’extrémisme dans la défense du monothéisme n’est pas un vice.

Pocius ne bénéficie d’aucun soutien officiel des États-Unis, en tant que contrepoids au djihadisme. En effet, un soutien public tendrait à le discréditer. Ceci étant, il est amer envers l’Amérique qui le traite, d’après ses propres mots, de “citoyen de seconde zone.” (Il prétend que le gouvernement a payé des espions pour infiltrer sa mosquée et a harcelé sa mère sur son lieu de travail afin de savoir si son fils était un potentiel terroriste.)

Pourtant, son salafisme quiétiste offre un antidote au djihadisme islamique du style Baghdadi. Les personnes qui en arrivent à ce que la foi devienne un combat ne peuvent pas toutes être empêchées de basculer dans le djihadisme. Mais celles dont la motivation principale est de trouver une version ultraconservatrice et sans compromis de l’Islam peuvent y trouver une alternative.

Il ne s’agit pas d’un islam modéré; la plupart des musulmans le considèreraient même plutôt comme extrémiste. Il représente cependant, une forme de l’islam qu’un esprit intégriste ne trouverait pas instantanément hypocrite ou blasphématoire, expurgé de ses inconvénients. L’hypocrisie n’est pas un péché que l’esprit des jeunes hommes endoctrinés tolèrent bien.

Les responsables occidentaux feraient probablement mieux de s’abstenir complètement de vouloir peser sur les débats théologiques islamiques. Barack Obama lui-même a dérivé dans les eaux takfiris [fatwa de déchéance du statut de musulman NDLR] quand il a affirmé que l’État islamique n’était «pas islamique» – ironiquement il pourrait être considéré lui-même comme un apostat, en tant que non-musulman et fils de musulman.

Le takfir pratiqué par des non-musulmans suscite les rires de djihadistes (“Comme un cochon recouvert de fèces donnant à autrui des conseils en matière d’hygiène,” a tweeté l’un d’entre eux).

Je présume que la majorité des musulmans apprécie la position d’Obama: le président s’est tenu à leurs côtés à la fois contre Baghdadi et contre les chauvins non-musulmans qui tentaient de les relier à des crimes.

Mais la plupart des musulmans ne sont pas susceptibles de rejoindre le djihad. Ceux qui y sont sensibles seront seulement confirmés dans leurs convictions: les États-Unis s’appuient sur la religion pour servir leurs seuls intérêts.

Dans les limites étroites de sa théologie, l’État islamique vrombit avec énergie, et même avec créativité. En dehors de ces limites, il pourrait difficilement être plus aride et silencieux: une vision de la vie basée sur l’obéissance, l’ordre et la destinée.

Musa Cerantonio et Anjem Choudary pourraient mentalement passer de la contemplation de massacres de masse et de la torture éternelle à une discussion sur les vertus du café vietnamien ou celles d’une pâtisserie sirupeuse, avec apparemment autant de délices dans chacune de ces considérations.

Mais il me semble qu’embrasser leur point de vue serait comme voir toutes les saveurs de ce monde se développer de façon insipide par rapport aux bizarreries saisissantes de l’au-delà.

Jusqu’à un certain point, je pourrais apprécier leur compagnie, comme un exercice intellectuel coupable. En examinant Mein Kampf en mars 1940, George Orwell a avoué qu’il n’avait «jamais été en mesure de détester Hitler“; même si ses objectifs étaient lâches et répugnants.

“S’il avait été en train de tuer une souris il aurait su comment la faire ressembler à un dragon.” Les partisans de l’État islamique ont en quelque sorte la même attitude. Ils croient qu’ils sont personnellement impliqués dans les luttes au-delà de leurs propres vies.

Que le simple fait d’être emportés dans un drame, d’être du côté de la justice, est un privilège et un plaisir, surtout quand c’est également un fardeau.

Pour Orwell, le fascisme est psychologiquement beaucoup plus attractif que n’importe quelle conception hédoniste de la vie… Alors que le socialisme, et même de manière plus réticente, le capitalisme, annonçaient aux gens “je vous offre du bon temps,” Hitler leur a dit, “je vous offre le combat, le danger et la mort“, et une nation toute entière s’est jetée à ses pieds … Nous ne devons pas sous-estimer son attrait émotionnel.

Dans le cas de l’État islamique, il s’agit d’une attirance religieuse ou intellectuelle. Que l’EI considère la réalisation imminente de la prophétie comme une question de dogme nous en apprend déjà un peu plus sur le courage de notre adversaire. Même en étant cerné, il sera prêt à célébrer sa propre destruction tout en restant confiant dans ce qu’il recevra le secours divin, s’il reste fidèle au modèle prophétique.

Des outils idéologiques peuvent convaincre certains convertis potentiels que le message du groupe est faux et les solutions militaires peuvent limiter leurs horreurs. Ceci étant, pour une organisation aussi imperméable à la persuasion que l’État islamique, quelques-unes de ces petites mesures peuvent avoir leur importance, la guerre peut être longue, même si elle ne durera pas jusqu’à la fin des temps.

The Atlantic

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